L’enseignement, un problème d’énergie sociale. Entretien avec Randall Collins.

École Urbaine de Lyon
Anthropocene 2050
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10 min readMar 14, 2023

Randall Collins, sociologue encore peu traduit en France, est professeur émérite de sociologie à l’Université de Pennsylvanie, aux Etats Unis, où il a pris sa retraite en 2016. Cet entretien se déroule autour de l’approche microsociologique de Collins au sujet des interactions en ligne à l’Université.

L’entretien a été mené au cours de novembre 2022 par courrier électronique par Tiago Ribeiro Santos, Attaché temporaire d’enseignement et de recherche à l’Université de Lorraine, membre du Laboratoire interuniversitaire des Sciences de l’éducation et de la communication (LISEC) et de l’équipe de recherches Normes et Valeurs (NeV)

Zoom Meeting (Wikipedia)

Santos : Randall Collins, comme ancien professeur de l’Université de Pennsylvanie, vous avez dû participer à de nombreux rites tels que des soutenances de thèses, des cours magistraux et des conférences académiques. Comment votre sensibilité microsociologique vous a permis de mieux comprendre ces rites à l’Université ? Croyez-vous, par exemple, à l’efficacité pédagogique des cours magistraux ; ou en quoi ce rite d’enseignement reste sociologiquement efficace ?

Collins : La méthode microsociologique peut être appliquée partout, et notamment dans la salle de classe. Observer la dynamique des cours et des autres conférences académiques, c’est être attentif aux visages, à la direction du regard, aux postures corporelles, au ton de la voix, à la présence ou à l’absence de rythme dans la parole, à la durée des pauses, silencieuses, lorsque personne ne parle. Une micro-interaction est un rituel de solidarité réussi lorsque les participants concentrent leur attention sur la même chose et adoptent un rythme commun ; un sentiment subjectif d’intérêt, d’enthousiasme, d’excitation est ressenti. À l’inverse, un rituel d’interaction raté ou de faible intensité se caractérise par une attention dispersée, un manque de rythme et un sentiment d’ennui. Je procède souvent à ce type de micro-observation lorsque j’enseigne, et j’encourage les étudiants à le faire également.

Je ne réussis sûrement pas toujours, en tant que professeur, mais il y a des choses que l’on peut mettre en place. Un conférencier très impressionnant que j’ai vu, marchait de long en large dans les allées, se mettant face à face avec certains membres de l’auditoire. Apprendre à connaître le nom des étudiants facilite les échanges, surtout lorsque vous demandez à un étudiant de commenter ce qu’un autre étudiant a dit. Cela peut poser des problèmes lorsqu’un étudiant monopolise la parole en posant beaucoup de questions ; les autres étudiants s’offusquent en privé, mais ne disent généralement rien à ce sujet. J’ai constaté que les élèves qui parlent le plus ne sont pas nécessairement ceux qui comprennent le mieux le sujet ; c’est pourquoi l’enseignant doit encourager le dialogue.

Je ne suis pas du tout opposé aux cours magistraux en tant que méthode d’enseignement. Lorsque j’étais étudiant (il y a de nombreuses années), j’ai eu de très bons professeurs, des pointures dans leur domaine, et les écouter était source d’inspiration. Talcott Parsons, l’un de mes professeurs à Harvard, communiquait avec empathie, ce qui permettait de comprendre plus aisément ses points théoriques abstraits ; il était bien meilleur orateur qu’écrivain. Cela ne signifie pas que Parsons était une personne moderne et décontractée ; mais les nombreux cours que j’ai suivis avec lui sont les meilleurs dont je me souvienne, quelle que soit la discipline — même si je ne suis pas devenu un adepte de ses théories. Un autre exemple : lorsque j’étais professeur invité à Harvard dans les années 1990, un autre professeur donnait un cours dans la même salle de classe, immédiatement après le mien. Puisque le sujet m’intéressait, je suis resté pour l’écouter (son cours portait sur les économies communistes et socialistes). J’ai également lu les livres qui m’ont été assignés, mais comme son cours était un condensé des informations les plus importantes, les notes que j’avais prises en l’écoutant m’ont permis d’acquérir une compréhension avancée du sujet, compréhension qu’il m’aurait été difficile d’obtenir si je n’avais pas suivi son cours.

