Tokyologies — Essai critique sur la métropole par Raphaël Languillon-Aussel (Episode 3/5)

École Urbaine de Lyon
Anthropocene 2050
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51 min readFeb 7, 2023

Avant-propos général au sujet du projet éditorial

Constitué de six épisodes publiés à un rythme bimensuel, Tokyologies est une mini-série écrite par le géographe japonisant Raphaël Languillon-Aussel, en partenariat avec l’Ecole Urbaine de Lyon. Son objectif narratif est double. Dans la perspective monographique d’une réflexion centrée sur Tōkyō, il s’agit de mettre en lumière des dynamiques passées, présentes ou à venir de la capitale japonaise, de les caractériser et de les discuter en fonction d’une approche d’économie politique critique de l’aménagement. Dans la perspective plus générale des études urbaines contemporaines, il s’agit de partir du terrain tokyoïte pour en faire émerger des tendances ou des analyses de fond communes à d’autres territoires et à d’autres espaces urbains mondialisés, afin de proposer une grille de lecture critique de ce que sont les métropoles et les villes globales à l’heure de l’anthropocène.

L’hypothèse de la monographie repose sur l’idée que Tōkyō serait l’archétype de la capitale anthropocène par excellence, et annoncerait en cela nombre de mutations et d’enjeux auxquels d’autres territoires sous influence métropolitaine seront confrontés dans les décennies à venir. Cette idée forte s’articule à une réflexion transdisciplinaire plus large sur ce qu’est l’urbain, en particulier ce que sont les métropoles dans un monde fini. L’hypothèse de cette réflexion plus générale considère la métropole non pas seulement comme un lieu de concentration d’ampleur mondiale des populations, des activités et des richesses, mais comme un dispositif de renouvellement cyclique des principes de l’accumulation primitive, c’est-à-dire d’une accumulation par dépossession qui, dans un monde anthropocène, tendrait à l’intensification de la violence légitime et au cannibalisme du capital. Chacun des six épisodes participe à la discussion de ces deux hypothèses transversales en explorant une idée particulière : la guerre et les dispositifs de contrôle de la violence ; l’impermanence du patrimoine bâti et le rôle du foncier ; le séquençage sur le temps long des régimes et dispositifs d’accumulation capitalistique contemporaine ; l’événementiel, le tournant narratif de l’aménagement et la fragmentation du temps ; les régimes de présence du futur et la notion de modèle en aménagement ; et enfin la « destruction créatrice » des dynamiques multiscalaires de la renaissance urbaine.

Il y a par conséquent dans ces Tokyologies, le mélange d’une intention narrative et d’un questionnement de recherche, qu’accompagne une certaine liberté de ton. Tokyologies est à ce titre un barbarisme qui fait référence à la mode japonaise des grands récits historiques portant sur le Japon (les Nihonjin-ron) et sur Tōkyō, la capitale, anciennement appelée Edo (les célèbres Edojidai-ron).

Le propos toutefois, ne se veut pas complètement scientifique. Il s’agit ici en effet d’un essai. Il y a par conséquent dans ces Tokyologies, le mélange d’une intention narrative et d’un questionnement de recherche, qu’accompagne une certaine liberté de ton. Tokyologies est à ce titre un barbarisme qui fait référence à la mode japonaise des grands récits historiques portant sur le Japon (les Nihonjin-ron) et sur Tōkyō, la capitale, anciennement appelée Edo (les célèbres Edojidai-ron). Constituant une littérature très en vogue dans le Japon des années 1960–1980, le courant des Nihonjin-ron et des Edojidai-ron a été fort justement critiqué pour son caractère parascientifique et les ambitions ultranationalistes des auteurs, plus attachés à défendre un récit réactionnaire sur l’exceptionnalisme nippon qu’à discuter académiquement une quelconque hypothèse de recherche. C’est cette mise en narration fallacieuse du pouvoir et de l’exceptionnel qui intéresse ici l’auteur. Il s’en inspire pour en retourner l’argumentaire essentialiste et pérenniste, et proposer au contraire une lecture constructiviste des dynamiques impérialistes de prédation et de domination qu’il pense deviner derrière la croissance des métropoles — et en particulier de la plus peuplée d’entre toutes : Tōkyō. Ses Tokyologies sont donc des anti Edojidai-ron, et se donnent à lire comme des tremplins intellectuels pour penser l’urbain à l’heure de l’anthropocène.

