Culture et dépendance 2/3
TLDR; Pour améliorer réellement l’efficacité d’une organisation en croissance (ou de n’importe quelle organisation de taille moyenne et supérieure), ciblez la racine des obstacles à la collaboration. Spoiler alert : ce n’est pas au niveau des individus que celà se joue, mais au niveau des conditions matérielles qui vont les pousser à avoir intérêt (ou pas) à collaborer.
(Note : dans le premier article, nous évoquions la difficulté pour les organisations de promouvoir la collaboration, et de comment ce problème était perçu très souvent de manière assez naïve. Cette fois-ci, nous allons essayer de comprendre un peu mieux ce qui se passe en sollicitant les sciences sociales)
Culture eats strategy for breakfast
Cette maxime désormais célèbre de Peter Drucker (guru mondial du management) nous informe que quelles que soient nos intentions, la stratégie ou le changement que l’on veut pousser dans une organisation, cela ne pourra jamais se faire en opposition à la Culture en place.
La Culture d’une entreprise c’est très concret
En effet, la Culture c’est comment les gens fonctionnent et travaillent au quotidien : leurs habitudes, leurs pratiques, leurs croyances aussi. Et ce que nous dit Peter Drucker, c’est que la Culture est plus forte que tout le reste. Si les gens sont habitués ou pensent que c’est pénible -ou risqué pour leur carrière- de collaborer, vous ne pourrez rien y faire. Malgré toute l’énergie et les moyens que vous voudrez déployer pour changer ça,
Formulé autrement : vous pourrez faire toutes les injonctions que vous voudrez à vos collègues (ex: « vous 2, travaillez ensemble ! », « à partir de maintenant, j’aimerai que l’on aille vers du continuous discovery » etc.), si celles-ci vont à l’encontre de la Culture d’entreprise en place, il ne se passera rien d’autre… que de la résistance plus ou moins passive (certains parlent même de sabotage dans certains cas 🙂)
Des dissonances cognitives déconcertantes
Je me souviens de cette grande entreprise pour laquelle j’ai travaillé de longues années au milieu de ma carrière (pendant 12 ans quand même). C’est celle que j’évoquais brièvement dans le premier article de cette série.
Celle-ci prônait ostensiblement et notamment les valeurs suivantes : « innovation », « esprit d’équipe ». Les murs étaient ornés de chacun de ces principes, et tous les templates de slides corporate les mettait également en avant.
La réalité était toute autre.
Ne vous méprenez pas: iI y aurait énormément de choses positives et incroyables à dire sur cette société (surtout les gens). Mais en pratique, la culture était diamétralement opposée à l’esprit d’équipe et à l’innovation 🤷♂️. Déjà, les récompenses et bonus (financiers) étaient exclusivement individuels. Pour ce qui est de favoriser la collaboration, on fait mieux…
La Culture d’entreprise transpirait et véhiculait ostensiblement une mentalité de 1er de la classe (le terme “best in class” était d’ailleurs omniprésent), privilégiant les meilleurs diplômes et une armée de bons petits soldats, de supers exécutant·e·s au service d’un statu-quo qui avait forgé leurs longues carrières mais aussi ce vaste empire.
Les meilleurs élèves à ce petit jeu étaient d’ailleurs souvent mis en valeur lors de réunions en amphithéâtres « Town Hall » où on faisait le point sur les mois précédents, mais en présentant bien souvent des classements comparatifs (type ladder) des équipes les plus performantes sur tel ou tel sujet à la mode (nombre d’outage en prod par exemple).
C’est dans ce genre d’occasions qu’on rencontre réellement la Culture d’une organisation. En l’occurence ici une culture de la performance. Mais pas n’importe qu’elle performance : la performance individuelle.
Du coup
Face à de telles conditions, les employés ne sont ni dupes ni naïfs. Ils s’adaptent. A part certaines injonctions sans effet, il n’y avait aucune réelle incitation matérielle et concrète à collaborer et travailler pour le collectif. Les équipes transverses étaient même souvent méprisées par les “vraies” équipes (celles des winners et des “Champions”).
Pour prendre une analogie avec le football : on ne valorisait publiquement que celles et ceux qui marquaient des buts, jamais les passeurs ni les défenseurs (pourtant indispensables pour gagner). Ces derniers étaient pourtant les premier·e·s à être tenus responsables si les buteurs galéraient à marquer des buts.
Bref. Il n’y avait aucun avantage tangible à collaborer ni à montrer la moindre erreur ou faiblesse publiquement 🤷♂️.
Mais aussi…
Plus embêtant encore : certains managers d’équipe un peu cyniques ayant compris le game, ils préféraient -pour les pires d’entre-eux- faire échouer et chuter les équipes voisines, pour pouvoir gagner facilement des places dans le classement général (ladder qui servait aussi ensuite de comparaison lors de l’attribution des bonus et autres augmentations à l’année). C’était plus rentable pour eux de faire passer les autres pour des quiches, que de faire progresser leur propre équipe en prenant le moindre risque.D’ailleurs, la culture ici était aussi du coup très, très… très, très…très risk averse.
Dans un tel environnement où la prise de risque et ou les erreurs paraissent inacceptables, où vos pires collègues s’en servent même pour vous déprécier et gagner des points, je vous laisse imaginer le niveau « d’esprit d’équipe », mais aussi « d’innovation »… 🤦♂️😂
Par contre, à force de voir et vivre cette dissonance entre les messages officiels et ce qui était valorisé concrètement par l’organisation (c.ad. la “Culture”), le cynisme battait son plein (et le désengagement aussi in-fine).