D’après mon expérience, les très bons cours magistraux sont meilleurs que les discussions de groupe ; un conférencier expert et bien organisé peut se faire comprendre bien mieux que des étudiants novices. De tels cours réussissent en tant que rituels d’interaction ; ils génèrent une solidarité intellectuelle, une intériorisation de l’apprentissage, et non de simples apprentissages formels, que l’on retient pour réussir un examen, puis que l’on oublie (La prévalence de ce dernier point est documentée par Arum et Roksa (2011). Cependant, pour réussir, les étudiants doivent aussi être suffisamment bien préparés et motivés pour se concentrer sur le cours. J’expliquerai plus loin pourquoi de nombreux étudiants sont aliénés.

Couverture de l’ouvrage de Randall Collins, Interaction Ritual Chains

Santos : En partant de vos souvenirs, et en commémoration au centenaire de la naissance d’Erving Goffman en 2022 : pourriez-vous raconter au public français comment était Goffman en salle de cours, et comment ses cours vous ont marqué lorsque vous étiez étudiant à Berkeley ?

Collins : J’ai rencontré Goffman pour la première fois à Berkeley, au milieu des années 1960. Il était déjà très célèbre ; la salle de classe était bondée, les étudiants étaient obligés de s’asseoir dans les allées ou sur le sol. Goffman s’est assis à l’avant et a parlé à voix basse, faisant en sorte que tout le monde devait être très silencieux pour l’entendre. Il a dit à l’auditoire qu’il ne voulait pas qu’ils fassent des études banales, telle la façon dont les gens se comportent dans les ascenseurs. Les étudiants étaient silencieux et mal à l’aise. Je me suis levé et je suis sorti, enjambant les gens dans les allées et passant devant son bureau sur mon chemin vers la porte. Toutefois, dans le cadre de nos échanges personnels, Goffman semblait m’apprécier pour ce manque de formalisme, et nous avons eu des échanges utiles, même si nous n’étions pas d’accord sur l’étendue de l’application de la microsociologie. Goffman était une personne sardonique ; je pense qu’il aimait mettre les gens dans l’embarras. Mais il était sociologue à 100%, tout le temps, et il ne laissait pas les conventions académiques ou l’opinion publique entraver ses recherches. Sa personnalité ne transparaît pas dans ses écrits, qui sont toujours très soigneusement énoncés. La représentation de Goffman sur le devant de la scène avait plus de valeur que la préparation qu’il en faisait dans les coulisses.

Santos : Quels aspects des meetings et séminaires en ligne au sein de l’Université, selon vous, méritent une attention sociologique particulière ? Le concept d’énergie émotionnelle est-il une manière de prédire certaines conséquences par rapport à l’attention qu’un étudiant peut porter aux cours qu’il suit ?

Collins : Nous pouvons appliquer les mêmes méthodes de micro-observation aux situations en ligne : où les participants concentrent-ils leur attention, quelles sont leurs expressions faciales, leurs postures et mouvements corporels, leurs voix, etc. Au cours des dernières années, les participants en ligne ont eu de plus en plus tendance à cacher leurs visages pour ne pas être vus à l’écran ; ceux qui acceptent de se montrer sont souvent en train de faire quelque chose dans la cuisine, de se promener dans la maison, etc. Ils font preuve d’un grand manque d’attention. Ce sont des indicateurs d’un rituel d’interaction raté, ou de faible niveau. On retrouve la même chose dans l’absence d’expression émotionnelle ou d’autres réactions aux propos de l’orateur. Mon expérience des séminaires et des conférences en ligne est fréquemment décevante, étant donné que les participants sont habituellement des étudiants ou des chercheurs avancés qui devraient connaître le sujet. En comparaison, avec ce type de public, je trouve généralement un rythme d’interaction beaucoup plus soutenu en face à face. Le plus souvent, l’enseignement en ligne me déprime. Vous trouverez de plus amples idées sur ce point dans mon article daté de 2020 « Social Distancing as a Critical Test of the Micro-sociology of Solidarity »