Cette première série d’épisodes s’intitule Sensō Tōkyō — « sensō » pour guerre. Il se compose de deux parties, selon un découpage historique : une première dédiée au Tōkyō pré-moderne, appelé alors Edo jusqu’en 1868 ; une seconde consacrée au Tōkyō contemporain, s’étendant de la modernisation de l’ère Meiji (1868–1912) à nos jours — la toute jeune ère Reiwa (2019-…). L’hypothèse discutée ici, et qui participe de l’hypothèse générale de la série, est de considérer l’aménagement urbain de Tōkyō comme étant hérité de l’actualisation de dispositifs de contrôle pensés en différentes périodes militaristes ou de guerre — sensō donc. La guerre serait alors (dé)structurante de l’aménagement de Tōkyō, par opposition à Kyōto structurée par la spiritualité, ou encore Ōsaka, structurée par le commerce. La capitale japonaise serait en ce sens le produit de la patrimonialisation par l’aménagement d’une succession de dispositifs de contrôle et de conquête agressifs, ce qui explique, dans la perspective de l’économie générale de la série des Tokyologies, comment Tōkyō a pu être constituée en lieu de reproduction privilégié de l’accumulation primitive du capital et devenir la principale ville globale d’Asie de l’Est.

Au sujet de l’auteur

Raphaël Languillon-Aussel est chercheur à l’Institut français de recherche sur le Japon, à Tōkyō, ainsi que chercheur associé à l’Université de Genève et à l’Université de Strasbourg. Normalien, agrégé de géographie et docteur en aménagement, il mène des travaux sur les relations entre les dynamiques d’urbanisation, la nature des régimes politiques qui en assurent le cadre légal et l’évolution des régimes capitalistiques qui président aux logiques d’accumulation du capital. Il a à ce titre réalisé une thèse sur la renaissance urbaine à Tōkyō défendue en 2015 à l’Université de Lyon, sous la direction de Philippe Pelletier. Il a également publié Les Japonais, paru aux Editions Atelier Henry Dougier en 2018.

Tōkyō défaite : la tabula rasa de l’impérialisme colonial nippon ?

L’opportunité politique des destructions industrielles et urbaines de Tōkyō et du Japon

Pour le Japon, 1945 n’est pas seulement la défaite cuisante de la Seconde Guerre mondiale. Elle marque aussi la fin de ce que les Japonais appellent « la guerre de quinze ans », période militariste initiée en 1931 avec l’envoi de troupes coloniales à la conquête de la Chine. 1945 sonne donc le glas des ambitions coloniales du pays qui s’effondrent en même temps que se consume sa capitale impérialiste, et des ambitions mondiales du Japon qui perd alors les ressources de sa « sphère de coprospérité » supposées lui ouvrir l’échiquier international sous domination occidentale (1). Si Tōkyō n’a pas connu les destins de Hiroshima et Nagasaki, détruites par bombes nucléaires respectivement les 6 et 9 août 1945, la ville est toutefois intensément bombardée par les forces américaines à partir du 24 novembre 1944, et ressort du conflit très largement rasée. Construite en grande partie en bois malgré l’introduction sous Meiji des matériaux modernes comme la brique et le béton (2), Tōkyō s’est montrée particulièrement vulnérable aux bombes incendiaires des B-29 américains qui la ravagèrent à de nombreuses reprises (3). L’opération qui eut lieu dans le nuit du 9 au 10 mars 1945, connue sous le nom de « opération Meetinghouse », fut sans doute la plus meurtrière, avec l’envoi par l’armée américaine de 335 bombardiers qui déversèrent 1 700 tonnes de bombes incendiaires, tuant ainsi 95 000 civils. D’autres bombardements similaires eurent lieu, comme ceux du 24 au 26 mai. En tout, à la capitulation du Japon, un tiers de la ville avait été détruit. Tōkyō avait alors perdu 750 000 logements et plusieurs millions d’habitants — la plupart ayant fui dans les campagnes l’intensité des conflits. Des quartiers entiers étaient à reconstruire, dont une très large partie sur le front de mer et dans la ville basse, deux zones particulièrement industrielles.

