bonjour-adieu à l’objet

L’objet comme sujet d’art

Stéphanie Thrt
stephanieT
18 min readMar 1, 2018

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Le fondement philosophique du Nouveau réalisme et du Pop Art explique que leur pensée et leur méthodologie aient survécu au delà d’un groupe de personnes. Codes & objets de la société urbaine, de consommation et de communication sont les premiers matériaux de la création, et cette pensée est encore présente consciemment ou inconsciemment, revendiquée ou non, lorsque qu’un artiste s’exprime avec les matériaux de la société spectacle.

Le Nouveau réalisme et le Pop Art reviennent à une relation directe avec le monde, délaissant la peinture pour exposer la vie telle qu’elle est. Le nouveau réalisme particulièrement introduit des fragments du quotidien dans l’art ; ce qui élargit son champ des possibles et le redéfinit. Les techniques par exemples relèvent désormais plus de celles de l’industrie et du bricolage que de celles élaborées dans les ateliers d’artistes.

À priori, au lieu de s’éloigner du réel, voir de fuir celui ci, en se réfugiant dans l’abstraction froide ou lyrique, les artistes du Nouveau réalisme le saisissent à plein corps & esprit et emploient l’objet industriel ; cet objet qui est le fruit des arts appliqués. Quant aux artistes Pop, ils s’orientent vers l’image et la publicité.

L’apologie de l’objet anonymement produit par la société de consommation/production est totalement issue, et indissociable de la pensée duchampienne. À la suite de celle ci, le dadaïsme et le surréalisme ont démontré que les avant gardes du 20ème siècle reformulent l’art, et que cela ne se fait pas sans une réflexion sur l’objet et une prise en compte de celui ci comme matériau à part entière, véhicule de sens. L’objet peut être traité de manières multiples, et par cela la liberté d’intervention de l’artiste s’affirme, l’artiste — en tant que sujet — travaille sur un élément objectif — l’objet.

La démarche d’appropriation est propre à de nombreux nouveaux réalistes, vecteur de création chez Arman, Hains, Villeglé, présente chez le Pop art et Fluxus mais déjà existante chez Duchamp et Dada, les nouveaux réalistes cherchent donc à se distinguer (par exemple par une approche quantitative ou ciblée sur la relation avec les techniques industrielles).

Les objets choisis par les nouveaux réalistes sont généralement usagés, ou ont déjà vécu, ils sont très souvent non neufs, et en quelques sortes non vierges. Exemples : lambeaux d’affiches, compressions de César, accumulations d’Arman, éléments de mécanique chez Tinguely, bâtiments chez Christo…

Il y a un rapport à l’existence, existence de l’objet, et dégradation de celui-ci en fonction du temps qui passe, du contexte dans lequel il est, mais également un rapport à l’humain, la personne qui conçoit cet objet, la personne qui l’achète et l’utilise, l’entretient ou non, le garde ou le jette (Poubelles d’Arman).

Chez les Nouveaux-Réalistes.

1960, à l’Atelier de Klein. Arman, Tinguely, Rotraut Uecker (compagne de Klein), Spoerri, Villeglé, Restany

Les objets, ces objets, témoignent d’un fragment de vie d’existences humaines qui les ont menés jusqu’à leur état actuel. Le travail des Nouveaux Réalistes met en évidence une abondance d’objets, mais aussi une certaine coexistence, collocation et collaboration entre les objets et les hommes. Dans la vie plus ou moins longue d’un objet laissé aux mains de l’homme, on peut y voir la vie d’un individu vivant dans une société qui — qu’il en ait conscienet ou non — dicte ses choix et le formate. Il y a donc une dimension psychologique et sociologique dans les œuvres, liée indéniablement à un contexte historique général et un contexte artistique.

