Courant Evolutionnisme

Le courant fondateur de l’anthropologie

Maxime Blondeau
Voyage en anthropologie
7 min readOct 13, 2018

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L’évolutionnisme a fourni un cadre conceptuel permettant d’interpréter les différences entre les sociétés humaines tout en reconnaissant l’unité de l’espèce. Au milieu du XIXe siècle, cette idée constitue une révolution - Leçon #2 de notre découverte de l’anthropologie.

Charles Darwin (1809–1882). On the Origin of Species (1859) et The Descent of Man (1871).

Les grandes étapes de la pensée anthropologique

0. Préhistoire de l’anthropologie. L’universalisme des Lumières mène au conflit sur les races humaines, entre polygénisme et monogénisme. Ce conflit est décrit par Darwin dans notre leçon #1. Son issue est un consensus sur le monogénisme, c’est à dire sur l’unité de l’espèce humaine. C’est le début de l’histoire de la discipline.

  1. L’évolutionnisme et la notion de survivance (Leçon #2)
  2. Le diffusionnisme et la notion d’acculturation
  3. Le culturalisme et la notion de relativisme culturel
  4. Le fonctionnalisme
  5. L’Ecole française de sociologie et les notions de don et de société

A partir du moment où l’unité de l’espèce humaine est postulée, on comprend que la question de l’origine des inégalités se pose différemment. S’il y a unité biologique, alors pourquoi les sociétés humaines sont-elles si différentes?

NB : Levi-Strauss considère que le Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes de Rousseau constitue le premier essai proprement anthropologique (1755).

Les définitions de l’évolutionnisme en anthropologie

nm. Théorie sociale selon laquelle toute société suit un mode d’évolution linéaire sur le modèle unique du développement de la société occidentale (Wikipedia)

nm. Doctrine philosophique selon laquelle tout le monde réel et, notamment, les sociétés se développent selon une loi d’évolution; théorie biologique de l’évolution (synon. transformisme).

Évolutionnisme unilinéaire. Théorie selon laquelle les diverses étapes du développement socio-culturel se situeraient sur une ligne évolutive unique.

Confrontés à l’immense diversité de l’espèce humaine, influencés par l’idée de Progrès des Lumières et par la théorie de l’évolution, les premiers anthropologues ont établi des chronologies de l’évolution socioculturelle des hommes, c’est à dire qu’ils cherchent à déterminer une dynamique interne.

En simplifiant à l’extrême, les évolutionnistes considèrent que sur la ligne de l’histoire, certains groupes humains sont moins développés que d’autres, qui serait plus “civilisés” selon une certaine grille de lecture. Il est important de noter qu’à la fin du XIXe, la mode en science est à l’évolutionnisme (on pense à Bergson) et que seuls le créationnisme et la théorie de la dégénération s’y opposent.

Les théoriciens de l’évolutionnisme

Dans la lignée de la figure symbolique incarnée par Charles Darwin, naturaliste anglais (1809–1882), les pères fondateurs de l’anthropologie sont les suivants :

Sont également citées, comme figures majeures de l’évolutionnisme:

Théories de Morgan

Titulaire de la première chaire d’anthropologie aux US à Rochester (NY). Ses deux ouvrages capitaux sont les suivants :

  1. Systems of Consanguinity and Affinity of the Human Family (1871) (soit la même année que le livre de Darwin sur l’origine de l’homme et que le livre de Tylor sur la culture primitive)
  2. Ancient Society or researches in the lines of human progress from savagery through barbarism to civilization (1877 ; trad. franç. : La société archaïque, 1971)

Fondateur de l’anthropologie de la parenté, il pose dans son premier ouvrage les règles de l’alliance (accouplement et unions — horizontal) et de la filiation (ou descendance, transmission de la parenté, biens et statuts sociaux — vertical). Il étudie les Iroquois, et notamment la terminologie de la parenté (le père et ses frères sont désignés par un terme unique, tout comme la mère et ses tantes). Il distingue les terminologies descriptives (père, oncle, mère,… termes basé sur le degré d’éloignement ou de proximité) et les terminologies classificatoires (classes de parents, liées aux consanguinités et aux formes de la relation). Il décrit pour la première fois les systèmes matrilinéaires, patrilinéaires et cognatiques. Enfin il distingue 5 ‘formes de familles’, qui sont en fait des formes d’unions : la famille consanguine, la famille punaluenne — polygamie avec les femmes des frères (Hawaii), la famille appariée, la famille patriarcale, et enfin la famille monogame. L’apport de Morgan est majeur : la diversité des formes d’organisation de la parenté ne serait pas infinie mais se laisserait réduire à quelques types seulement pour l’ensemble de l’humanité.

Dans son ouvrage majeur, la société archaïque (1877), Morgan analyse l’évolution des sociétés humaines. En s’appuyant sur son observation des systèmes de parenté, il établit trois niveaux de développement : la sauvagerie, la barbarie et la civilisation, en utilisant quatre critères explicatifs des différences de développement socioculturel :

  1. “les inventions et découvertes techniques”, ce qu’on appellerait aujourd’hui le développement technologique.
  2. “l’idée de gouvernement”, le passage de societas a civitas, qui correspond au degré de développement de l’Etat de droit.
  3. “l’idée de famille”, c’est à dire les systèmes de parenté.
  4. “l’idée de propriété”, enfin, où il décrit le passage de formes de propriété collective à la propriété individuelle.