Photo 1 : Section de la ville basse de Tokyo détruite à la suite de l’opération Meetinghouse dans la nuit du 9 au 10 mars 1945. © U.S. Army

Si Tōkyō n’a pas connu les destins de Hiroshima et Nagasaki, détruites par bombes nucléaires respectivement les 6 et 9 août 1945, la ville est toutefois intensément bombardée par les forces américaines à partir du 24 novembre 1944, et ressort du conflit très largement rasée.

La capitale du Japon était ainsi physiquement réduite à l’état de table rase sur la base de laquelle le pays semblait pouvoir se restructurer d’un point de vue spatial mais aussi politique (4). C’était à ce titre le souhait initial des Américains que de transformer le Japon en démocratie agraire, et d’adapter sa structure urbaine — celle de Tōkyō en premier chef — en conséquence. Les liens entre urbanisation et industrialisation étaient particulièrement visés par l’opération, à au moins deux titres. D’une part, l’industrialisation étant un processus urbanisant, la désindustrialisation du Japon devait conduire en partie à sa désurbanisation, ramenant les villes japonaises à des dimensions réduites proportionnellement à l’atrophie des systèmes productifs — et les nombreuses destructions de guerre constituaient en ce sens une base de travail très opportune (5). D’autre part, les villes constituant un des principaux débouchés des systèmes productifs, réduire leurs tailles devait permettre de limiter le potentiel de renaissance de l’industrie japonaise — en particulier l’industrie lourde, à la base du complexe industrialo-militariste nippon. L’urbanisation étant ainsi à la fois l’alpha et l’omega de l’industrialisation, limiter la renaissance des villes devait conduire à limiter la renaissance de la puissance industrielle du Japon, et vice-versa, dans le contexte d’un encouragement idéologique et géopolitique d’un retour à la terre.

Profiter des destructions urbaines, infrastructurelles et industrielles pour faire du Japon un pays agricole et agraire, donc supposé inoffensif constituait alors une opportunité de transition post-militariste et post-fasciste (6) unique pour les Américains, dont les bénéfices étaient nombreux. En plus d’éviter toute possibilité de ré-émergence du complexe militaro-industriel (7) et donc de l’ennemi nippon, la désindustrialisation du pays contribuait aussi à la politique alliée du containment des idéologies communistes qui, à l’époque, s’appuyaient surtout sur les populations ouvrières — la révolution chinoise et son « communisme des champs » hybride allait toutefois ultérieurement transformer cette idée-reçue d’une impossibilité agricole et rurale des régimes communistes (8). En outre, les postures anti-urbaines des tenants nord-américains de la transition démocratique du Japon rencontraient, avec la transformation du pays en régime agraire, les ambitions d’un imaginaire sans doute proche d’une Arcadie asiatique (9) — en tous les cas, la croyance (déterministe !) dans les vertus civilisatrices et démocratisante de la nature et des espaces ruraux.

Profiter des destructions urbaines, infrastructurelles et industrielles pour faire du Japon un pays agricole et agraire, donc supposé inoffensif constituait alors une opportunité de transition post-militariste et post-fasciste (6) unique pour les Américains, dont les bénéfices étaient nombreux.

