La photographie humaniste : la résurgence d’une société saisie en noir et blanc
La photographie humaniste apparait en France, particulièrement à Paris et sa banlieue dans les années 30. Alors, les photographes quittent leur studio et leur boutique pour, demande croissante, saisir les espaces urbains, citadins. La presse magazine et quotidienne régionale, en pleine résurrection et expansion après la seconde guerre mondiale, leur commande des reportages dans des domaines variés. Indépendants (Marcel Bovis, Jean Lattes ou Lucien Lorelle), regroupés au sein d’agence (Agence d’illustration pour la presse (AGIP), Rapho, Alliance Photo et la célèbre Magnum à New York qui contribue donc à diffuser des « belles images de France » Paris pittoresque, romantique et lumineux) ou encore salariés de magazines (Izis pour Paris-Match, Edouard Boubat pour Réalités ou Jean-Louis Swiners pour Terre d’Images), les photographes humanistes sont aussi des « reporters-illustrateurs », dénomination singulière qualifiant leur rôle qui n’est pas de documenter l’actualité ou l’événementiel, mais de témoigner par l’image des activités et centres d’intérêts des hommes est femme de la France d’après guerre, ce qu’ils font avec un réalisme poétique émerveillé par le charme de la banalité.
Ils furent amenés à couvrir la Libération ou les dommages causés par des années de conflit, à répondre aux demandes d’institutions telles que le Commissariat général du tourisme et la Documentation française qui avaient besoin d’images pour des affiches promotionnelles, des calendriers, des documents pédagogiques et didactiques présentant la géographie et l’économie du pays.
Ils s’engagèrent idéologiquement et politi quement, dans le communisme par exemple, pour la paix alors que se dessinait déjà la Guerre Froide, pour la solidarité afin d’interpeller autour des problèmes concernant le mal logement et la misère dans les quartiers populaires, de communiquer les actions menées par les associations caritatives (Croix Rouge, Emmaüs). Leurs images du monde du travail, entre modernisation et progrès, entre grèves et revendications, furent publiées dans Regards, La Vie ouvrière, journal de la CGT, ou l’Almanach de l’Humanité. Ils saisissèrent l’urbanisation mouvante (avec des programmes spécifiques dans les années 50), et expriment leur espoir en des lendemains qui chantent pour de bon et à pleine voix. Dans cette France d’après-guerre, ruinée, divisée, mais libérée, leurs clichés contribuaient à créer une iconographie, image du « spectacle permanent et gratuit de la vie quotidienne 1 » ainsi que désignait Doisneau les âneries dans la grande ville, le goût pour les rues pavées, les personnages types, l’idéalisation des bas-fonds et la quête des instants de grâce.
« C’est l’humanité qui m’intéresse, c’est la pulpe »- proclame Henri Cartier-Bresson. 2
Le principe est simple : célébrer l’homme dans sa quotidienneté, les personnes, tout catégories et âges confondus, travailleurs et familles, riches et modestes, les enfances innocentes, les anonymes, les figures tendrement héroïques, et les espaces de liberté et de convivialité dans lesquels ils se meuvent. Le théâtre du monde est transcendant de poésie. Ronis raconte que « la reprise de l’activité après la Libération fut assez fascinante. Le public avait une folle soif d’images et, pendant quelques années, la photographie pour la page imprimée connut une période de grande fertilité. Les choses n’étaient pas simples car on manquait de tout 3 ». Malgré les commandes nombreuses pour les titres de presse, tout n’était pas toujours aisé pour les photographes. Doisneau résume la situation : « Le travail sur commande, qui passe pour une activité honteuse, permet la survie matérielle. […] Il demande une dépense d’énergie, d’invention et, pour ne céder ni à la résignation ni à l’appât du gain, il faut être attentif à éviter les pièges de la spécialisation et garder toujours un regard oblique qui engage à voler, quand les occasions se présentent, un peu de temps payé par les différents employeurs. Ainsi le modeste praticien, jouant en cachette au dilettante, sera gratifié d’une réputation de flâneur 4 ».
Le statut de photographe restait précaire particulièrement dans les années 1945–1950 en raison du manque de matériel notamment. Une majorité de photographes travaille également pour la mode, shootant désormais loin des studios, mettant en exergue cette pensée de Colette Chanel : « Il n’y a pas de mode si elle ne descend pas dans la rue ».
Plusieurs photographes travaillaient également pour la publicité, associative, touristique pour promouvoir la France, commerciales pour promouvoir la consommation avec par exemple les voitures (dont le marché est en pleine croissance). Des entreprises font appel aux photographes pour clicheter leurs usines et leurs industries, ainsi par exemple Renault confia ce travail à Doisneau. L’actualité du monde est de plus en plus partagée à travers les magazines d’informations, mais quelques pays sont peu représentés : le magazine Réalités, crée en 1946 et dirigé par Alfred Max, privilégie la découverte de pays éloignés, méconnus et de leurs habitants. L’idée est de révéler la vie dans les grandes métropoles comme dans les villages, géographie du monde. Ses photographes réguliers sont Jean-Philippe Charbonnier et Édouard Boubat mais il fait également appel à des collaborateurs extérieurs, qui sont autorisés à choisir leur sujet et à le traiter comme bon leur semble. Doisneau produira pour eux « Portrait d’un Français moyen », Cartier-Bresson, Charbonnier, Bischof, Boubat racontent l’Inde, le Japon, l’Égypte… Ces « Correspondant(s) de paix », expression de Prévert pour qualifier Boubat, s’intéressent en outre aux ambitions diplomatiques en cours, à la création d’institutions internationales pour la paix et le développement (l’ONU, l’Unesco).