Théories de Tylor

Premier professeur d’anthropologie sociale à Oxford, Tylor théorise l’anthropologie en tant que science de l’homme et illustre parfaitement l’idée radicale d’unité de l’homme et la nécessité de son évolution dans le sens du progrès. Ses ouvrages majeurs sont les suivants :

  • Recherches sur les débuts de l’histoire de l’homme (Researches on the Early History of Mankind and the Development of Civilization, 1865)
  • La civilisation primitive (Primitive Culture, 1871)

Dans son premier ouvrage, Tylor souligne l’unité psychique de l’humanité et développe la notion de survivance. Dans le second, il s’attache à retracer l’origine et l’évolution de la religion (il est l’un des premiers à étudier les mythes). Il propose une tentative d’évolution des croyances et du développement mystique à travers l’histoire :

  1. l’animisme (croyance dans l’existence d’une âme distincte du corps ; rêves et vie après la mort), serait la forme la plus élémentaire de religion (la plus immédiate). Tylor opère une distinction entre animisme inférieur (âme juste pour les humains), animisme médian (âme aussi pour les animaux et être vivants), animisme supérieur (âme aussi pour les choses inertes)
  2. le naturisme, croyance dans les esprits de la nature (de la pluie, du soleil, des fontaines…) qui vont progressivement être personnalisés puis s’incarner, être représentés (idoles, fétiches). Cela donne naissance aux polythéismes avec des puissances de plus en plus utilitaires (Agriculture, Intelligence, Technique, Guerre). C’est pour Tylor, le passage de la sauvagerie à la barbarie : agriculture, vie urbaine, écriture, division du travail.
  3. le monothéisme serait la synthèse des deux premières, soit la forme la plus complexe avec le plus haut développement de la moralité. C’est pour Tylor le passage de la barbarie à la civilisation

La notion de survivance développée par Tylor est essentielle pour comprendre la théorie évolutionniste d’un chemin vers la civilisation. D’une part, les différentes composantes d’une société n’évolueraient pas à la même vitesse, certains groupes demeurant « archaïques ». D’autre part, certains traits des étapes antérieures ne sont pas effacés par l’accès à un stade supérieur : ils « survivent », c’est-à-dire qu’ils appartiennent encore au présent (même s’ils sont voués à disparaître), sans toutefois faire partie de la culture véritablement « vivante » d’une époque, celle qui est caractéristique de son stade de développement. La survivance est donc le concept fort justifiant l’évolutionnisme.

Enfin, Tylor reste célébré pour sa définition de la culture :

Le terme culture ou civilisation, au sens ethnographique, désigne ce tout complexe qui comprend à la fois le savoir, les croyances, les arts, la morale, les lois, les coutumes ou toute autre faculté ou habitude acquise par l’être humain en tant que membre d’une société.

Culture or Civilization, taken in its wide ethnographic sense, is that complex whole which includes knowledge, belief, art, morals, law, custom, and any other capabilities and habits acquired by man as a member of society.

Théories de Frazer

Représentant illustre de ce que l’on a appelé l’anthropologie en chambre, il est l’auteur de The Golden Bough (trad. franç : Le rameau d’or), une œuvre monumentale publiée entre 1911 et 1915.

  • Ier volume : Le Roi magicien dans la société primitive ; Tabou et les périls de l’âme.
  • IIe volume : Le Dieu qui meurt ; Adonis ; Atys et Osiris.
  • IIIe volume : Esprits des blés et des bois ; Le Bouc émissaire.
  • IVe volume : Balder le Magnifique.

Le rameau d’or est un mythe de l’antiquité tiré d’un épisode du chant VI de L’Énéide, où Énée et la Sibylle tendent un rameau d’or au gardien des Enfers afin d’être admis dans le royaume des morts. L’idée de Frazer est d’expliquer ce mythe, par la méthode comparative, et cette explication conduit à des propositions théoriques sur l’évolution de l’humanité. Il en dégage des stades d’évolution :

  1. Le stade « magique » auquel l’homme croit pouvoir tout contrôler (les hommes, les êtres, les choses, les éléments) par l’intermédiaire de la magie. Il définit des lois de la nature pour en tirer profit mais ces lois sont fallacieuses. La pensée magique se divise en deux lois : la loi de la similarité (le semblable produit le semblable ; exemple : l’imitation) et la loi de contagion (les choses ayant été en contact continuent d’avoir des effets l’une sur l’autre alors qu’elles sont séparées)
  2. Le stade « religieux » auquel l’homme, s’il est intelligent, prend conscience qu’il ne peut tout contrôler et reconnaît son impuissance en se prosternant devant le pouvoir arbitraire d’une volonté divine. La religion est ici réservée aux esprits supérieurs.
  3. Le stade « scientifique » : l’homme réalise enfin ses rêves du temps magique. Il a en effet le contrôle (et de plus en plus) des choses extérieures grâce à un raisonnement exact (la science) et des moyens adaptés (les techniques).

Frazer a également publié Totémisme et exogamie (1910), en 4 tomes, qui est un apport tout à la fois à l’anthropologie religieuse et l’anthropologie de la parenté : les totems devenus héréditaires, l’exogamie devient le moyen d’éviter les mariages consanguins.

Voilà pour les figures principales du courant évolutionniste.

Nous verrons dans une leçon ultérieure comment s’est formée la critique et le dépassement de ces premières théories qui, bien que simplistes et largement réfutées depuis, ne doivent pas masquer le fait qu’elles constituent un apport sans précédent à l’histoire des idées.

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