L’état de tabula rasa de la capitale japonaise ne relevait ainsi pas seulement de considérations purement physiques ou urbaines consécutives aux destructions de guerre. La reconstruction s’inscrivait dans un système de valeurs et de correspondances entre des considérations productives (désindustrialisation), politiques (transition démocratique), géographiques (désurbanisation et retour à la terre), sociales (promotion de la paysannerie) et même géopolitiques (lutte contre la propagation du communisme parmi les cols bleus), le tout dans la perspective d’une démilitarisation du Japon (10). Pour le dire autrement, la transition souhaitée par le vainqueur est multidimensionnelle (urbaine, productive, politique, militaire), et supposément facilitée par l’opportunité historique de l’effet « page blanche » d’un territoire détruit et d’une société défaite (11). Les dynamiques de (dés)urbanisation du Japon s’inscrivaient ainsi au cœur d’une tentative de transformation des systèmes productifs et du régime politique du pays. Dans cette perspective-là, Tōkyō était autant le révélateur de ces mutations que l’espace privilégié de leurs mises en place et le vecteur principal de leurs diffusions à l’échelle nationale. C’est donc en toute logique qu’y eurent lieu les Procès dits « de Tōkyō », devant clore la période tennō-militariste (tennō gunkoku shugi 天皇軍国主義) (12) et établir les responsabilités du Japon dans les conflits en Asie — et punir ses dirigeants en conséquence (13).

Les procès de Tōkyō et l’épargne politique de l’élite tennō-militariste

Faisant pendant aux procès de Nuremberg (20 novembre 1945–1er octobre 1946) où furent jugés des responsables nazis pour crimes de guerre et crimes contre l’humanité (14), des hauts dirigeants japonais furent eux aussi jugés aux motifs de crimes de guerre, crimes contre la paix et crimes contre l’humanité (15), lors des procès de Tōkyō (3 mai 1946–12 novembre 1948) tenus par le Tribunal militaire international pour l’Extrême-Orient (極東国際軍事裁判, Kiyokutô kokusai gunjisaiban). En plus de la mention géographique contenue dans le nom officiel du tribunal pour l’Extrême-Orient, qui recoupe l’ensemble de l’aire de déploiement maximal des troupes japonaises s’étendant de fait à l’extension maximale de son empire colonial et son « aire de coprospérité », il est notable que la période d’investigation desdits crimes ne se limite pas à la Seconde Guerre mondiale, mais prenne en considération une ère bien plus vaste remontant à 1928 (16), c’est-à-dire aux prémices de l’ère Shōwa (an trois) et à la seconde phase d’expansion coloniale (17) effectuée par le Japon au détriment des puissances coloniales occidentales (en particulier la France et le Royaume-Unis). La temporalité considérée permet ainsi de prendre en considération à la fois l’ère temporelle et l’aire géographique de constitution de l’empire colonial japonais pris sur les empires occidentaux — et ignore de ce fait des initiatives coloniales antérieures comme celles menées sur Taïwan ou la Corée, qui n’intéressent pas les puissances européennes et américaines, ces dernières n’y voyant aucun préjudice à leur endroit.

Les origines nationales des juges du tribunal, dirigé par l’Australien William Webb, sont elles aussi des indicateurs des rapports géopolitiques complexes qui se jouent à Tōkyō : aux pays occidentaux sortis vainqueurs de la Seconde Guerre mondiale et presque tous puissances coloniales (Etats-Unis, URSS, France et Royaume-Unis, plus le Canada), s’ajoutent les Pays-Bas (puissance coloniale historique en Extrême-Orient ayant possédé l’Indonésie jusqu’à la conquête nippone en 1942), ainsi que les ennemis du Japon en partie victimes de son militarisme colonial : les pays anglo-saxons (Australie et Les origines nationales des juges du tribunal, dirigé par l’Australien William Webb, sont elles aussi des indicateurs des rapports géopolitiques complexes qui se jouent à Tōkyō : aux pays occidentaux sortis vainqueurs de la Seconde Guerre mondiale et presque tous puissances coloniales (Etats-Unis, URSS, France et Royaume-Unis, plus le Canada), s’ajoutent les Pays-Bas (puissance coloniale historique en Extrême-Orient ayant possédé l’Indonésie jusqu’à la conquête nippone en 1942), ainsi que les ennemis du Japon en partie victimes de son militarisme colonial : les pays anglo-saxons (Australie et Nouvelle-Zélande), et les anciennes colonies alors nouvellement indépendantes (Chine, Inde et Philippines) (18). Les procès ne jugent donc pas seulement le comportement du Japon pendant la Seconde Guerre mondiale et sa responsabilité à la suite de l’attaque de la base américaine de Pearl Harbor, mais aussi ses ambitions coloniales réalisées au détriment des puissances européennes, ainsi que son comportement militaire à l’égard des pays anglo-saxons (19). En toute logique, on aurait attendu que ce soit le régime tennō-militariste qui soit visé par les procès de Tōkyō. Or en pratique, on fit surtout le procès de l’empire colonial et de ses atrocités internationales — oubliant, l’aspect totalitaire du régime et ses atrocités domestiques, qu’elles aient concerné des Japonais dissidents ou bien des populations colonisées vivant, de gré ou de force, dans l’archipel (20). Les enjeux considérés comme extérieurs aux Occidentaux ne sont pas traités, et tout particulièrement les préjudices domestiques du totalitarisme japonais.

