UN MONDE DÉSIRABLE (3/4) : VERS UNE ÉCONOMIE SOCIALE, SOLIDAIRE ET ÉCOLOGIQUE

Sébastien Shulz
12 min readDec 21, 2019

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Dans l’article précédent, j’ai évoqué la piste des biens communs comme option viable pour sortir de la logique de la propriété privée et de l’échange marchand. Mais qu’en est-il du reste de l’économie ?

Après avoir montré la domination de l’entreprise privée dans nos imaginaires comme seule forme organisationnelle de l’économie, je présente deux autres formes d’entreprise qu’on a tendance à oublier dans la Macronie Starteupeuse alors qu’elles représentent 10% du PIB Français : les mutuelles et les coopératives. Je termine par deux bonus en signalant le rôle de la puissance publique, de la création monétaire et la comptabilité en triple capital pour accompagner la transition vers une économie sociale, solidaire et écologique.

I — L’entreprise privée domine le game

Lorsqu’on pense à la figure centrale de l’économie actuelle, on pense immédiatement à l’entreprise privée. Lorsqu’on cherche un travail, un produit ou un service : on pense à une entreprise privée. Lorsqu’on souhaite réaliser un investissement ou demander un crédit : on pense à une entreprise privée. Selon la définition qu’en donnent les économistes, le but de toute entreprise privée, par rapport aux autres organisations productives comme les associations ou le secteur public, est la maximisation du profit. Point. Elle peut y parvenir en réduisant ses coûts et/ou en augmentant ses ventes. Point. Dans ce cas, Peugeot, qui augmente ses bénéfices en supprimant des milliers d’emplois et en augmentant ses ventes grâce aux SUV qui polluent 20% de plus qu’une voiture normale, joue parfaitement son rôle d’entreprise privée. Pour finir, les salariés employés par une entreprise privée sont soumis à leur hiérarchie : selon le ministère du travail « ils doivent réaliser le travail demandé conformément aux instructions données ».

Et la démocratie dans tout ça ?

Un premier paradoxe me saute aux yeux : le principe démocratique nous semble le principe le plus juste et le plus aboutit pour régler les affaires humaines, alors qu’une fois passé le seuil d’une entreprise privée, qui est pourtant une affaire humaine comme une autre, ce principe démocratique disparait. Alors qu’une salariée consacre la plus grande partie de sa vie et de son énergie à une entreprise, y passant plus de temps qu’avec son partenaire et ses ami.e.s, elle n’en sera pourtant jamais propriétaire, ne touchera pas les bénéfices supplémentaires qu’elle aura pourtant contribué à dégager, et n’aura pas son mot à dire si les actionnaires décident de la licencier ou de mener une activité à laquelle elle s’oppose. Le manque démocratique saute ici aux yeux : la plupart de nous sommes subordonnés la plus grande partie de notre journée par nos supérieurs hiérarchiques et surtout par les actionnaires de nos entreprises. Comme face à un monarque, parfois cela se passe bien, mais si l’inverse arrive, notre pouvoir est bien limité. Il suffit de voir la difficulté de négocier les salaires : c’est un exemple parmi tant d’autres du pouvoir hiérarchique qui s’exerce même dans les entreprises “modernes” qui adoptent un mode d’organisation “horizontal”.

Et le but dans tout ça ?

Un second paradoxe, que j’ai mis plus de temps à comprendre, est le suivant. Keynes définit l’économie comme l’organisation sociale qui permet de satisfaire les besoins naturels de l’humain. Dans sa Lettre à nos petits-enfants, il prévoit qu’en 2030, avec les progrès ahurissants de la productivité, nous vivrons dans une société d’abondance où, avec trois heures de travail quotidien, la société pourvoira sans problème aux besoins de tous. Cette belle prévision aurait été juste… si le rôle de l’entreprise avait bien été de répondre aux besoins naturels. Mais dans le capitalisme, comme on l’a vu, le but de l’activité est d’abord la recherche de profit, la satisfaction des besoins étant au mieux un instrument pour parvenir à cette fin. Comme ce profit est obtenu par la vente de marchandises, le capitalisme doit sans cesse créer une demande pour les écouler. Autrement dit, il lui est vital de transformer les individus en consommateurs, c’est-à-dire en les rendant toujours plus dépendants et désireux des marchandises qu’il fabrique (cf. partie 1.). Le paradoxe est là : dans l’histoire de l’humanité, nous n’avons jamais été aussi productifs, et pourtant nous ne sommes toujours pas satisfaits et devons travailler sous la contrainte hiérarchique la plus grande partie de notre vie sur terre. Triste condition. L’économie de marché nous condamne « aux travaux forcés à perpétuité ». Il suffit pour s’en convaincre de prendre l’exemple de l’obsolescence programmée : elle est tout à fait rationnelle dans l’économie de marché, mais tout à fait contradictoire avec le bien-être des humains et le respect de l’environnement. Imaginez une entreprise qui produit des collants (cas typique d’obsolescence programmée) qui ne s’effilent jamais : elle répondra aux besoins d’une grande partie de l’humanité . Mais aucun actionnaire n’investira plus d’un dollar parce qu’une fois toutes les femmes comblées, les vieilles léguant leurs collants aux plus jeunes, l’entreprise fermera ses portes. La conclusion est donc qu’il faudra produire et consommer, encore et toujours, tant que l’entreprise privée capitaliste restera au centre de notre système économique et social.