Agir sur la Culture, c’est possible ?
Oui. Même si ce n’est pas simple, c’est possible. Mais pour ça il faut mieux comprendre comment une Culture d’entreprise se met en place. Pour y arriver, j’invoque ici un sort de sociologie issu de l’école de Michel CROZIER (concepteur de l’analyse stratégique et de l’action collective en sociologie des organisations au CNRS) : L’acteur et le système : Les contraintes de l’action collective (Crozier-Friedberg)
Que nous disent Crozier et Friedberg dans ce papier qui fait référence depuis 1981 ? Que les gens (les acteurs sociaux) ne sont pas bêtes; qu’ils s’adaptent et adoptent tout naturellement des comportements qui seront utiles et valorisés par l’organisation à laquelle ils appartiennent.
L’intelligence des acteurs
Ce principe de “L’intelligence des acteurs” (repris ensuite par leur padawan François DUPUY dans beaucoup de ses ouvrages comme l’excellent Lost in management) postule que :
“chacun des acteurs, nous, comme chacun de ceux qui nous entourent, a de bonnes, ses bonnes raisons, d’agir comme il agit”
Ce ne sont pas des comportements irrationnels. Bien au contraire.
Et appliqué à la collaboration ?
« L’intelligence des acteurs » appliqué à notre sujet, nous fait comprendre qu’une organisation qui valorise des comportements ou des réussites individuelles, est une organisation qui se condamne… à ne pas voir émerger la collaboration et l’intelligence collective.
Dans ce cas là, et malgré les injonctions de façade (« il faut collaborer désormais »), personne n’y a intérêt factuellement. Et comme les gens ne sont pas bêtes, ils font ce qui sera le plus valorisé par la structure : travailler dans leur coin, et ne pas prendre le risque de dépendre d’autres personnes qui n’auraient pas un intérêt direct à leur propre réussite.
Et puisque ce n’est pas socialement acceptable de dire qu’on ne veux pas collaborer, on va plutôt faire remarquer que si on collabore on se met en danger.
Comme une prophétie auto-réalisatrice
Dans certaines situations, et vu le manque d’ambition de l’organisation en la matière, c’est très juste : collaborer fait prendre plus de risques aux personnes (sans une réelle reconnaissance).
Mais si on n’y prend pas garde, ces avertissements de la part de gens qui disent qu’iels ne vont pas collaborer peuvent devenir des prophéties auto-réalisatrices.
Et c’est un problème classique rencontré par les organisations en mutation vers plus de collaboration.
Il va donc falloir rendre attractif la collaboration. Pour de vrai. Transformer le rapport coût/bénéfice de la collaboration pour que cela devienne rentable pour les acteurs sociaux, les collaborateurs et collaboratrices.
Mais on tombe du coup sur une autre difficulté qui se dresse sur notre route. Et pas n’importe quelle difficulté : une croyance même.
Objectifs collectifs vs objectifs individuels
Cette autre difficulté, c’est la croyance (pas totalement infondée il faut le reconnaître, car le risque existe), que si on fixe un objectif commun à 2 ou plusieurs personnes (ex: “vous devez réussir ENSEMBLE à faire … d’ici 3 mois“), cela va diluer leur responsabilité et leur engagement; leur accountability. On pense qu’en cas de soucis, ils ou elles vont se rejeter la responsabilité.
Mais encore une fois, il me semble que c’est regarder la problématique par le mauvais bout. Au lieu d’imaginer un dispositif qui motivera les gens, on se perd déjà dans un problème de responsabilité en cas d’échec.
C’est aussi sans doute oublier que votre incentive ici n’est peut-être pas la bonne, ni suffisamment élevée, pour les motiver à trouver des solutions ensemble.
Et je parle ici d’incentives positives (comme de la rémunération variable pour les 2 personnes ou équipes), pas de la version vénère d’un Jeff BEZOS qui disait dans une note interne à Amazon en 2002 : “Anyone who doesn’t do this (i.e. systématiser leur travail sous forme d’APIs) will be fired.” (même si ça fonctionné en l’espèce; mais pas sûr qu’on soit très nombreux et nombreuses à vouloir travailler par choix -aujourd’hui- dans une boite comme Amazon…)
Seul on va plus vite, ensemble on va plus loin
Ce proverbe africain illustre parfaitement l’intérêt -et l’obligation même- pour certaines entreprises de favoriser la collaboration entre leurs salariés et leurs équipes.
The long and winding road
Attention. Je ne dis pas que c’est facile. Bien au contraire, c’est une route semée d’embûches (et on verra d’autres aides dans le prochain épisode). Ceci étant, c’est une route qui va révéler le degré d’intelligence collective des gens et des managers d’une organisation.
Car une fois qu’on aura compris comment agir sur la Culture (et donc sur les pratiques concrètes des gens), on pourra commencer à travailler sérieusement.
Voilà, c’est tout pour cette fois. Le 3eme et dernier épisode de cette série couvrira d’autres pistes de solutions mais aussi des références supplémentaires pour aller plus loin sur ce sujet de l’intelligence collective et de la collaboration.
A très vite !