La dimension historique est perceptible dans le caractère daté des objets, dont certains sont devenus par la suite indisponibles, ayant disparu du marché pour plusieurs raisons (évolution technique, technologique ou manque de demande). Nombreux sont aujourd’hui ceux dont on a perdu l’usage, et que l’on utilise à titre décoratif ou divertissant, qui ont pourtant constitués alors des avancées techniques non négligeables et parfois à l’origine de tout un univers ou un mode de vie : les machines à écrire et l’avènement du secrétariat, les vinyles, les cassettes VHS …

Les œuvres des artistes, nouveaux réalistes, témoignent d’un temps T de production, de consommation, de certains usages, même si cela n’est pas l’intention. Certains artistes ont travaillé à partir d’objets neufs, choisis sur le marché, Raysse, Deschamps et parfois Arman. Ils lient ainsi leur histoire à celle de la production et de la consommation, soumise à la relation entre l’offre et la demande (certains objets sont plus produits car plus consommés). Les objets, issus de la tendance, imposent des formes, des matériaux, des couleurs. Pour toutes ces raisons, et bien que Pierre Restany 1 parle d’une certaine objectivité, le recours aux objets ne peut pas signifier l’instauration d’une objectivité et d’une neutralité.

De multiples façons, et cela est démultiplié et montré avec force par les Nouveaux Réalistes, les objets signalent autre chose que le fait simple de leur existence ou de leur présence. Le nouveau réalisme pourrait signer l’entrée de la sociologie dans l’art par le baptême de l’objet annoncé par Duchamp.

Restany exprime : « Nous sommes entrés dans le stade sociologique de la civilisation de l’image, ennemie des techniques artisanales, des talents individuels, des littératures écrites, avide de vitesse et d’immédiate communication, prête à spéculer au besoin sur le hasard et l’arbitraire du choix 2 ». « Aux vieilles normes de la qualité se substituent ainsi peu à peu de nouveaux concepts d’expression par la quantité, générateurs eux mêmes d’une nouvelle beauté 3

Il poursuit : « Le groupe que j’ai constitué initialement autour de Tinguely, Klein, Arman et Hains n’est pas exclusif. Le Nouveau Réalisme définit une orientation générale, un état d’esprit, une certaine phénoménologie de l’expression. C’est un parti pris appropriatif, un point de vue, une position de l’expressivité plus immédiate, plus directement sociologique, plus réaliste en un mot que le neo-dada 4 ».

Ainsi les préoccupations de ces artistes sont communément ou individuellement de fonder une méthodologie de l’expression à travers l’appropriation et d’ordonner le constat du réel en un langage. Cet intérêt partagé est relevé par Pierre Restany comme une pensée commune aux artistes qu’il réunit autour de lui. « Toutes les démarches individuelles du nouveau réalisme obéissent à un dé- nominateur commun qui est la reconnaissance de l’autonomie expressive du réel sociologique. 5»

Pierre Restany et le groupe ne veulent pas seulement être ou se positionner parmi les avant gardes mais souhaitent apporter une réponse à l’épuisement (potentiel) de celles ci. C’est pourquoi le critique traite le nouveau réalisme comme méthode ouvrant une nouvelle voir à la création artistique hors des champs traditionnels et formels de la peinture. Le mouvement introduit durablement l’art contemporain dans sa civilisation. Restany, toujours, observe que le mouvement obéit à une logique de type marxiste ou au moins sociologique : selon lui, il y a un lien entre un système économique et social post Seconde Guerre mondiale nouveau qui est celui d’une nouvelle société urbaine et la production artistique. La création doit aller à la rencontre du réel, pour en être le critique, le caricaturiste, ou lui rendre hommage.

Restany : « En cette fin des années 50, les hommes entrent dans une société matérialiste et sont soumis à de frénétiques besoins, à l’hystérie de l’acquisition. Une aliénation qui incline sournoisement l’objet à dominer l’homme. Ainsi, le rôle déterminant de l’objet comme matérialité, comme objet de désir et de possession aboutit à une appropriation du sujet par cet objet. Et il ne s’agit pas seulement alors de l’objet concrètement défini, mais aussi du système de conditionnement qu’il génère 6 ».

