À propos de la fraternité

Victoria Nikolenko
4 min readApr 14, 2022

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« Les Ukrainiens et les Russes sont peuples frères ». Un mythe aussi tenace et aussi faux que celui de la « mystérieuse âme russe ». Les Russes et les Ukrainiens sont frères ? Et les Français et les Espagnols, sont-ils frères ? Et les Français et les Italiens ? Les Français et les Britanniques ? Les Français et les Allemands ? Là, ça sonne bizarre, non ? Mais pour les Ukrainiens et les Russes, ça passe crème.

Pourquoi ? D’abord, c’est joli. « Deux cultures proches », « deux langues proches », « une histoire commune ». Ça se vend bien. Même les passionnés de la « grande culture russe » tombent dans ce piège de « fraternité entre les peuples » et s’imaginent que leur coexistence était paisible et sans conflits, jusqu’à s’étonner : « Pourquoi se sont-ils séparés ? Il y a tant de choses qui les unit… »

La réalité est tout autre. « Les deux peuples frères », c’est le discours russe qui depuis des siècles déjà sert d’excuse et de justificatif de colonisation. Frères, donc forcément doivent faire partie d’un même État. Avec la capitale à Moscou, évidemment. Deux frères, dont un frère aîné — la Russie, naturellement, et un frère cadet, l’Ukraine. Quoi ? Kyiv a plus de 1500 ans, et Moscou a à peine 900 ans ? Le cadet est donc plus âgé que l’aîné ? Qu’à cela ne tienne, ce n’est pas l’âge qui compte quand il s’agit du pouvoir et de la domination. L’Ukraine est cadette parce qu’elle n’arrive pas à se tenir sage : les révolutions, la démocratie, les valeurs européennes, la liberté et autres idées saugrenues. Il faut la contrôler, en annexant et surtout en supprimant ces bêtises de « l’indépendance » et de « l’identité ukrainienne ». Le mythe de « fraternité » sert à nier l’existence même de l’Ukraine, de sa culture et de sa langue, et les Russes ne se donnent même plus la peine de le cacher dans leur discours officiel.

En Europe, ces propos sur la « fraternité » n’offusquent personne parce que l’Ukraine reste méconnue du grand public. Tchernobyl (Tchornobyl en fait, tout comme Kyiv, et non pas Kiev), Andriï Chevtchenko, frères Klytchko, Révolution Orange, Maïdan. Et maintenant, avec la guerre, quelques noms géographiques. C’est tout. L’Ukraine a toujours été placée dans le même « espace culturel » — « russophone », classée politiquement dans le même « espace post-soviétique » (au passage, quelqu’un a jamais essayé d’analyser à quel point cet « espace post-soviétique » est varié et hétérogène ?). Toujours située dans ce flou géographique et culturel de l’Europe de l’Est, « traditionnelle zone d’influence de la Russie ». Et même maintenant, après 30 ans d’indépendance, on lit toujours sur les réseaux sociaux « l’Ukraine a toujours été russe, ça a toujours été comme ça ».

Depuis des années, les experts en histoire et culture russes sont invités sur les plateaux de télé pour commenter ce qui se passe en Ukraine. Les spécialistes en politique russe commentent les résultats des élections ukrainiennes. Depuis des années, toutes les informations sur les événements en Ukraine étaient diffusées et analysées dans l’optique russe. Combien de fois j’ai vu dans le JT de 20h les reportages du genre : « En Ukraine, il se passe <insérez n’importe quel événement>, et nous avons avec nous notre correspondant à Moscou Alban Mikoczy (ou un autre correspondant) ». Pouvez-vous imaginer que l’actualité française soit transmise en Ukraine par un correspondant basé à Berlin ou à Madrid ? Qu’un spécialiste des partis politiques espagnols ou allemands analyse les intentions de vote à la présidentielle française ? Cette guerre et l’enlisement de l’armée russe montrent que les « frères » russes, et leur chef kgbiste le premier, n’ont toujours rien compris dans l’identité ukrainienne. Force est de constater que c’est aussi le cas de beaucoup d’ « experts » occidentaux.

Les Ukrainiens se battent depuis des siècles pour se libérer de cette « fraternité » qui tue. D’abord l’empire russe, ensuite l’URSS, des siècles d’oppression et d’extermination, toujours avec ce discours sur les « peuples frères », pour justifier leur « zone d’intérêts » en Ukraine. Depuis le XVIIe siècle : l’interdiction des livres ukrainiens, le servage, l’interdiction d’enseigner en ukrainien, la destruction de Sitch zaporogue, l’interdiction de publier et de produire en ukrainien, l’invasion des bolcheviks en 1918, les famines des années 1920 et 1930, Goulags, la Renaissance fusillée, Sandarmokh, Bykivnia, la prison de Lonsky à Lviv, les répressions et les abus politiques de la psychiatrie contre « les nationalistes ukrainiens » jusqu’à la fin du régime soviétique… Depuis plus de 350 ans, « le grand-frère » nie l’existence même du « petit-frère ».

Ce mythe des « peuples frères » était imposé avec une telle ténacité que même de nombreux Ukrainiens ont fini par y croire. Il a fallu une génération entière née, grandie et formée du temps de l’indépendance de l’Ukraine, et l’annexion de la Crimée, l’occupation du Donbass, le siège d’Ilovaïsk et de Debaltseve en 2014, pour qu’une jeune poétesse ukrainienne — russophone ! — Anastassia Dmytrouk écrive « Никогда мы не будем братьями » ( « Jamais on ne sera des frères » ). En 2014, il fallait encore le dire. En 2022, plus besoin. Après les massacres de Boutcha, de Hostomel, après Marioupol, Kharkiv, Borodianka, Irpin et tant d’autres, ce discours sur « les peuples frères » est insupportable pour les Ukrainiens.

Par pitié, arrêtez.
Arrêtez de nous appeler « peuples frères ».
C’est pire qu’une insulte.
C’est nier le génocide.

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Victoria Nikolenko

Docteure en sciences du langage (PhD). Language teacher and language learner. Українка за народженням, європейка за світоглядом. Savoir c’est être libre.