Comment j’ai appris à ne plus m’en faire et à oublier les statistiques

Nicolas Furno
10 min readJul 27, 2014

Ou comment j’ai pris conscience du stress provoqué par quelques chiffres inutiles…

Depuis que j’ai ouvert mon blog personnel, qui ne s’appelait pas À voir et à manger à l’été 2008, j’ai suivi le nombre de personnes qui passaient par là. J’ai installé un plugin pour insérer le code nécessaire de Google Analytics, puis j’ai utilisé le plugin qui me permettait d’avoir les statistiques WordPress et qui ne s’appelait pas encore Jetpack. Chaque jour, je savais ainsi combien de personnes passaient sur le blog, et surtout quels articles étaient lus.

Cette démarche n’a rien de surprenant. En fait, elle est même tout à fait banale : utiliser un outil de statistiques, que ce soit celui de Google ou un concurrent, est sans doute la chose la plus commune sur internet. Des plus gros sites visités par des centaines de milliers de personnes chaque jour aux blogs personnels qui peinent à rassembler un millier de visiteurs dans la journée comme le mien, tout le monde installe ce qu’il faut pour en savoir plus sur son lectorat. C’est non seulement très facile, c’est aussi souvent configuré ainsi de base. J’écris en ce moment sur Medium, une plateforme de publication qui me propose, sans que je fasse quoi que ce soit, un compteur de lecture pour mon futur article.

Statistiques fournies par Medium (image Medium)

Souvent, suivre le nombre de visites de son site a un objectif très clair : connaître le nombre de visiteurs par jour permet de vendre des publicités. Il n’y a pourtant jamais eu de publicités sur mon blog et depuis le début, je me suis toujours battu pour rester dans une démarche purement bénévole. J’ai toujours pensé qu’animer un blog personnel ne devait pas devenir un métier, contrairement à un site comme MacGeneration qui paie mes factures. Je trouve que le rapport à l’écriture change quand on écrit pour de l’argent, et j’ai toujours tenu à le faire gratuitement sur mon blog. Seule concession à cette idée, je place des liens trackés à la fin de mes critiques de films (ou de livres, ou plus rarement d’albums) pour tenter de financer le coût de l’hébergement sans gêner pour autant mes lecteurs.

Ainsi, ce n’est pas pour faire de la publicité que je voulais connaître le nombre de lecteurs. Qu’ils soient plus nombreux ne signifie pas que je gagnerai plus, et ces liens trackés rapportent de toute manière si peu qu’ils ne suffisent même pas à payer les factures de mon hébergeur. À une époque, quand j’étais un blogueur parisien et que l’on m’invitait encore aux projections de presse avant la sortie des films, on me demandait parfois mes statistiques, pour situer mon blog par rapport à mes concurrents. Mais cette époque est désormais révolue et cela fait plusieurs années que personne ne m’a demandé de chiffres.

Ces statistiques de visites peuvent aussi servir à modifier la ligne éditoriale d’un blog, comme on le dit parfois. En voyant les articles qui fonctionnent et ceux qui n’apportent aucun visiteur, j’aurais pu modifier mes habitudes et privilégier telle catégorie plutôt qu’une autre. D’ailleurs, j’ai souvent été surpris : les critiques qui ont le mieux fonctionné au cours de ces dernières années ne sont pas celles que j’imaginais. Qui aurait pu me dire qu’en publiant ma critique de Raiponce, j’allais signer l’article le plus lu du blog depuis sa création — je ne compte pas cet article sur le jailbreak, car son succès est lié à un lien externe ? Comment savoir que l’exposition Personnes de Christian Boltanski au Grand Palais allait être le deuxième succès d’À voir et à manger depuis son lancement ?

Les trois articles les plus lus sur mon blog, depuis sa création

En ouvrant mon blog, je me suis toujours promis de garder à l’esprit un objectif et de ne jamais en dévier quoi qu’il arrive : me faire plaisir. Au fil de années, je crois avoir réussi à rester fidèle à cet objectif. Payé pour écrire, je fais le meilleur métier du monde, mais j’ai toujours apprécié de me retrouver devant mon éditeur pour écrire sur mon blog. Je suis le plus productif pendant mes vacances : ces articles-là sont écrits avec plaisir, sans obligation de résultat, sans avoir à plaire à un lectorat. Je ne vends rien, je ne gagne rien de plus si un article est beaucoup lu, ou s’il fait un flop énorme.