Les artistes du Nouveau Réalisme sont jeunes, entre 20 et 30 ans en 1960. C’est une nouvelle génération d’artistes qui sont contemporains des écrivains du Nouveau Roman (Butor, Robbe Grillet, Simon, Beckett) et des cinéastes de la nouvelle Vague (Godard, Tru aut, Renais), qui veut rompre avec la génération précédente de l’École de Paris et s’intéresse de près à ce qui se passe sur la scène de l’art : en 1956, l’exposition londonienne This is Tomorrow annonce le « pop art » anglais et désigne un art qui emprunte à la culture populaire (sciences fiction, imagerie populaire, publicité, pin up …), cette même culture semblant alors plus imaginative et créative que l’art lui même. Richard Hamilton, Dabid Hockney, Peter Blacke, Richard Paolozzi … réalisent des œuvres où des images empruntées à l’environnement banal sont traitées et réinterprétées avec une large variété stylistique.

Aux États-Unis, Rauschenberg avec ses Combine Paintings, Fluxus cherchent à joindre, voir à confondre l’art & la vie, une intention forte, relatif héritage de la pensée de Duchamp. Au coté du néo-dada Rauschenberg, Jasper Johns peint des Cibles ou des Drapeaux, qui sont à la fois objets et signes. Warhol, Lichtenstein, Oldenburg, Dine vont fonder leur travail sur la recherche et les possibilités de ces deux précédents artistes jusqu’à aller vers un art dont l’inspiration première est le thème des mass-media et ses techniques, comme des images d’images : une représentation ambiguë du réel.

François Jost rappelle que de nombreux artistes ont revendiqué le droit de faire des œuvres avec les « restes » de la société 7. Schwitters, du mouvement Merz, composa dès 1918 des assemblages de détritus de toutes sortes prélevés dans des poubelles, les rues, les ruisseaux.

Arman, artiste à objets, collectionneur depuis son plus jeune âge.

Par la Poubelle, il décide que l’objet peut advenir sans médiation. Avec l’utilisation du déchet en support et en commencement de l’œuvre, il anticipe ici une pratique qui deviendra celle de l’arte povera.

Arman délivre un panoptique (idée d’être à l’intérieur de la société et de pouvoir l’observer dans son ensemble, participant à celle ci tout en émettant une pensée critique à son égard) négatif de la production des sociétés industrielles : il ne célèbre pas la société de consommation mais en révèle le caractère épidémique et mortel.

Les commentateurs s’exprimant à propos d’Arman, sous l’influence de Restany ont, à raison, insisté sur le caractère quantitatif de son œuvre. Cette démarche de la quantité sert l’annulation de toutes les qualités réputées pour être celles de la quantité dans notre société.

Le plein — Poubelle ménagère

L’œuvre des Poubelles expose des dégradations et des limites, des saturations et des paralysies. La Poubelle est dans un même temps horizon et cadre. Il y a immanence d’un déni sous la forme d’un rejet final, d’une vitrification, d’une forclusion, d’un emprisonnement des objets dans une association de béton, de colle, de polyester, de soudure, de bronze ou tout autre moyen de réduire les objets à la puissance métaphorique de l’inutilisable, de la séparation, du rejet, de la poubelle. Le plein est une œuvre qui devient la vitrine de l’œuvre d’Arman tout entière : il s’agit en fait de la vitrine de la galerie Iris Clert, traitée telle une Poubelle. Apparait ici alors le cercueil découvert de la société industrielle devenu un chef d’œuvre sombre. La paroi transparente, la surface plane employées pour cadrer les poubelles n’est pas un hasard, l’ancien peintre en est en réalité toujours un : la perception frontale comme elle existe sur la toile s’associe au volume, celui ci étant dénié, comme Arman utilise l’objet pour en dénier sa valeur d’usage. Les premières Poubelles des années 60, Poubelle des enfants, Poubelle ménagère, Poubelle du Musée Ludwig de Cologne sont des entassements d’ordures sèches dans des parallélépipèdes de verre. À partir du début des années 70, grâce à l’emploi de la résine de polyester, les poubelles deviennent organiques (Frozen civilisation de la collection Andy Warhol). Dans le sillage des Poubelles, Arman collecte les objets par lesquels la personne qui est le su- jet du Portrait se définit. Ces objets sont entassés dans une boite à la manière des Poubelles et constituent un réseau d’indices révélant avec clairvoyance l’image de la personnalité du sujet. Les Portraits tels celui de Klein ou celui de Villeglé sont des pièces, et surement les seules, qui dans la production d’Arman manifestent l’évidence d’une composition issue du cubisme. Comme si pour tracer de façon juste et crédible les Portraits de ses amis, le Nouveau réaliste avait besoin d’un ordre de composition par facettes juxtaposées, tout autant qu’une hiérarchie interne de la distribution des objets collectés. Mais cet ordre de composition indépendamment de son rapport immédiat à la matrice cubiste et à la façon dont celle ci indique d’ordonner synthétiquement des morceaux épars, Arman porte un intérêt à cette méthode, intérêt voir passion, ce qui culmine dans Hommage au cubisme.