Les dimensions territoriales du tennō-sei et les dividendes américaines de son capital

Du tennō-militarisme, seule une part infime des responsabilités et des dirigeants japonais furent jugée aux procès de Tōkyō. Tout ce qui concerne de près ou de loin la figure de l’empereur (le tennō) fut occulté (21) ; tout comme ce qui avait trait à la dimension totalitaire et domestique du militarisme. Ainsi, les procès de Tōkyō ne retinrent essentiellement que les dimensions coloniales et leurs expressions militaires extérieures au territoire japonais d’avant Meiji. A ce titre, on ne compta que 28 prévenus pour l’ensemble du régime et l’ensemble de la période considérée. Parmi ces derniers, la plupart était constituée de militaires ayant en outre occupé des responsabilités politiques, comme Hideki Tōjō, à la fois ancien premier ministre (22) (1941–1944) et général, jugé responsable de l’attaque sur Pearl Harbor. Le verdict des procès fut rendu le 12 novembre 1948 : sur 28 inculpés, 25 furent condamnés, dont sept à la peine de mort par pendaison, sentence exécutée le 23 décembre de la même année. Cette décision ne fit pas l’unanimité au sein des juges mobilisés dans le Tribunal. Le juge indien, Radhabinod Pal, dénonça la mise en accusation de certains accusés, et le juge français, Henri Bernard, se désolidarisa du verdict final, prenant défavorablement acte de la volonté de contrôle des Américains et de l’absence de toute mise en débat de l’implication de l’empereur Hirohito.

Photo 2: Amaterasu sortant de sa grotte, appelée par les kami venus de tout le Japon en procession. Estampe d’Utagawa Kunisada, Iwato Kagura no Kiaki, tryptique, circa 1844

Les raisons pour lesquelles la responsabilité de l’empereur n’a pas été traitée par les Procès de Tōkyō a fait couler beaucoup d’encre. L’empereur était-il une marionnette des militaires au pouvoir ? Était-il au contraire le principal instigateur des atrocités commises par le Japon pendant la guerre de 15 ans et la Seconde Guerre mondiale ? Ou encore était-il le spectateur coupable d’un emballement totalitaire qu’il aurait pu éviter s’il en avait eu le courage ou la volonté ? En l’absence de mise en procès contradictoire, le rôle et la responsabilité de Hirohito (plus connu au Japon sous le nom posthume d’empereur Shōwa) sont restés irrésolus et continuent de faire débat. De tout ce qui a été dit et écrit sur le sujet, je ne retiens ici qu’un seul élément. Invisibilisé dans la forme et le contenu des échanges lors des procès de Tōkyō, l’empereur aura bien été dans les faits épargné par l’occupant américain, au deux sens du terme : celui de laisser vivre et de traiter avec ménagement (si l’on se souvient que les coupables comme le général Tōjō ont été exécutés, il s’est bien agi ici de sauver sa vie) ; celui de mettre un capital de côté pour l’utiliser ultérieurement à des fins profitables (constituer une épargne). A cet égard, dire que les Américains ont épargné l’empereur suppose alors d’assumer l’idée qu’ils en ont inscrit l’actif au bénéfice du capital de guerre crédité au compte de la reconstruction. Or, cette reconstruction étant supposée se faire ruralement dans la perspective de faire du Japon un pays agricole, c’est donc je pense au titre du capital rural que l’empereur a été conservé. Comment est-ce seulement possible ? La réponse me semble toute logique : bien que son activité de cour ait toujours constitué pour le pays une force urbanisante (23), l’essence divine du tennō est bien de nature rurale — et incontestablement territoriale.