Pour le dire autrement, j’écris d’abord pour moi quand j’écris sur mon blog personnel. Si cela ne me faisait plus plaisir, j’arrêterais immédiatement et je n’ai aucun programme défini à l’avance. Je n’ai pas de projet, ni de contrainte : je peux écrire sur tout, à l’exception de l’informatique qui est la chasse gardée de mon employeur. Même si le cinéma s’est imposé très vite comme mon sujet de prédilection — près de 80 % des articles publiés à ce jour sont des critiques de films, ou de séries —, je publie aussi des critiques de restaurants, des avis sur des livres, mais aussi sur des spectacles, ou même sur une pâte à tartiner. La politique ne m’intéresse plus vraiment, mais je ne m’interdis pas d’y revenir un jour. Si j’ai envie d’arrêter de parler de films, j’arrêterai du jour au lendemain, sans regret. D’ailleurs, si je veux arrêter le blog, je m’arrêterai aussi.

Je pense sincèrement que les statistiques de visites que je suis depuis six ans ne m’ont jamais influencé. Je sais que Raiponce a très bien marché, mais je ne sais pas pourquoi, et je ne me suis jamais posé la question sérieusement. Ce n’est pas seulement le succès du film — la critique de La Reine des Neiges n’a pas marché du tout, alors que le film est un énorme succès — et je ne crois pas que ma critique était meilleure, en tout cas je n’en ai jamais pris conscience. J’aurais pu multiplier les expositions pour rebondir sur le succès de Boltanski, mais j’ai toujours privilégié mon intérêt personnel et je ne me suis jamais forcé une seule fois à écrire un article. C’est, j’en suis persuadé, la clé de la longévité de ce blog lancé sans trop savoir dans quelle direction il irait…

Des films, une crêperie, un livre et de la pâte à tartiner : mon blog parle de tout, et c’est ce exactement ce que je souhaite.

Ce que je cherche à dire depuis le début de cet article, c’est qu’au fond, les statistiques ne m’ont jamais servi. Je les ai installées au départ par principe, parce que c’est ce que l’on doit faire, mais aussi par curiosité. J’avais envie de savoir quels articles allaient plaire, non pas pour influencer mon écriture, mais plus par simple curiosité. S’il fallait une preuve de l’absence d’influence, je la verrai bien dans la longueur des articles : je sais que mon écriture est trop dense pour plaire à un large public, je sais que je devrais faire plus court et des paragraphes moins longs. Mais je m’y refuse, car ce serait renoncer à me faire plaisir.

Ces statistiques ne me servaient à rien, mais pourtant je passais ma vie à les regarder. Sans y penser, je faisais un tour tous les jours, et même plusieurs fois par jour, sur la page d’accueil de l’administration de mon blog. Là, j’avais un résumé des deux dernières semaines et un niveau de statistiques pour la journée en cours. En un coup d’œil, je savais si c’était une bonne ou une mauvaise journée, si j’allais passer la barre symbolique des 1000 pages vues, ou rester en-dessous. Cela devenait maladif et, je dois le reconnaître aujourd’hui : c’était une forme d’addiction.

Oui, j’étais fou de statistiques, je ne pouvais pas m’en passer et je devais absolument voir combien de visiteurs j’avais tous les jours. À force, je connaissais assez bien les tendances de mon blog, je savais qu’en ne publiant rien de nouveau, les courbes allaient descendre, je savais que les week-end étaient en général synonymes de bons chiffres, que les films du dimanche soir pouvaient apporter un grand nombre de visiteurs… Et quand les chiffres n’étaient pas ceux que j’attendais, cela m’énervait, tout simplement.

Non seulement ces statistiques occupaient en permanence mon esprit, mais en plus j’étais obsédé par l’envie de faire mieux. Le chiffre en lui-même n’avait aucune importance au fond, tout ce que j’espérais était de faire mieux que le jour précédent, que la semaine d’avant, que le mois qui précédait. Sans que je m’en rende vraiment compte, ce suivi forcené a introduit une forme de stress permanent dans ma vie : à suivre tous les jours, parfois plusieurs fois par heure, les statistiques, j’en venais à m’inquiéter en permanence pour savoir si la progression allait être positive et négative. Il m’a fallu du temps pour prendre conscience que ces statistiques nuisaient au plaisir d’écrire, un plaisir qui reste pourtant intact quand je suis seul face à l’éditeur de texte.

Ces courbes descendantes, mon cauchemar…

Fort de ce constat, j’ai pris la décision en fin de semaine dernière de fermer toutes les statistiques enregistrées sur mon blog, de retirer le module de statistiques de Jetpack, de supprimer le code de suivi de Google Analytics. Je pense garder le compte ouvert pour ce dernier, les six années de statistiques restent à mes yeux un historique digne d’intérêt du blog. Mais je veux oublier le nombre de visites, ne plus surveiller le nombre de visiteurs et me concentrer exclusivement sur la chose qui me plait le plus : écrire.