Yves Klein “Poubelles” / Accumulation “Janus”

Les Accumulations sont élaborées à partir d’objets les plus divers : tubes de comprimés ou de peinture, masques à gaz, outils. Arman raconte : « J’avais des boites entières remplies de lampes de radio destinées à finir leur existence muette écrasées sur une feuille de papier. En déplaçant mentalement le problème, j’en suis arrivé à l’accumulation comme œuvre d’art 8 ». Ainsi la première de ces Accumulations, avec des lampes de radio, voit le jour à la fin 59, un an plus tard Arman en a réalisé une soixantaine ( g. 15 : Janus). Arman est arrière petit- fils et petit- fils d’accumulateurs (il raconte que son arrière grand-père achetait pour son usine 6 fois la même machine, bien qu’il n’en ait besoin que d’une), et a donc commencé très jeune à collection ou accumuler. Cependant, l’Accumulation comme œuvre d’art diffère du principe de collection : la première amène une négation de l’objet dans son identité propre alors que la seconde, vise à présenter la valeur d’un type d’objet. Dans l’Accumulation, l’objet disparaît comme « individu » (entité) au pro t de son émergence comme espèce, de sa réapparition sous la forme universelle d’objet générique. Cependant, les accumulations découlent tout de mêmes de collection d’objets identiques, et transforme à travers la multiplication de ceux ci le particulier en général. La loi suivante de la dialectique hégélienne (relation d’opposés) trouve son illustration, celle ci affirme la transformation du quantitatif en qualitatif : c’est précisément parce que les objets accumulés sont en nombre ou en série qu’ils acquièrent des qualités (au moins formelles) qu’ils ne peuvent manifester lorsqu’ils sont isolés. Le passage de la singularité à la multiplicité est efficace pour une nouvelle perception esthétique et différencie la pratique armanienne de l’objet du ready-made. Les Accumulations extraient les objets de la sphère ustensilaire pour un statut purement subjectif (il y a donc déplacement de l’objectif vers le subjectif ) : l’objet n’a plus vraiment de fonction ou alors celle ci est abstraite et n’a de la valeur que parce qu’un sujet en a décidé.

Une dialectique se créée entre l’objet singulier et sa dissolution dans une série qui exclut cette même singularité. D’autre part, il y a négation de la comptabilité soit impossibilité de dénombrer les objets accumulés et dispersion de ces objets dans un ensemble qui tend vers le ou, l’indiscernable.

Arman produit beaucoup, ce qui mène à une accumulation des Accumulations : une vision partielle de l’œuvre de l’artiste peut suggérer à la pensée du spectateur que tout objet manufacturé est susceptible de devenir un jour ou l’autre objet accumulé, cela constitue un nouveau statut. En réalité, le niçois est un (pur) abstrait : il conçoit les objets sous la forme d’un objet, les œuvres comme ne formant plus qu’un objet, objet capable lui même d’engloutir tous les objets, réduit à n’être que l’objet abstrait et définitif.