Les raisons pour lesquelles la responsabilité de l’empereur n’a pas été traitée par les Procès de Tōkyō a fait couler beaucoup d’encre. L’empereur était-il une marionnette des militaires au pouvoir ? Était-il au contraire le principal instigateur des atrocités commises par le Japon pendant la guerre de 15 ans et la Seconde Guerre mondiale ? Ou encore était-il le spectateur coupable d’un emballement totalitaire qu’il aurait pu éviter s’il en avait eu le courage ou la volonté ?

Le rapport de l’empereur à la territorialité mais aussi à la ruralité est un élément encore débattu, et participe plus largement d’une importante littérature marxisante sur le tennō-sei (l’emperologie si on peut dire, ou l’impérialité, soit ce qui explique la soumission de l’ensemble de la société japonaise à l’autorité du régime impérial). Je renvoie ici aux excellents travaux de l’historienne Wakita Haruko, ainsi qu’aux travaux fondateurs de Murayama Masao et ceux de Mizubayashi Takeshi (24), pionniers des réflexions sur les entrelacs entre territoire japonais et religion shinto à l’origine du tennō-sei. Au Japon, deux points sont particulièrement marquant au regard de la façon dont est construite la figure de l’empereur, distinguant sur ce point le pays du reste du monde : d’une part, sa nature divine (25) ; d’autre part, la continuité parfaitement linéaire de la maison impériale depuis plus de 2 000 ans (là où il existe dans les dynasties chinoises, coréennes mais aussi européennes des bifurcations et des ruptures nombreuses, parfois radicales). Bien entendu, ces deux caractéristiques sont de pures fictions, et ne renvoient à aucun élément factuel. Il faut chercher l’origine de ce besoin de continuité, de divinité et d’unité du tennō dans le rapport qu’il entretient au territoire, très bien mis en lumière par le texte fondateur du panthéon shintoïste nippon, le kojiki (26).

Dans le Kojiki, il est dit que l’espace physique du Japon est créé par deux divinités (kami 神) frère et sœur à l’origine du panthéon shinto : Izanagi et Izanami. La première île du Japon, appelée alors Onokoro dans le texte, est créée par Izanagi d’un coup de lance depuis le pont céleste reliant le ciel et la terre, lorsqu’il voulut vérifier ce qu’il y avait en dessous des nuages. Sur cette île, il bâtit avec sa sœur son palais où ils s’unissent pour enfanter les premiers dieux du Japon, qui se trouvent être également des caractéristiques bio-géographiques de l’archipel : des îles, des montagnes, des éléments de climat comme des vents, des cours d’eau, des forêts… La création d’éléments spatiaux du Japon est simultanée à celle de ses dieux animistes, qui en sont autant l’énergie (mana) que l’essence. Cette dynamique féconde s’interrompt avec la naissance du kami du feu, qui brûle le vagin d’Izanami et tue sa mère à l’enfantement. Izanagi part retrouver son âme-sœur dans le monde souterrain des morts, mais découvrant son corps en décomposition, s’enfuie et se purifie le visage à l’eau d’une rivière. C’est à ce moment-là que naissent les trois dieux les plus importants du Japon : de l’eau nettoyant l’œil gauche d’Izanagi naît Amaterasu (天照), la déesse du soleil ; de l’eau coulant de l’œil droit naît Tsukuyomi, kami de la lune ; enfin de l’eau du nez apparaît Susanoo, le dieu des typhons.