Dessin Frédéric Deligne

II — Place à l’économie sociale et solidaire

Il existe, et il a d’ailleurs toujours existé, une alternative : les entreprises de l’économie sociale et solidaire — coopératives, mutuelles, fondations et associations. A première vue, elles semblent répondre aux deux paradoxes inhérents au fonctionnement de l’entreprise privée et de l’économie de marché. Elles doivent se conformer en effet à trois critères : (1) un fonctionnement interne démocratique et participatif, (2) une proscription du profit individuel : les bénéfices sont réinvestis ou gardés dans un fond de réserve en cas de difficultés (3) et surtout, le but de l’entreprise est de répondre à un besoin social ou environnemental. (Pour un travail très complet sur l’histoire et l’actualité de l’ESS, voir le travail de Jean-Louis Laville)

Ça ne vous semblerait pas plus juste de posséder une part de l’entreprise dans laquelle vous travaillez, de donner votre avis sur la gestion de celle-ci, et qu’elle ait pour but de solutionner un problème social plutôt que d’optimiser des pubs en ligne pour faire consommer aux gens des produits qui polluent et dont ils se foutent ? Doux rêve. Mais pas que. L’entreprise sociale est là sous nos yeux : en France, elle représente 10% du PIB et 12,5% des emplois privés. Je laisse de côté l’association et la fondation qui requièrent toutes deux des dons publics ou privés (d’ailleurs, n’hésitez pas). Qu’en est-il des mutuelles et des coopératives ?

Mutualiser les risques : plus efficace et plus juste

Selon le code de la mutualité, une mutuelle protège et organise la solidarité entre ses membres grâce aux cotisations de ces derniers « afin de contribuer à l’amélioration de leurs conditions de vie ». C’est beau n’est-ce pas, comme entreprise ? Les assurances privées augmentent les prix de cotisation en fonction de votre état de santé ou vos qualités de pilote, ont pour but de générer du profit (et donc de diminuer le vôtre), et sont gérées par les actionnaires qui ont apporté le capital. À l’inverse, une mutuelle fonctionne selon un principe égalitaire (même sans apport de capital, vous avez une voix), tous les excédents sont répartis entre les membres et les cotisations sont indépendantes du risque individuel.

Historiquement, les mutuelles ont été créées au tournant du XIXème siècle par des ouvriers qui se sont organisés entre eux pour s’entre-aider en cas de problème. Ce mouvement a grandement contribué à la médicalisation de la société Française et à la mise en place des retraites. Voilà une forme d’organisation qui répond au besoin humain de sécurité face aux aléas de la vie, qui se finance par la cotisation et qui est rentable (ou à l’équilibre) grâce aux mathématiques, aux probabilités et aux lois des grands nombres.

Une sécurité, réellement sociale

Notez que l’introduction d’un système de marché et d’entreprise privée serait moins efficace. Le système de santé Américain est un exemple flagrant : on dépense 9.500$/personne/an contre 5000$ en France pour une espérance de vie plus faible. Comme l’explique Jean de Kervasdoué, professeur d’économie de la santé :

« si le système américain est plus onéreux encore, et factuellement plus inefficace, c’est parce que la concurrence entre les assurances privées produit non pas une plus grande efficacité, mais de l’inflation dans le cas de l’assurance maladie … La solution semble donc être l’assurance maladie universelle car elle permet le contrôle opérationnel des tarifs médicaux, du prix des médicaments et des tarifs hospitaliers. ».

C’est la solution choisie par Ambroise Croisat en créant la Sécurité Sociale après la guerre. Celle de créer une sécurité, réellement sociale, où les travailleurs paient selon leurs moyens les besoins de ceux qui ne travaillent pas ou plus, en étant assurés que les suivants feront de même. Problème, si ce sont les syndicats (des travailleurs et des patrons) qui gèrent la Sécurité Sociale, l’État essaie de reprendre de plus en plus la main dessus. En particulier le projet de réforme Macron, avec un système par point (dont la valeur sera décidée par le gouvernement) et en limitant les dépenses à 14%, avec les risques de sous-financement (comme prévient l’INSEE) et de privatisation qu’on connaît…. Il faudrait reconnaître notre système de santé comme un bien commun (voir l’article précédent), et le gérer comme un commun, avec certes l’intervention de l’État, mais également des professionnels, des usagers et des associations pour faire que ce fonctionnement serve toujours l’intérêt général et non l’intérêt particulier des assurances privées.