François Jost se pose la question : et si des Poubelles d’Arman, à la télé-poubelle -autrement dit la télé-réalité- il n’y avait qu’un pas 9 ? S’il pas il y a, le passage de l’un à l’autre en nécessite plus d’un. Plus que la banalité, c’est sa chute à travers la fin -parfois forcée puisqu’il peut être toujours en état de fonctionnement- de l’objet qu’Arman illustre.

Wharol déclarait que par son travail cinématographique le grand public pouvait être au plus près des vedettes, car il filmait ces mêmes célébrités de la scène s’a airant à des activités banales. Par ces Portraits, Arman produit une œuvre qui pourrait être dans la même idée. Il a dressé ceux de Iris Clert (galeriste), Pierre Restany, Yves Klein, Daniel Spoerri, Jacques de la Villegle, Andy Warhol, ainsi que le sien. Et si les objets présentés apparaissent d’une banalité sans doute, ils sont néanmoins chargés, peut être d’affection, mais surtout de significations : ils représentent un trait de l’identité de la personne mise en bloc.

Dans la droite lignée de Duchamp, Arman employa directement, comme matière picturale, les objets manufacturés, qui représentaient pour lui les prolongements multiples et infinis de la main de l’homme qui subissent un cycle continu de production, consommation, destruction. Oui, il y a un rapport à l’existence, existence de l’objet, et dégradation de celui-ci en fonction du temps qui passe, du contexte dans lequel il est, mais également un rapport à l’humain, la personne qui conçoit cet objet, la personne qui l’achète et l’utilise, l’entretient ou non, le garde ou le jette. Les objets, ces objets, témoignent d’un fragment de vie d’existences humaines qui les ont menés jusqu’à leur état actuel.

Le philosophe Jean Baudrillard dans Le système des objets observe : « Tout objet a deux fonctions ; l’une qui est d’être pratiqué, l’autre qui est d’être possédé 10 ». Résonne la théorie de Certeau, et si en mettant en boite les objets, Arman créait une parade, empruntait une ruse ? La ruse serait aussi de considérer si les objets peuvent avoir une seconde existence technique et matérielle, une problématique très actuelle, qui plus réfléchie pourrait amener à un ralentissement de la production (et de la consommation -?-) à outrance. Et que la réponse soit oui ou qu’elle soit non, l’art sera toujours là pour prendre le relais.

On pourrait considérer les Colères, les Coupes, les Combustions, et Arman qui règle ses comptes. Mais soudain, l’art de l’objet -objet qui le plus souvent n’est plus anodin, peut on vraiment dire qu’un piano ou un violoncelle sont si communs- bascule dans le registre de la performance. Ces projets associent le geste à l’objet, dans une rage, un sentiment humain bien sûr, qui s’exprime de façon exceptionnelle : ce n’est quand même pas tout les jours que l’on brise des instruments. Toutefois, ces actions peuvent être des petites révolutions contre l’asservissement irréfléchi des classes moyennes armées et défendues par leurs collections de fétiches, expression pauvre d’une masse silencieuse dont l’opinion dominante est que le monde des objets « serait une réserve d’attributs et d’arguments dont la litanie décline l’être parce qu’elle est la somme de l’avoir ». Arman reproche t’il à ses contemporains de ne plus user assez de ruses ? Ou comprend-il finalement qu’il est un être impuissant face à un système qu’il est obligé d’accepter si bien que pour exprimer le fait qu’il est compris cela mais qu’il ne puisse pas agir, il exprime sa Colère de par la seule façon qu’il est trouvé, en exutoire, et de façon primitive.

Après les images, après les objets, après les déchets, Daniel Spoerri, lui, s’intéresse aux aliments.

Il ressuscite la nature morte, mais pas vraiment sous la forme traditionnelle. Il crée le Eat Art qui inclue le repas et la nourriture dans le processus artistique tout en désacralisant l’objet immuable : la nourriture étant périssable, les œuvres ont une durée de vie limitée.

