De quoi la “tokenomics” est-elle le nom ? 1/3

Pascal DUVAL
7 min readJul 25, 2022

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Nous initions une série d’articles autour de la tokenomics, de sa « vision du monde » et de ses outils. Qu’est-ce que la tokenomics ? Nous ne traduirons pas ce terme car il se pourrait qu’il nous mette sur une mauvaise piste. Au lieu de cela nous lui donnons quelques définitions : c’est une discipline pour un nouveau sujet cryptoéconomique, une agency d’une nouvelle espèce — ce n’est pas uniquement une micro-économie appliquée — cela s’apparenterait à un bricolage d’agencies, dont le tokenomiste, un nouvel acteur au rôle déterminant est l’artisan — le tokenomiste n’invente pas une nouvelle économie — il fait plus que cela : il fait de la tokenomics, une discipline générale de tous les réseaux imaginables, une discipline inventive — dans le contexte de la révolution apportée par les réseaux blockchains et cryptoéconomiques, il lui donne un sens plus général, allant “au-delà du token” : c’est l’idée de la tokenomics comme art des réticulations et agencements (des “agence-ments”) techno-économiques. Moyennant quoi tous les termes et syntagmes comme tokenomics, tokenomy, token economics, token-microeconomics, token engineering, tokenomie, doivent être revus.

Trouble dans l’ “agency”

L’aventure a déjà commencé. Mais quel en sera le narratif ? Tout commence pour nous fin 2008 avec deux événements liés en une synchronicité étonnante.

Le 23 octobre 2008 dans le cadre de la crise des subprimes, Alan Greenspan, président à l’époque de la réserve fédérale américaine, est entendu par la Commission chargée du contrôle de l’action gouvernementale. Alan Greenspan dit son désarroi : « Oui, j’ai trouvé une faille. Je ne sais pas à quel point elle est significative ou durable, mais cela m’a plongé dans un grand désarroi. » Par là, il ne témoignait pas alors simplement que l’économie se trouvait en panique, mais il avouait que cette faille n’était pas compréhensible dans les termes du modèle économique dominant, celui du free market. Le 31 octobre de cette même année paraît un papier Bitcoin: A Peer-to-Peer Electronic Cash System ; huit pages d’un (collectif ?) inconnu, qui ouvre l’ère de la crypto économie résolvant le problème de la double-dépense de manière cryptographique au sein d’un réseau pair-à-pair. C’est la promesse d’une “capacitation” inédite pour tout un chacun, rendant obsolète toute la super-structure économique et financière qui justement a fait défaut. Ces deux événements sont liés ; ils sont en miroir.

A. Greenspan, ex-président de la réserve fédérale américaine | Le Bitcoin white paper de S.N

Qu’est-ce qui les relie ? Nous prenons le parti de formuler une hypothèse générale : ce double événement atteint la chose économique dans ses profondeurs et cet ébranlement ne cesse de se propager à tous les étages.

Toute tokenomics (comme discipline) qui réfléchit sur elle-même part de ce point, un peu comme un symptôme qui demanderait d’être compris.

Tout le monde s’accorde pour dire, en effet, que l’ économie en général est devenue folle. Et la crypto-économie qu’on accuse d’être déconnectée de l’économie dite “réelle” y participe certainement aussi ! Il s’agit selon nous, d’une crise au niveau du sujet économique lui-même. Il ne se comprend plus lui-même ni le réseau qui forme son monde, les entités qui le composent, comme s’il s’était perdu lui-même : autant de signes qui relèvent d’un trouble, d’un bouleversement dans ce que la philosophie anglo-saxonne appelle une agency. Dans la débâcle de l’économie contemporaine et des espoirs portés par la crypto économie nous réfléchissons aux nouveaux visages et concepts d’une telle agency. Ce n’est plus le sujet économique classique : elle a perdu ses mots et se cherche dans une nouvelle configuration. Et c’est dans le même temps où tout s’effondre que lui est promis une agentivité inédite : la capacité de reprendre entièrement en main les conditions de sa vie économique, de la redéfinir entièrement.

Toute tokenomics (comme discipline) et son ingénierie outillée (la token engineering) est d’abord une discipline qui a pour souci cette agency en tant qu’elle fait face en même temps à la faillite d’un certain régime et l’espérance inouïe d’un recommencement entièrement autonome. C’est pourquoi la tokenomics s’inscrit en tout premier lieu à l’intersection de la psychologie, de la philosophie, de la sociologie (et de l’économie elle-même !) qui sont toutes des sciences humaines.