Les (entreprises) coopératives

L’autre forme d’entreprise oubliée de l’économie est la coopérative. Mêmes principes généraux que la mutuelle, une coopérative sert à produire ou à consommer en mutualisant les couts et en distribuant le pouvoir décisionnaire. En France, le statut de la SCIC (société coopérative d’intérêt collectif) introduit en 2001 permet de réunir producteurs, consommateurs et autres organismes publics ou du tiers secteur au sein d’une même structure en vue de gérer ensemble la production et la distribution d’un bien ou d’un service. Voici quelques exemples pour illustrer le propos.

La SCIC Mednum réunit l’ensemble des acteurs de la médiation culturelle en France, les collectivités et l’État afin de créer des synergies et couvrir au mieux les besoins du territoire et résoudre le problème de la fracture numérique. Au lieu d’être en compétition, ils ont décidé de collaborer.

La coopérative de consommateurs La Louve est un grand supermarché du 18ème arrondissement dont les clients, vous et moi, sont aussi les travailleurs. Il n’y a que 8 salariés qui gèrent la logistique quotidienne et les affaires qui nécessitent une certaine continuité (comptabilité, affaires juridiques etc.) ; pour le reste, 4500 coopérateurs, qui possèdent le supermarché, contribuent à hauteur de 3 heures de travail par mois à la caisse, à la mise en rayon, à la découpe et l’ensachage du fromage (mon poste favori) pour le faire tourner. Ils décident également ce qu’il y aura sur les rayons et à quel prix lors d’assemblées générales. Par exemple, pour être solidaires et en même temps générer assez de trésorerie pour survivre, la marge sur tous les produits a été fixée à 20% (ça change des 100% de marge sur les produits bios en grande distribution). Ce modèle résout la tension parfois insoluble entre travailleurs et consommateurs ou entre travailleurs et actionnaires (pour savoir, par exemple, si on doit ouvrir le dimanche), parce qu’ici, ce sont les même. (Ce modèle essaime aujourd’hui un peu partout en France, trouvez votre supermarché coopératif près de chez vous !)

Food Coop a été le modèle de La Louve

Un autre type intéressant de coopérative d’activité et d’emploi regroupe les auto-entrepreneurs, artisans, graphistes, développeurs ou artistes. Au lieu de gérer seuls leurs activités, ces derniers se regroupent au sein de coopératives à laquelle ils versent une partie de leurs bénéfices pour mutualiser l’accompagnement juridique et comptable et s’aider en cas de difficultés économiques. Certaines d’entre elles, comme Coopanam créée en 2004 à Paris, salarient leurs sociétaires afin que ces derniers bénéficient à la fois de la flexibilité de leur activité et de la sécurité du salariat (protection sociale, formation professionnelle, droit du travail etc.). Cette remise en cause de l’entrepreneuriat individuel, qui, pour une large majorité de ceux qui adoptent ce statut en France le font faute de mieux, ou pire, se le voient imposé (par Deliveroo, Uber etc.) semble nécessaire.

D’autres coopératives dans la banque (comme le Crédit cooperatif) ou dans l’énergie (Enercoop) résolvent elles aussi, à leur manière, les deux paradoxes de l’entreprise privée. Mais la coopérative n’est pas sans défauts : il existe par exemple de grande coopératives agricoles qui sont tourné sur les seuls intérêts des producteurs (et non des consommateurs) et se transforment petit-à-petit en multinationales. Un échelon supérieur, politique, est donc nécessaire pour défendre l’intérêt général face aux intérêts collectifs des coopératives prises individuellement.