Au crépuscule des 50’s, l’artiste va expérimenter autour des Tableaux-pièges. Ceux ci fixent à un support la n d’un repas. Ainsi, l’un des plus simples moments de la vie, et nécessaire, le repas, accède à la pérennité de l’art. En 1963, à la galerie J. à Paris, l’artiste ouvre un restaurant éphémère où les spectateurs peuvent créer leurs propres Tableaux-pièges, que l’artiste authentifie par une note-brevet signée de sa main. Fort de ce succès, il ouvre en 1968 à Düsseldorf son restaurant mettant la création artistique autour de l’aliment au cœur et accueillant des visiteurs ou ses amis artistes, Ben, Arman, Niki de Saint Phalle, pour des créations gustatives dont les aliments importent peu ; le plus important étant l’intervention conceptuelle.

En 1970, Le Dîner Cannibale, performance vise à manger des aliments en forme de parties du corps : oreilles en beurre, pieds de pain, doigts de pâtes à la sauce tomate… En avril 1983, il propose une autre performance, L’Enterrement du tableau-Piège : dans le parc du Montcel à Jouy-en-Josas, une centaine de personnes est conviée à un banquet dont les tables, les couverts et les restes seront après le repas enfouis dans une tranchée de 40 mètres.

Des recherches dirigées par le professeur Jean-Paul Semoule ont permis de trouver un tronçon de 6 mètres soit 2 tables. Le Eat Art ne cherche pas à représenter la nourriture mais à l’utiliser. Il représente et la jouissance, le plaisir de la consommation, la culture de la gastronomie mais aussi par la disparition, le pourrisse- ment des aliments nous renvoie à notre propre mort et ainsi à l’idée du Memento Mori. Son utilisation dans des œuvres fait de l’art quelque chose d’inachevé, de mouvant, voir de voué à disparaitre.

Hors d’échelle, hors les murs

Balancing tools

Du coté du Pop, Claes Oldenburg et Coosje van Bruggen mettent en valeur et travaillent certains éléments du quotidien ou du banal, en agrandissant les échelles et en multipliant les dimensions. Tels qu’à Vitra (à Weil-am-Rhein en Allemagne) : Balancing Tools (1984).

Rolf Fehlbaum, propriétaire de magasin de design Vitra a commandé la sculpture pour faire un cadeau surprise à son père, à l’occasion de l’anniversaire de celui-ci, qui était un homme manuel et pratique. Ainsi, une pince, un marteau et un tournevis, outils utilisés couramment dans le travail du bois, sont-ils représentés à une échelle hors norme. Cet agrandissement d’échelle, et le choix de représenter ces outils particulièrement fait sens en parallèle ou en opposition aux objets proposés par la firme Vitra, fabriqués plus ou moins de façon industrielle. À travers, ces outils, l’artisanat et le travail manuel sont célébrés.

L’équilibre de ces outils associés, qui pourraient former un portique est néanmoins précaire, et l’en- semble semble être sur le bord de l’effondrement. Serait ce pour signifier une fragilité de l’artisanat dans un monde aujourd’hui de plus en plus machinisé et industralisé ? Néanmoins, ces outils semblent danser entre eux, dans une sorte de célébration joyeuse.

Placés désormais à coté du Vitra Design Museum, ils prolongent parfaitement le ballet des courbes du batîment, qui de par le déconstructivisme de ses formes signe l’identité de l’architecture de Franck Ghery.