Il n’est peut-être pas évident de comprendre la signification et la portée de cela. Pourtant, si l’on se fie (mais jusqu’où le doit-on ?) à la formation du terme tokenomics qui est mot valise formé à partir de token et economics nous serions pleinement dans le champs de l’économie (economics = l’économie comme science). Or, c’est déjà au centre même de cette dernière que nous trouvons ce thème d’une agency problématique. Ou plutôt faudrait-il dire d’une diversité d’agencies car il y a plusieurs écoles de pensée économiques. La classification est connue : il y a l’économie néoclassique, l’économie post-keynésienne, l’économie institutionnelle, l’économie évolutionniste, l’économie comportementale, l’économie de la complexité, l’économie féministe, l’économie politique marxiste, l’économie autrichienne. Chaque école a sa propre manière d’aborder la question du problème central de l’analyse économique et pour y répondre construit des méthodologies différentes, mettant au point des outils d’analyses spécifiques. C’est vaste ! Mais le vocabulaire n’est pas infini et on peut donner une schème de variation autour de quatre termes principaux. La rareté L’incertitudeLa dominationLe changement. Voici pour le vocabulaire des objets. C’est ce qu’on appelle une ontologie. Cette ontologie donnent lieu à des questions et des hypothèses car elle représentent un ensemble de croyances sur la nature du monde qui va orienter les questions, la manière même d’aborder le “réel”. Chaque école présente sa notion d’agency. Étant donné telle théorie économique la question se pose en effet de savoir quels sont les entités sous-jacentes ? C’est-à-dire : « qu’est-ce qu’un agent (économique), comment le concevoir, quelles sont ses actions, ses comportements ?».

Sans un tel sujet grammatical tout énoncé économique ne serait effectivement ni syntaxiquement ni sémantiquement correct. A cet égard, c’est certainement l’économie comportementale qui a le plus enrichi cette notion d’agency en se mettant à la recherche des règles, des heuristiques, des croyances, des désirs, des humeurs, et même des émotions comme facteurs de détermination du comportement du sujet économique. C’est une sorte de révision de l’économie néoclassique pour laquelle les humains et leurs préférences sont (relativement) autonomes et indépendants des influences extérieures. Un pas critique décisif par rapport à la fameuse vision d’un homo œconomicus à la recherche d’une maximisation de son utilité et doté d’une information supposée parfaite (la vision d’un agent ”infiniment égoïste et infiniment clairvoyants” comme le reprochait Poincaré à Walras..). L’économie de la complexité s’inscrit également en faux contre une telle rationalité. Les agents disposent d’heuristiques de décision qui n’a pas besoin de ressources cognitives ou computationnelles illimitées. On retrouve cette caractéristique dans l’économie évolutionniste. Dans l’économie autrichienne une vision simplifié néo-classique coexiste avec une vision de l’être humain plus complexe incluant les éléments sociaux comme les institutions, le pouvoir et le contexte social. Dans l’économie institutionnelle, les êtres humains sont des êtres sociaux qui tirent leurs préférences et leurs valeurs du contexte social dans lequel ils s’inscrivent : les relations personnelles, politiques et sociales sont déterminantes. Dans l’économie post-keynésienne les contextes institutionnels façonnent leurs croyances et leurs actions et il y a différentes classes d’agents. Quant à l’économie politique marxiste, elle insiste sur le fait que ces classes d’agents sont avant tout politiques ; leur comportement est affecté par un mode de production historique spécifique.

L’économie féministe et l’économie écologique sont des arrivants récents avec lesquels il nous faut aussi compter. Dans la première, les phénomènes économiques ne peuvent pas être considérés isolément. Les distinctions entre public et le privé, le reproductif et le productif, le social et l’économique (comme domaines séparés) sont remises en question. La deuxième nous projette dans une dimension holistique (les collectifs et les systèmes ne sont pas simplement des sommes de leurs parties) sous fond de ressources naturelles limitées comme biens communs. L’alliance que forment ces deux dernières nous rappelle, si nous ne le savions déjà, à quel point l’économie est une science traversée par des choix, combien différents pôles d’acteurs aux logiques propres la façonne.

Dans ce foisonnement, nous pouvons nous demander à quelle pensée économique se rattache la tokenomics (comme discipline).
Comment pense-t-elle ces agencies ? A quelle vision du monde se rattache-t-elle ? … [-> Suite]

Ce qu’on appelle tokenomics (token-economics) hérite-t-elle nécessairement d‘une “pensée économique” ?

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