Les analyses du RBDH
A qui appartient Bruxelles?
11 min readDec 20, 2019

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Dans la foulée de la compréhension de ces mécanismes sur la financiarisation du logement à Bruxelles, nous proposons une grille de réflexion pour un habitat « alternatif » capable de résister à la spéculation et/ou la financiarisation. Ces modèles d’habitat ne sont pas nouveaux au sens où il existe des modèles inspirants … depuis l’Antiquité ! Nous verrons ce qui fait que ces modèles « fonctionnent », à savoir qu’il ne faut pas faire reposer la réussite de ces modèles sur une « simple » mécanique, une gouvernance vécue comme légitime étant toujours au cœur de ces projets.

Pascale Thys,coordinatrice & chargée de missions chez Habitat et Participation

En note liminaire, signalons que nous utilisons le terme « habitat collaboratif » car c’est celui qui semble émerger dans la littérature académique[1] afin de transcender les appellations diverses telles qu’habitat groupé — habitat solidaire — habitat participatif — etc. L’habitat collaboratif défend un modèle de logement loin de la marchandisation, en mettant l’engagement des résidents les uns envers les autres au cœur de l’habitat, un modèle où les relations humaines priment sur le strict besoin de logement, un modèle où la solidarité et le pouvoir d’agir (ensemble) priment sur la simple notion de logement abordable.

Côté habitat …

Au début du XIXe siècle, Robert Owen en Angleterre sera le père fondateur du mouvement coopératif qui essaimera sur toute la planète sous diverses formes. Le modèle d’habitat est alors étroitement lié à l’emploi et donnera également des formes d’habitat collaboratif tels que les Familistères. Plusieurs principes sont d’application tel que le « un homme — une voix », le fait d’être coopérateur et non actionnaire, de détenir des parts de coopérateur plutôt qu’un titre de propriété, etc.

Fin du XIXe siècle, Howard Ebenezer en Angleterre propose un autre concept inspirant, celui de la Cité Jardin ou Garden City qui veut allier les avantages de la ville et ceux de la campagne, sans leurs effets nuisibles respectifs. Plusieurs villes s’en inspirent et des cités de logements publics-sociaux reprennent ce schéma de développement urbain. Les cités-jardin proposent en effet un modèle d’habitat où les résidents sont membres de leur coopérative d’habitations, une manière de leur donner un certain pouvoir décisionnel.

Durant les premières décennies du XXe siècle, se développeront les New Communities aux Etats Unis (Alabama) donnant lieu au premier Community Land Trust. Un modèle qui veut aborder la question du logement à 360°, à travers l’accès à la terre (le CLT étant développé tant en zone urbaine que rurale), permettant aussi l’accès à la santé et à l’éducation de ces membres. Le CLT peut se définir selon 4 volets : il s’agit primo d’une alternative à la propriété privée du sol et à l’appropriation individuelle de la ressource foncière sous forme de plus-value, source d’inflation des prix de l’immobilier et d’inégalité dans l’accès au logement et au territoire[2]. Secundo il est composé de 3 termes signifiants : il s’agit d’extraire le sol — LAND — des liens de la propriété privée et de le placer, en dehors du marché, entre les mains d’une entité vouée à en être le dépositaire perpétuel — TRUST — qui l’administrera de manière participative et non lucrative dans l’intérêt commun — COMMUNITY. Tertio, cela demande de mettre en œuvre une série de mécanismes anti-spéculatifs propres à chaque réalité juridique territorialisée (comme le droit de préemption) — quarto de permettre au modèle de dépasser la notion d’accès au logement car l’ambition du CLT est de permettre la gestion collective d’espaces urbains et ruraux afin d’y développer des projets économiques, culturels, sociaux, agricoles, etc.

Côté finances …

Au XVIIe siècle, un banquier Italien, Lorenzo Tonti imagine un système d’assurance vie où les personnes contribuent financièrement à un fonds commun qui leur assure une sorte de rente-viagère. On retrouvera cette idée sous la forme des « tontines » dites africaines, avec deux formules possibles : la tontine à rotation et la tontine à accumulation. Ce modèle se développe sous diverses formes selon les pays, pour favoriser l’accès au logement des publics moins nantis. Une manière de contourner le recours aux marchés bancaires et financiers qui imposent leurs critères et leurs contraintes face aux risques.