Le Cône dépouillé

Le Cône Dépouillé (2001) prend place sur le coin du bâtiment d’un important centre commercial de Cologne. L’emplacement exact de l’œuvre était libre, pourvu qu’elle soit placée aux abords du centre. Claes Oldenburg et Coosje Van Bruggen ont choisi de le positionner sur le toit, du fait que les rues de la ville soient très étroites, et que l’œuvre pourrait ainsi totalement s’insérer sur l’architecture, se greffer en quelque sorte, et égayer ce bâtiment, et l’ensemble des architectures avoisinantes. À Cologne, les clochers coniques sont fréquents, menés par celui, double, de la cathédrale. D’autre part, il y a de nombreux glaciers populaires dans la ville. Pour accentuer les clins d’œil, il est notable que COlogNE, comprend les lettres du mot Cône. Avec ces éléments géants, sortis de l’évidence pour être glissés dans la ville, Oldenburg est tel un marcheur qui s’approprie la ville de par ses promenades, il use de l’art et des objets anodins pour explorer ce qu’il désigne comme des réalités parallèles, ce qui consiste à donner une ou plusieurs identités à ces objets, qui ne sont pas sa fonction, son rôle premier. Un peu comme si l’on décidait de se brosser les dents avec une chambre à air de vélo : la fonction est détournée, le rôle de l’élément est inventé de nouveau, mais reste porteur de sens et l’héritage de Duchamp ne perd pas de sa forçe.En agrandissant ces objets, ces aliments banals, communs, oubliés à force d’être trop vus, utilisés souvent, quotidiennement, par un grand nombre de personnes, usés à force d’être utilisés, engloutis sans être dégustés ni appréciés, l’artiste replace tout ces éléments au coeur, les remet en valeur, dans des lieux insolites et des situations surprenantes, fantaisistes et humoristiques. Ces sculptures géantes prennent des allures totémiques, monumentales et du coup presque sacrées. L’éloignement de l’objet de consommation se fait en parallèles d’un d’un plaisir croissant quant au travail sur le paysage et la ville. Par ailleurs, le sculpteur a une démarche liée à l’urbanisme et l’architecture. En outre, ces œuvres, grâce à leur grande taille, viennent appuyer certaines architectures, se greffer à d’autres. De plus, chaque sculpture en plein air, reflète le contexte culturel de l’endroit où elle a été installée, comme vu dans les deux exemples précédents. Tout ceci est une invitation à reconsidérer un urbanisme déshumanisé.

Andy Warhol emboîte.

À partir de 1974 et jusque sa mort en 1987, le prince pop range systématiquement dans des cartons, qu’il scelle une fois plein, toute sorte d’objets conservés depuis son enfance : factures, bobines de films, coupures de journaux, cartes routières, cartes postales, timbres oblitérés, objets en plastique, photos, bandes dessinées, disques 33 tours, vêtements, soit près de 300 000 objets.

610 Times Capsules, véritable (autre) témoignage de son parcours underground et de sa vie à la Factory, mais aussi plus généralement de l’avant-garde artistique, car Warhol côtoyait beaucoup de monde ou plutôt tout le monde côtoyait Warhol, des anonymes aux stars : Mick Jagger, Lou Reed …

Les Times Capsules n’étaient pas destinées à être jetées mais bien à être conservées et ouvertes : ultime stratégie de Warhol pour qu’on continue à parler de lui, et pour accorder encore une fois à ceux dont on redécouvre les portraits et les objets, les fameuses 15 minutes de célébrité.

Le contenu de ces boites témoigne de la fascination de l’artiste pour les objets et les images, qu’il a préservés comme s’ils ne pouvaient pas être jetés, et les a élevés par cela au rang d’art : simple objets banals et dénués à priori d’intérêt, ils prennent place aujourd’hui dans les musées. Et constitue un véritable fonds d’archive.

L’ouverture de ces capsules est ritualisé et se fait sous l’œil de curieux et passionnés qui ont payé leur ticket pour voir l’événement : un quart de siècle après sa mort, Warhol règne encore.

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notes

1-critique d’art très important dans les années 50 et après. Il formalise et accompagne le Nouveau Réalisme 2 à 6. Restany Pierre, Le nouveau réalisme, (1968) Luna Park Transedition Asbl, 2007 7. Jost François, Le culte du banal, De Duchamp à la télé-réalité, Paris, Éditions du CNRS, Collection Biblis, 2013, voir. préface 8. Lamarche-Vadel Bernard Arman La différence, collection Mains et merveilles, 1999 9. Jost François, Le culte du banal, De Duchamp à la télé-réalité, Paris, Éditions du CNRS, Collection Biblis, 2013 voir Préface « Le siècle précédent car projection de l’objet commun dans les musées, revendiquant d’utiliser le banal les déchets et les poubelles, n’est il pas logique que la télévision de la n du siècle s’appuie sur les même valeurs ? » 10. Beaudrillard Jean Le système des objets, (1968)

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