La presse est faite de choix éditoriaux quant aux contenus, ceux ci sont empreints d’une nostalgie d’un Paris pittoresque et peut être un peu idéalisé. D’autres thèmes existent : le conflit social, les revendications, mais aussi des sujets spécifiques à propos de la peinture, de l’art … Pour les sujets qui leur tenaient à cœur, les photographes entreprirent des projets éditoriaux personnels ou collectifs. L’édition était un moyen de valoriser leur travail à une époque où les expositions de photographie, au delà de celles annuelles du Groupe des XV et du Salon national étaient rares. D’autre part, écrivains et photographes collaborent Aragon et Henri Cartier-Bresson Ce soir, Jacques Prévert et Izis pour Grand Bal du Printemps, René-Jacques et Mac Orlan pour Les fêtes foraines, Blaise Cendrars et Robert Doisneau qui donnera lieu à La Banlieue de Paris, Bobin et Boubat pour Donne moi quelque chose qui ne meure pas. Petit à petit, avec l’avènement de la télévision, les grands périodiques illustrés et ses photographes perdent un peu de leur place sur la scène du reportage. Ils la gagnent alors dans le domaine de l’art, plus spécifiquement grâce aux Rencontres internationales de la photographie d’Arles, créées en 1970, qui considère le photographe également comme auteur.
Le petit parisien, 1952 4
« Ce jour-là, pour cette photo qui a été tant de fois reproduite dans la presse et qui, pour finir, pourrait venir signer mon autoportrait en petit parisien, j’avais fait une petite entrave à ma pratique habituelle. Je veux dire que j’ai fait un minimum de mise en scène. Je devais illustrer un reportage qui s’appelait Revoir Paris et racontait l’histoire d’un parisien qui était allé vivre quinze ans à New York et revenait à Paris, en remarquant avec amusement tous les signes distinctifs de ce qu’on voit à Paris. Parmi toutes ces choses distinctives, il y avait bien entendu le grand pain parisien. Il fallait donc que je trouve une façon particulière de le photographier, de le mettre en situation, ça n’aurait pas eu de sens de choisir simplement le cadre d’une boulangerie. Il était midi, je suis allé dans mon quartier rôder du côté d’une boulangerie. Dans la queue, j’ai vu ce petit garçon, avec sa grand-mère, qui attendait son tour. Il était charmant, avec un petit air déluré. J’ai demandé à sa grand-mère : « s’il vous plaît, Madame, est-ce que vous m’autoriseriez à photographier ce petit garçon quand il sortira avec son pain ? J’aimerais bien le voir courir avec son pain sous le bras. — Mais oui, bien sûr, si ça vous amuse, pourquoi pas ? » Je me suis posté un peu plus loin, j’ai attendu. Il a acheté son pain et il a couru, de façon si gracieuse et si vivante. Je l’ai fait courir trois fois, sur quelques mètres, pour avoir la meilleure photo. Et cette photo a eu un succès formidable, on en a fait un poster, des cartes postales, j’ai su qu’on la voyait même à l’étranger, dans les bistrots, ou dans les boulangeries, à New York, et dans un certain nombre de capitales européennes. Ce garçon-là, je l’ai retrouvé grâce à sa belle-mère qui, un jour, s’est manifestée et m’a téléphoné, un matin : « vous savez, monsieur Ronis, ça fait longtemps que je connais cette photographie, et naturellement mon gendre la connaît aussi, mais si je vous téléphone aujourd’hui, c’est que je l’ai vue en couverture d’un livre que vous venez de faire paraître.» Grâce à cette femme, j’ai pu aussi retrouver le nom de la rue où j’avais fait cette photo : la rue Péclet. Je suis retourné pour voir si j’allais retrouver la porte, si j’allais me souvenir. La maison n’avait pas été ravalée, c’était exactement le même décor, et j’ai eu la preuve que c’était bien là parce que sur le cliché complet il y avait en bas de ce mur un regard pour le gaz, comme une petite boîte en fonte, qui était restée à la même place. Le regard n’avait pas bougé pendant toutes ces années ! Mais le petit garçon, lui, ne s’est jamais manifesté. »
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notes
1–3. voir La photographie humaniste, 1945–1968 autour d ’Izis, Boubat, Brassaï, Doisneau, Ronis… Sous la direction de Laure Beaumont Maillet, Françoise Denoyelle et Dominique Versavel, Paris, Éditions de la Bibliothèque Nationale de France, 2006 4. Ronis Willy, Ce jour-là, Mercure de France, 2006, Extraits en ligne, Télérama, URL, Mis en ligne le 17/09/2009, Consulté le 2/01/2016