Fin du XXe siècle, le micro-crédit est également inspirant, via des expériences comme celles de la Grameen Bank au Bengladesh de Muhammad Yunnus. Même si cette expérience est contestée aujourd’hui, elle a eu le mérite de montrer que l’accès au financement « alternatif » hors système bancaire est possible au sein d’une communauté. Ce peut être une piste pour les populations qui restent en dehors des circuits bancaires comme les femmes ou les plus pauvres. Aujourd’hui, de multiples acteurs du micro-crédit existent de par le monde. Le micro-crédit est un outil de lutte contre l’exclusion sociale dans les pays européens. Il répond aux risques de la financiarisation en proposant des crédits à ceux qui en sont généralement exclus, avec un accompagnement professionnel.[3]

Enfin, reprenant la pensée d’Aristote pour qui la « propriété privée doit être tournée vers un usage commun », un dernier modèle inspirant nous est suggéré : celui des Commons[4], un modèle qui a aujourd’hui le vent en poupe auprès de ceux et de celles qui estiment que certains biens ne peuvent être ni achetés ni vendus : l’ADN, la terre, le savoir, etc. La logique est ici de se dire qu’il existe des « biens » qui sont « hors de prix » au sens littéral du terme parce qu’ils le sont aussi sans doute au sens métaphorique du terme.

A partir de ces modèles inspirants et des réalités de terrain, nous proposons la construction d’une grille d’analyse afin d’identifier les modèles d’habitat pas ou peu spéculatifs (ou pas ou peu financiarisés) à travers deux axes :

  • Les règles du marché
  • La plus-value

En effet, si le logement est aujourd’hui un bien marchand, c’est aussi parce qu’il est englobé par ces deux logiques marchandes : celle d’être mis comme bien sur le marché (du logement — du foncier) et celle de générer des profits (ou de la plus-value). La grille proposée émet donc l’hypothèse que certains habitats se situent soit hors du marché, soit réinventent les règles du marché à leur manière afin de contrer les effets pervers du marché. Dans le même ordre d’idée, la grille propose d’envisager qu’il existe des habitats qui limitent ou suppriment la plus-value et d’autres qui imaginent des formules (juridiques) permettant de capturer la plus-value afin de la partager autrement.

A partir de ce premier schéma, cette première grille de modèles en tension, nous proposons de positionner quelques formes d’habitat collaboratif, sachant que ceci se fait de manière un peu arbitraire et que l’on pourrait retrouver des modèles d’habitat collaboratif sans doute dans plusieurs cadres.

Nous avons aussi réinjecté dans le modèle les trois formes de propriété : usus — fructus et abusus[5] (cf. analyse La propriété. Un droit fondamental en pleine recomposition).

Abordons maintenant les modèles proposés pour plus de clarté :

Les Commons (souvent des terrains mis à disposition) et les squats ont pour dénominateurs communs de se situer hors du marché : il n’y a généralement pas d’échanges financiers entre les parties. On ne reconnaît pas à un quelconque propriétaire le droit de percevoir une rémunération pour son bien et donc il n’y a pas de plus-value possible. Seul le droit d’usage de ce bien est valorisé à travers l’action de squatter ou d’occuper un terrain considéré comme un Commons.

Les coopératives et certaines formes d’habitats groupés (ou participatifs ou collaboratifs) ont été situés dans ce cadre. Ils pourraient se situer dans d’autres cadres selon les formules choisies. Ici, nous privilégions le fait que ces modèles d’habitat ont pour corolaire une gouvernance collective forte qui impose des règles communes qui limitent certaines dérives du marché. Les habitats collaboratifs passent le plus souvent par des formulent de cooptation des nouveaux habitants, by-passant un fonctionnement « normal » du marché. Le nouvel habitant est choisi en fonction de sa capacité à « partager les valeurs du groupe », ce qui doit primer sur une recherche de plus-value potentielle de la part de l’ancien propriétaire. Les coopératives quant à elles ne proposent pas d’être propriétaires d’un bien, mais d’acquérir des parts de coopérateurs, ce qui change ici aussi les règles du marché de l’achat et de la vente. On peut habiter dès lors un bien sans avoir acquis les parts de coopérateur équivalents à ce bien (en plus ou en moins). On peut faire évoluer la valeur des parts en fonction de la plus-value, mais ce n’est généralement pas l’intérêt premier des coopérateurs.

Le modèle des Community Land Trust qui — lorsqu’il s’agit d’accès à la propriété — proposent des modèles de propriété en droit réel (donc l’abusus), mais avec des règles communes permettant de limiter la hausse des prix du logement locatif ou acquisitif. En l’occurrence, en Belgique, ce modèle passe par un droit de préemption du bien lors de la revente et c’est alors le collectif (sous forme de fondation) qui définit le prix de revente et capte une partie de la plus-value en son sein. Les règles du marché ont été modifiées : on ne peut pas vendre à n’importe quel prix et la plus-value — après avoir été capturée — est partagée (entre le propriétaire et l’organe de gestion collective, soit le « trust » qui peut ainsi financer de nouveaux logements ou des infrastructures collectives).