L’histoire d’Amaterasu est intimement liée à l’émergence de la lignée impériale (27). Le premier empereur du Japon, Jinmu (神武, littéralement « puissance divine », figure mythique située entre le 8ème et le 6ème siècle avec JC), en serait l’arrière-arrière-arrière-petit-fils, ce qui affilie sa lignée à celle d’Amaterasu, et donc aussi de ses parents, les kamis fondateurs de l’archipel. Ainsi, la composante physique du Japon incarnée par les divinités shinto, tout comme sa nature politique représentée par Jinmu et la lignée impériale sont, dans le Kojiki, créés par le même couple de dieux fondateurs, desquels procèdent tous le Japon : son espace, son énergie spirituelle, et ses empereurs. Pour le dire autrement, l’archipel comme l’empereur auraient été créés par les mêmes dieux, et procèderaient de la même essence divine : de la rencontre entre l’archipel et l’empereur naît donc la dimension territoriale du Japon, c’est-à-dire le liant politique, sociale et culturel entre le peuple et son espace, dimension que symbolise l’empereur et qui en constitue l’essence divine. L’empereur est donc une figure divine en raison de l’expression territoriale qu’il influe au substrat physique sur lequel le Japon s’est bâti en tant que société (28) puis Etat-Nation.

Pour le dire autrement, l’archipel comme l’empereur auraient été créés par les mêmes dieux, et procèderaient de la même essence divine : de la rencontre entre l’archipel et l’empereur naît donc la dimension territoriale du Japon, c’est-à-dire le liant politique, sociale et culturel entre le peuple et son espace, dimension que symbolise l’empereur et qui en constitue l’essence divine. L’empereur est donc une figure divine en raison de l’expression territoriale qu’il influe au substrat physique sur lequel le Japon s’est bâti en tant que société (28) puis Etat-Nation.

Dans la perspective d’une attention aux bénéfices politiques d’une mise en narration de la Nation et de son élite dirigeante, le Kojiki est intéressant dans la mesure où il participe de la création d’un sentiment de naturalité du primat de l’autorité impériale dans au moins trois champs : naturalité religieuse avec le récit de la genèse du panthéon shinto ; naturalité politique et sociale dans l’apparition du premier empereur et son pouvoir divin ; naturalité biophysique d’un archipel qui se crée dans ses moindres dimensions biologique et géo-physiques en même temps que son panthéon et sa famille dirigeante. Or, la notion de territoire a de cela plus de celle d’espace qu’elle ajoute à la distance pure et au substrat physique de la simple entendue la structuration politique, sociale et culturelle d’un peuple qui habite et transforme son bassin de vie, s’y identifie et s’y projette. Le Kojiki est donc tout à la fois l’acte de fondation d’un espace physique (substrat pur) et d’un territoire à travers d’un côté le récit de la création de ses îles et de l’autre celui de l’apparition dans un même élan indissociable de ses dieux et de sa famille dirigeante.

Pour le dire autrement, l’archipel comme l’empereur auraient été créés par les mêmes dieux, et procèderaient de la même essence divine : de la rencontre entre l’archipel et l’empereur naît donc la dimension territoriale du Japon, c’est-à-dire le liant politique, sociale et culturel entre le peuple et son espace, dimension que symbolise l’empereur et qui en constitue l’essence divine. L’empereur est donc une figure divine en raison de l’expression territoriale qu’il influe au substrat physique sur lequel le Japon s’est bâti en tant que société (28) puis Etat-Nation.

Au même moment qu’est rédigé sur commande impériale le Kojiki, c’est-à-dire au début du 8ème siècle, le Japon traverse les périodes d’Asuka (milieu du VIème siècle jusqu’à 710) et de Nara (710–794). Or, si Asuka est une période difficile où le pouvoir impérial faiblit face à la montée du Bouddhisme et du pouvoir des temples, celle de Nara traduit une montée du pouvoir impérial qui utilise le shintoïsme dans une double perspective : d’une part affirmer un pouvoir religieux et politique face aux différents courants bouddhistes qui émergent et restructurent au Japon d’alors les réseaux de pouvoir ; d’autre part imposer son autorité sur les communautés d’un territoire en croissance remontant progressivement vers le nord. Le second point est particulièrement important pour notre propos ici. Au fur et à mesure que s’étendait le territoire sous influence impérial — alors appelé le Yamato — le panthéon local de chaque communauté était intégré au panthéon du shintoïsme, dans lequel l’empereur est à la fois le premier prêtre et le descendant des premiers dieux — et du plus important d’entre tous, la déesse Amaterasu du soleil. Le Kojiki apparaît ainsi comme une synthèse de cette assimilation organique de panthéons locaux épars nécessitant une restructuration pyramidale au profit de la famille impériale dans l’optique de la consolidation de son emprise sur un territoire en construction et en expansion. Le Kojiki est le double produit de l’expansion spatiale du Japon, dont l’intégration territoriale nécessite une intégration à une narration nationale s’effectuant via le panthéon, et d’une réaffirmation du pouvoir de l’empereur et de sa cour sur d’autres formes de pouvoirs. Or, l’essentiel des communautés de cette période étant rural, l’essence territoriale et divine du tennō structurée à l’époque est donc elle aussi d’origine rurale ; et c’est par l’assimilation de panthéons essentiellement ruraux que l’assise territoriale du tennō se structure via la façon dont il narre et impose un shinto structuré à son profit.