Concernant le concept d’énergie émotionnelle (EE) : c’est le résultat de rituels d’interaction réussis ; le niveau d’EE (élevé-moyen-faible) est le résultat d’une concentration d’attention élevée, moyenne ou faible et d’une coordination rythmique lors d’une interaction. Vous quittez un rituel d’interaction réussi (comme je l’ai fait il y a longtemps, après l’une des conférences de Parsons) avec une EE accrue, ce qui vous motive à rechercher d’autres interactions de ce type — dans un cycle de chaîne de rituels d’interaction. À l’inverse, l’aliénation et l’ennui résultant d’un rituel académique raté se traduisent par une motivation moindre pour des rencontres ultérieures.

Séminaire universitaire (Flickr)

Santos : Lors des évènements universitaires en ligne où l’accès des participants est quelquefois moins contrôlé, nous voyons éventuellement apparaitre aussi des intrusions, par exemple, où un faux participant attaque verbalement via le chat le conférencier et son auditoire. Comment aborderiez-vous également ces situations rebelles de violences en ligne ?

Ce sont des actions d’étudiants aliénés. Pourquoi sont-ils aliénés ? L’une des causes est l’inflation des diplômes, qui s’est produite dans le monde entier au cours des 60 dernières années. Lorsque j’étais étudiant, dans les années 1960, environ 35 % de la cohorte des jeunes aux États-Unis fréquentaient l’université ; en 2015, ce pourcentage a plus que doublé. D’autres pays ont commencé avec un enseignement supérieur beaucoup plus modeste et élitiste, et sont passés à 70 ou 80 % aujourd’hui. La promesse était qu’une augmentation du nombre de diplômes universitaires ferait qu’une plus grande partie de la population atteindrait des professions de haut niveau ; mais au lieu de cela, le “prix” des emplois a augmenté à mesure que le nombre de diplômes s’est accentué. Les étudiants doivent étudier plus longtemps pour des récompenses incertaines ; un grand pourcentage (aux États-Unis, environ la moitié des étudiants universitaires) abandonne avant d’obtenir un diplôme. C’est là une source d’aliénation des étudiants. De plus en plus d’étudiants sont mal préparés à l’enseignement supérieur ; ils sont plus nombreux à venir de familles disposant d’un faible capital culturel (livres à la maison, un habitus bourdieusien pour l’apprentissage). Et avec l’intensification de la concurrence pour être admis dans une université, les étudiants poussent leurs enseignants à assouplir les normes sur tous les plans, ce qui entraîne une inflation des notes ; obtenir une note est devenu, avec le temps, une formalité plutôt qu’un indicateur de l’intériorisation des connaissances. Il y a donc une guerre subreptice entre les étudiants moyens et les professeurs qui sont engagés dans un travail intellectuel. Les bons professeurs parviennent à convaincre certains étudiants, mais les autres étudiants ont aussi désormais plus de possibilités de se rebeller.

L’enseignement en ligne est une situation parfaite pour le conflit anonyme. Cela correspond à un principe central de la sociologie des conflits : il est plus difficile de mener un conflit en face à face qu’à distance — les tireurs d’élite et les tireurs en voiture sont beaucoup moins inhibés que ceux qui tentent d’attaquer quelqu’un dans une confrontation rapprochée — (Voir mon livre, Violence : A Micro-sociological Theory, 2008.) Ainsi, l’éducation en ligne devient une version quotidienne de la cyber-guerre. Bien sûr, il ne s’agit là que des extrêmes ; la réalité la plus courante est que l’enseignement en ligne produit un grand nombre de rituels d’interaction ratés ou médiocres.