Le cadre en bas à gauche. Sans doute le plus difficile à imaginer car, comment proposer de la plus-value à capturer dans un modèle hors du marché. Si au lieu de penser uniquement « marché du logement et du foncier » on pensait « marché financier » (système bancaire), alors on pourrait avancer qu’un modèle d’accès au logement est celui des tontines, des micro-crédits ou des groupes d’épargne. En effet, le logement n’est ainsi plus soumis aux lois du marché bancaire, et pourtant une plus-value peut se développer à partir de l’existence de ce bien immeuble.

Notons que le modèle des « Groupes d’Epargne Collective et Solidaire »[6] développé en Belgique ne permet malheureusement pas de sortir des marchés financiers, étant donné que les montants réunis permettent aux ménages d’emprunter aux Fonds du Logement Bruxellois ou Wallon[7], qui vont eux-mêmes emprunter les capitaux aux banques classiques. L’épargne des familles, mise dans un « pot commun », permet à chacune, à tour de rôle, de préfinancer l’acompte nécessaire (max. 10%) pour signer le compromis de vente. Ceci se fait avec l’accord des Fonds du Logement qui, après analyse de la situation individuelle du ménage, peuvent octroyer (ou non), un crédit hypothécaire qui inclut le montant de l’acompte. Le Fonds du Logement rembourse ainsi ce montant au « pot commun » le jour de la signature de l’acte de vente et un autre ménage pourra l’utiliser.

Ceci n’est bien sûr qu’une proposition de réflexion qui demande à être soumise à la réalité de terrain, à être critiquée par ceux et celles qui mènent ce type de projet.

Après plus de 35 ans de réflexions autour de ce type d’habitats « collaboratifs »[8], nous avons l’intime conviction que si ces modèles fonctionnent, ce n’est pas à cause de la mécanique qui les entoure. Ce n’est donc pas le « simple » statut juridique qui permet d’éviter toute dérive, que ce soit des formules de fondation afin de protéger le patrimoine ou des formules de sociétés coopératives. Les fondations sont aussi de bons moyens d’accumuler des richesses en by-passant certaines taxations ; les coopératives ne sont pas forcément des modèles de gouvernance exemplaire. On peut étendre cette remarque à tous les dispositifs anti-spéculatifs imaginés par les uns ou les autres. Il est toujours possible de contourner ces dispositifs pour celui ou celle qui le souhaite[9].

Dès lors, si l’on devait identifier ce qui permet à un modèle anti-spéculatif ou anti-financiarisation de fonctionner, nous avancerions les éléments suivants et dans l’ordre cité :

1. Il faut d’abord que soit réalisé un travail sur la finalité de cet habitat, qu’il soit sans but lucratif et/ou que l’intérêt limité qu’il rapporte soit considéré comme un intérêt « légitime » aux yeux des individus et/ou des communautés.

2. Il est dès impératif de mettre en place une structure de gouvernance qui gère l’habitat en fonction de cette finalité (les gestionnaires d’habitats groupés, de Community Land trust, de coopératives, etc.). La gouvernance doit veiller à maintenir la finalité dans le temps.

3. Et seulement ensuite des mesures anti-spéculatives ou des dispositifs juridiques anti-financiarisation peuvent avoir leur efficacité. Il faut aussi que ces mesures puissent être mises en application par les acteurs de gouvernance de la structure afin de maintenir la cohérence du système « en proximité ».

Cette analyse est publiée à l’aide de subsides de la Région de Bruxelles-Capitale, Insertion par le logement et avec le soutien de la Fédération Wallonie-Bruxelles.

[1] Selon Mme Darinka Czischke de l’Université de Delft en Hollande

[2] Lire à ce propos le livre de John Emmeus Davis « Manuel d’anti-spéculation immobilière — Une introduction aux fiducies foncières communautaires » — Ecosociété — Québec — 2014

[3] Lire à ce propos l’article du réseau Financité : « Pourquoi et comment faire du crédit en Europe occidentale ? » — https://www.financite.be/sites/default/files/references/files/248.pdf

[4] Commun, essai sur la révolution au XXIe siècle par Pierre Dardot et Christian Laval, éd. La Découverte, Paris, 2017

[5] En droit, la propriété est un droit réel qui s’articule selon 3 notions :

· USUS = le droit d’utiliser un bien

· FRUCTUS = le droit de recueillir le fruit d’un bien (« usufruitier »)

· ABUSUS = le droit de disposer d’un bien (pouvoir le transformer, le céder, le détruire)

[6] Pour mieux comprendre le fonctionnement des GECS, regarder la vidéo suivante : https://www.youtube.com/watch?v=oMm2qMsxrq0

[7] Organismes subventionnés par les Régions qui octroient des prêts hypothécaires sociaux à des familles/personnes à revenus modestes.

[8] En tant qu’Habitat et Participation, asbl de droit belge

[9] En Belgique, une ville s’est entièrement développée en utilisant un des dispositifs du Community Land Trust, à savoir la séparation du sol et du bâti. Résultat des courses, les habitats sans foncier se vendent au prix des habitats avec foncier ailleurs.

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