De quoi la “tokenomics” est-elle le nom ? 2/3

Pascal DUVAL
5 min readOct 20, 2022

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Nous poursuivons une série d’articles autour de la tokenomics, de sa « vision du monde » et de ses outils. Qu’est-ce que la tokenomics ? Nous ne traduirons pas ce terme car il se pourrait qu’il nous mette sur une mauvaise piste. Au lieu de cela nous lui donnons quelques définitions : c’est une discipline pour un nouveau sujet cryptoéconomique, une agency d’une nouvelle espèce — ce n’est pas uniquement une micro-économie appliquée — cela s’apparenterait à un bricolage d’agencies, dont le tokenomiste, un nouvel acteur au rôle déterminant est l’artisan — le tokenomiste n’invente pas une nouvelle économie — il fait plus que cela : il fait de la tokenomics, une discipline générale de tous les réseaux imaginables, une discipline inventive — dans le contexte de la révolution apportée par les réseaux blockchains et cryptoéconomiques, il lui donne un sens plus général, allant “au-delà du token” : c’est l’idée de la tokenomics comme art des réticulations et agencements (des “agence-ments”) techno-économiques. Moyennant quoi tous les termes et syntagmes comme tokenomics, tokenomy, token economics, token-microeconomics, token engineering, tokenomie, doivent être revus.

De quelle tokenomics parlons-nous ?

Dans le foisonnement évoqué précédemment, nous pouvons nous demander à quelle pensée économique se rattache la tokenomics (comme discipline). Comment pense-t-elle ces agencies ? A quelle vision du monde se rattache-t-elle ?

Les termes d’agency et d’agentivity n’existent pas en français c’est un thème de la philosophie anglo-saxonne qui attend sa traduction (cf. https://plato.stanford.edu/archives/win2019/entries/agency/)

Réponse : toutes et aucune.

Expliquons-nous. Il se dégage actuellement une certaine tokenomics dominante qui n’entend se rattacher (en grande partie) qu’à trois d’entre elles, à savoir les économies néo-classique, autrichienne, et comportementale mais avec insistance particulière sur la première. Ces trois écoles ont ce point commun de se concentrer sur la rareté et l’incertitude et non par exemple sur la domination et le changement. Cela se retrouve niveau de l’échelle où elle envisage leurs problèmes. C’est le niveau micro, c’est-à-dire celui des individus et leurs motivations personnelles où leurs relations et leurs actions sont au centre des préoccupations. Ce n’est pas le niveau méso, celui des organisations (entreprises, communautés, etc.) et des institutions (droit de propriété, rapport salarial, etc.) structurantes. Ni non plus macro, celui où les systèmes et les infra-structures tels que le capitalisme et ses différentes formes sont au centre des préoccupations. Pour cette tokenomics dominante donc, tout se passerait au niveau des individus d’une manière qui rappelle l’axiome de l’individualisme méthodologique néo-classique, selon lequel les processus au niveau macro sont exclusivement dérivés des actions individuelles au niveau inférieur. Tous les phénomènes économiques peuvent être expliqués et décrits sur base de cette action individuelle. Mais c’est encore en fin de compte la même chose en économie comportementale au sens où ses concepts centraux se réfèrent finalement toujours aux humains et à leurs décisions. L’économie autrichienne n’y déroge pas : l’hypothèse d’un subjectivisme fort (le seul monde existant est celui perçu par les individus) implique non seulement un individualisme méthodologique mais aussi ontologique. Les agrégats peuvent toujours en principe être réduits à des individus. On retrouve cela encore dans leur conception commune de l’interdépendance avec laquelle les agents agissent. Cette tokenomics dominante est atomiste, au sens où les décisions des agents, qu’ils soient des individus ou organisations, sont conçues de manière indépendante uniquement guidés par des motivations, actions et croyances propres — beaucoup moins à une échelle intermédiaire où les décisions seraient prises par des individus susceptibles d’être influencées par les décisions et croyances d’autres agents (ainsi que les normes et structures sociales) — et plus du tout à une échelle contextuelle qui permettrait de remettre en cause la notion d’action indépendante d’un contexte donné et de donner la possibilité de raisonner à un double niveau (le niveau individuel et celui de systèmes).

Le problème est que cette tokenomics dominante ne peut capter la valeur au cœur de l’écriture blockchain collective, distribuée qui est le “produit” en même temps que l’expression d’une agency inédite.

A peine née, la tokenomics peine à se dégager de façon autonome reproduisant, à son niveau ce clivage entre deux définitions de l’économie. 1) L’une selon laquelle l’économie est l’étude de l’allocation de ressources rares entre usages alternatifs qui privilégie donc l’approche micro-économique avec une attention à la formation du prix et à la prise de décision, aux incitations et au coût de transactions. 2) L’autre selon laquelle l’économie est l’étude des processus de production, distribution et de la consommation de biens et de services avec une approche plus macro-économique qui se focalise sur le social, sur un système et non pas sur les individus. Cette double définition dualise toute réflexion. Elle se retrouve partout. Elle se retrouve notamment au centre de la détermination de la valeur dite intrinsèque d’un crypo-token. Selon la première définition, elle relève simplement d’un problème de comptabilité. Mais dans le cadre d’un ordre spontané (une catallaxie comme dirait Hayek) le « fondamental » ne pose pas réellement question. C’est dans le deuxième cas, que nous devons chercher quelque chose comme une « valeur fondamentale ». Et la mesurer d’une manière qui ne passerait pas uniquement par son prix mais par un autre critère qui serait quelque chose comme un indice de production de valeur. Il faut inventer parfois à défaut de quantifier. Nul ne sait ce qu’un token peut faire ! C’est une chose nouvelle et hybride. Mais pour libérer ces possibilités, il faudrait résister à la tendance de ne le considérer que comme l’équivalent d’une monnaie ou d’une sorte de capital. Mais alors à quel calcul (au sens large) s’offrirait le token ? Une chose est certaine : Il ne semble plus possible de rester dans le champ d’une tokenomics trop déterminée par la définition globalement néoclassique de l’économie.

Une tokenomics ne peut pas être une sorte de microéconomie appliquée (une token microeconomics). Ou du moins pas unilatéralement. Il y aurait en effet un paradoxe à réclamer qu’une cryptoéconomie du token soit totalement nouvelle et cependant en calculer sa valeur à partir de ces mécanismes et ces entités que l’on cherche précisément à modifier en profondeur. La méthode et l’ontologie doivent être entièrement revus.

Le paradoxe toutefois n’en est peut-être pas un. Il se résout au niveau du tokenomiste qui est l’artisan de toute tokenomics …. [Suite]

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