BONUS 1 — Investissements publics et la question de la création monétaire

Les entreprises privées comme les coopératives ne défendent pas par défaut les intérêts de tous, ni des générations futures. C’est pourquoi les organisations publiques ont un rôle à jouer dans la direction que doit prendre l’économie (qui je le rappelle, peut se définir comme la manière dont nous nous organisons pour répondre à nos besoins collectifs). Elles l’ont d’ailleurs toujours joué. Après la crise de 1929, la planification russe était prise en exemple d’une gestion rationnelle de l’économie. Les administrations des États occidentaux, et les USA en particulier avec le New Deal de Roosevelt inspiré par la planification russe, se sont mis à intervenir et planifier l’économie en dirigeant de grands travaux d’infrastructure (transports, électricité, télécommunications etc.) et de grands plans d’investissements ciblés pour développer la recherche et promouvoir tel secteur et telle technologie. Malgré le mythe de l’inventeur et de l’entreprise privée qui se font tous seuls à force de volonté, quelques grands groupes d’aujourd’hui sont le produit d’investissements publics massifs d’hier. Pour ne donner que quelques exemples : Volkswagen a été impulsée par Hitler, Internet est né de l’armée et des universités publiques américaines, les chemins de fer dans le monde ont été construits grâce aux concessions des États, le pétrole qui compte parmi les plus grandes entreprises mondiales en terme de valorisation boursière, a été massivement soutenu par les états occidentaux, à coup de canons et de subventions (encore aujourd’hui, les subventions aux énergies fossiles, reparties à la hausse en 2017, représentent 300 milliards de dollars). C’est ce qui fait dire à de nombreux historiens ou politistes, surtout depuis Marx, que le capitalisme a, et a toujours eu, besoin de l’État.

Or si la planification, après 40 ans de lavage de cerveau par le néolibéralisme, est aujourd’hui devenu un gros mot, il est urgent que les États prennent leur rôle au sérieux, et qu’au lieu (ou en plus) de sauver les banques, ils sauvent surtout l’environnement. C’est ce que propose Pierre Larrouturou et son plan d’investissement de 1000 milliard d’euros soutenu par des centaines de personnalités, chercheurs, élus, etc. (pour plus d’info, voir ici)

Un des moyens de réaliser ces financements serait de reprendre la main sur la création monétaire. Sachez qu’aujourd’hui, 95% de l’argent en circulation est une monnaie-dette. Comme le dit la Banque d’Angleterre : « À chaque fois qu’une banque fait un prêt, elle crée simultanément un dépôt sur le compte en banque de l’emprunteur, créant ainsi de la nouvelle monnaie ». Donc tout l’argent que vous utilisez provient d’une dette contractée par quelqu’un d’autre. Cela peut sembler fou, mais seules les banques privées sont autorisés à créer de la monnaie et elles ne le font qu’en nous endettant (moyennant un intérêt qu’il faudra en plus lui reverser). Les État ne peuvent le faire que de manière indirecte, en rachetant par exemple des actifs financiers. Or l’argent étant l’oxygène nécessaire à tout projet économique et industriel d’ampleur, celui qui décide qui mérite l’oxygène décide aussi ce que sera l’économie et in fine la société de demain. Comme l’avance l’ancien économiste en chef de l’AFD (Agence Française pour le Développement), il faudrait faire l’inverse : retirer ce pouvoir des banques et le rendre à l’État.

J’irais même plus loin que lui car étatiser cette décision revient à prendre le risque de perdre la main. Le système monétaire est un bien commun, nous devrions le gérer comme un commun : de manière collective, en créant une banque publique dont les financements iraient là où nous décidons démocratiquement, à l’aide des experts et de nos cœurs, qu’il devrait aller : à la construction du plus grand centre commercial d’Europe ou à la recherche publique et aux coopératives énergétiques qui œuvrent pour la transition écologique ? Cela devrait être à nous de décider, comme dans l’exemple de la gestion de l’eau à Naples traité dans l’exemple (cf. partie 2). Ces affaires là sont trop vitales pour qu’on les laisse à la logique marchande et privée.

BONUS 2 — La comptabilité en triple capital

Cela alourdirait un propos déjà long, mais en bonus à la création monétaire, il faudrait légiférer pour transformer nos modes de comptabilité. Car ce que l’on compte, et la manière dont on le compte, détermine ce à quoi on attribue de la valeur. Or les recherches sur la « triple-comptabilité » visent à intégrer, en plus du capital économique, le capital social et environnemental dans le bilan comptable des entreprises. Une entreprise doit générer au moins autant d’argent qu’elle n’en dépense pour être à l’équilibre financier. Pourquoi ne pas établir la même règle pour l’écologie ? L’écosystème est bien un capital, une ressource vitale pour une entreprise comme une ferme ou un vignoble, et elle devrait (re)générer autant de part d’écosystème que ce qu’elle exploite. Imaginez qu’une entreprise puisse faire faillite parce que son bilan environnemental est déficitaire…. Les entreprises seraient de nouveaux implantées dans leur territoire au lieu de seulement l’exploiter avant de s’en délocaliser. Ça changerait tout. Pour l’économiste Jacques Richard, ça sauverait le monde. (Pour aller plus loin, ce podcast qui fait le lien entre triple capitaux et communs, et cette conférence universitaire)

On serait là dans une économie réellement sociale, solidaire et écologique.

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Sébastien Shulz

Docteur en sociologie // Post-doctorant à l’UTC Compiègne // Membre du bureau Centre Internet & Société // Collectif Société des Communs