Cela ne veut pas dire que toutes les interactions en ligne sont vouées à l’échec. Elles peuvent réussir en tant qu’expériences intellectuelles à condition que les participants soient déjà très motivés pour en faire un succès, et que chacun garde son visage et son corps visibles à l’écran. Cela peut nécessiter que chacun s’assoie devant sa propre caméra, plutôt que tous ensemble dans une pièce, où la caméra fera apparaitre les participants comme de vagues silhouettes au loin. L’enseignement en ligne pourrait être amélioré si tous les participants étaient informés des conditions de réussite ou d’échec de la micro-interaction. Il s’agit d’une voie de recherche qui peut déboucher sur des résultats pratiques.

Traduction de l’anglais par Amandine Grand’Haye

Propos recueillis par Tiago Ribeiro Santos

Tiago Ribeiro Santos est Attaché temporaire d’enseignement et de recherche à l’Université de Lorraine. Membre du Laboratoire interuniversitaire des Sciences de l’éducation et de la communication (LISEC) et de l’équipe de recherches Normes et Valeurs (NeV)

ANNEXE

Bibliographie disponible en langue française

Chapitre de livre :

Collins, R. (2016). Chapitre 2. Emploi et classes moyennes : la fin des échappatoires. Dans : Immanuel Wallerstein éd., Le capitalisme a-t-il un avenir (pp. 61–115). Paris : La Découverte.

Articles :

Collins, R. (2021). Prédire la Troisième Guerre Mondiale, Prédire le changement climatique, Anthropocene2050, mise en ligne le 21 décembre 2021.

Collins, R. (2021). Domination émotionnelle et résistance aux agressions sexuelles. Revue des sciences sociales, 65, 46–55.

Collins, R. (1995). Les traditions sociologiques, Enquête, 2, 11–38.

Compte-rendu :

Collins, R. (2011). Créativité et renommée dans un métier sans réseau, SociologieS, Grands résumés, mis en ligne le 11 avril 2011.

Entretiens :

Rigal, A. (2022) Vers une sociologie de la période de la Grande Accélération (de 1950 à nos jours). Anthropocene2050, mis en ligne le 18 juillet 2022.

Ferret, J. (2015). Sur la dynamique temporelle du conflit (et de la violence). Négociations, 24, 157–163.

Ferret, J. (2015). L’émergence d’un mouvement en faveur de la désescalade est encore et toujours le résultat d’une dynamique temporelle. Négociations, 24, 165–180.

Truc, G. (2010). La violence en situations. Tracés, 19, 239–255.

Comptes-rendus sur l’ouvrages de Randall Collins :

Schotté, M. (2022). Du côté du charismatique. Genèses, 128, 141–146.

Heinich, N. (2021). Charisma. Micro-sociology of Power and Influence. Revue française de sociologie, 62, 348–353.

Fabiani, J.-L. (2017). Réveiller le chef qui est en soi. La vie des idées, mis en ligne le 14 septembre 2017.

Delmas, C. (2012) La violence, phénomène situationnel ? EspacesTemps.net, mis en ligne le 8 octobre 2012.

Buton, F. (2011) Microsociologie de la violence. La vie des idées, mis en ligne le 17 novembre 2011.

Truc, G. (2010). Violence : a micro-sociological theory. Revue française de sociologie, 51, 149–191.

Villette, M. (2007). Interaction ritual chains, Sociologie du travail, 49, 419–421.

Trémoulinas, A. (2005). Interaction ritual chains. Revue Française de Sociologie, 46(2), 377–381.

Wacquant L. (1987). Three sociological traditions. Revue française de sociologie, 28–2. pp. 334–338.

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L’École Urbaine de Lyon (EUL) est un programme scientifique « Institut Convergences » créé en juin 2017 dans le cadre du Plan d’Investissement d’Avenir.