Je ne pense pas que je changerai mes habitudes pour autant. Depuis que j’ai retiré les statistiques, j’ai publié normalement mes articles et je suis sûr que la critique de Lilo et Stitch n’a pas attiré les foules, alors que je pense que celle du restaurant Takao Takano à Lyon a connu un petit peu plus de succès. Qu’importe, j’ai pris énormément de plaisir à écrire l’un comme l’autre et je ne me porte pas plus mal de ne pas savoir s’ils ont effectivement marché. Je n’ai pas encore perdu toutes mes mauvaises habitudes et je passe toujours plusieurs fois par jour sur la page d’accueil de mon blog pour regarder un chiffre qui n’y est plus. Les habitudes ont la vie dure et il me faudra plusieurs jours, peut-être plusieurs semaines, pour arrêter ce geste compulsif.

Je gagne déjà du temps toutefois, à ne plus analyser les chiffres et à ne plus ouvrir tous les sites qui ont pointé vers moi. Ce qui me manquera le plus, c’était de découvrir les recherches Google farfelues qui menaient vers mon blog. Mais c’était aussi souvent l’occasion de découvrir que la majorité des “lecteurs” étaient en fait des internautes motivés uniquement par l’image qu’ils trouvaient au milieu de mes critiques, et non par ma critique.

Mon cas est sans doute isolé et je ne veux surtout pas donner une leçon avec cet article. D’ailleurs, pour ouvrir une parenthèse et parce que je dois aux courageux qui ont tout lu jusqu’ici un peu de franchise : j’ai écrit cet article d’abord pour moi, pour extérioriser les raisons qui ont motivé ce choix, pour l’inscrire dans le marbre en quelque sorte. Je pense sincèrement que l’acte d’écriture est avant tout égoïste, mais que ce n’est pas un problème, bien au contraire. On écrit pour soi, mais cela ne veut pas dire que d’autres personnes ne trouveront pas cela intéressant. Dans mon cas, c’est souvent le signe d’une meilleure écriture et j’ai toujours de meilleurs résultats quand j’écris sur un sujet qui m’intéresse.

Pour en revenir aux statistiques, il ne m’a pas fallu six ans pour comprendre que les chiffres que je suivais de si près n’avaient aucun sens. Je savais déjà que la sur-représentation de Google Image dans mes sources prouvaient que les centaines de pages vues n’étaient pas des centaines de lecteurs. Je savais aussi que mes habitudes ne changeraient en fonction des statistiques. Il m’a fallu tout ce temps en revanche pour réaliser que ces statistiques pouvaient aussi me faire du mal. Elles sont devenues une addiction, certes bien légère par rapport à une drogue, et elles étaient une source de stress au quotidien. On ne parle pas ici d’un stress important, bien sûr, mais j’ai fini par réaliser que c’était suffisamment pénible, non pas pour m’empêcher de dormir, mais au moins pour rendre l’expérience de ce blog déplaisante.

Plus d’un million de mots, près de 1000 articles : un blog est un investissement assez lourd.

Écrire sur un blog personnel est un investissement assez lourd au quotidien. Je ne m’en rendais pas compte quand j’étais étudiant et seul, mais maintenant que je vis en couple, je le vois bien. Après chaque film, chaque restaurant, la personne qui partage ma vie me laisse publier un article, un acte très solitaire qui vient s’ajouter aux heures de travail du quotidien. Je ne regrette pas une minute passée pour le blog, mais cet investissement ne doit jamais se faire au détriment du plaisir d’écrire et de partager. Je pense qu’en retirant toutes les statistiques, et donc en retirant toute notion de succès, je pourrais mieux profiter de mon plaisir d’écrire, sans aucune arrière-pensée. C’est une expérience, mais qui a déjà commencé à porter ses fruits et je suis confiant pour la suite.

Cet article n’est pas là pour inciter tous les blogueurs à retirer leurs statistiques. J’espère simplement que si quelqu’un se retrouve dans mon témoignage, il pourra prendre conscience plus rapidement que moi de l’effet que peuvent avoir quelques chiffres qui peuvent pourtant sembler si bénins.

Image couverture : Lendingmemo.com.

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Nicolas Furno

Journaliste le jour pour @MacGeneration, blogueur la nuit sur @nicolinuxfr.