Ainsi, contrairement au Bouddhisme dont les logiques de structuration sont réticulaires et plutôt urbaines, la structuration du shintoïsme est plutôt rurale, et son emprise territoriale, plutôt couvrante. Si le tennō a longtemps été la seule vraie figure urbanisante via la fondation de capitales (sur un modèle d’aménagement importé de Chine), sa puissance et son autorité sont toutefois, il me semble, de nature rurale, et ce en raison de ses relations fusionnelles avec le shintoïsme dont il est à la fois le premier des prêtes et l’un des dieux vivants. Autrement dit, contrairement à la puissance militaire, et donc (proto)industrielle et urbaine de la figure du shogun, l’essence spatiale de l’épargne politique du tennō est rurale et agraire en raison de sa nature et de son rôle au sein du panthéon shinto, lui-même fruit des visées politiques de la famille impériale et de son expansionnisme spatial ayant conduit à ingérer des panthéons de communautés locales éparses en même temps que les territoires de ces communautés étaient assimilés à celui de l’empereur — le Yamato. Cette proximité avec le shintoïsme et sa formidable capacité à contrôler l’ensemble du territoire par un maillage rural fin explique en partie que le totalitarisme japonais du régime tennō-militariste se soit appuyé sur le shintoïsme d’Etat. Cela explique aussi pourquoi, dans leur volonté double de contrôler le Japon et d’en faire un pays rural et agricole, les Américains aient cherché à capitaliser sur le pouvoir symbolique, politique, social et religieux (en un mot, territorial) de l’empereur, en tant que « principe rural » de puissance et de contrôle. Aux procès de Tōkyō, la nébuleuse totalitaire du tennō a donc été épargnée en raison de son épargne politique, symbolique et religieuse accumulée sur le temps long, que l’occupant américain cherche à faire fructifier à son profit dans les projets qu’il nourrit à l’égard de la reconstruction rurale du Japon.

Le « miracle tokyoïte » et la sublimation urbaine du tennō-militarisme

Au sortir de la guerre, le bâti des arrondissements spéciaux de Tōkyō est détruit à hauteur de 27 %, représentant 750 000 logements. Les principales zones industrialo-portuaires ainsi que la ville basse industrieuse ont été particulièrement touchées, détruites en moyenne à plus de 50 %. Dans l’ensemble du pays, 215 villes sont touchées par d’importantes destructions de guerre, dont 115 très sévèrement. Le plan de reconstruction (sensai fukkô toshi keikaku 戦災復興都市計画), mis en place par le gouvernement central en 1949, privilégie d’abord les petites capitales régionales (29) par rapport aux grandes agglomérations dont il essaie de limiter la croissance, en adéquation avec le projet initial américain de faire du Japon un pays rural et agricole. Dès le tournant des années 1950 toutefois, le constat d’une renaissance urbaine et industrielle du Japon s’impose, et alimente la rhétorique autour d’un « miracle » nippon (30).

La guerre de Corée et le grand retour de l’option industrialo-urbaine du Japon

Alors que le destin rural et agricole du Japon semblait être scellé par la défaite et la reddition sans condition du pays, un événement en apparence extérieur à l’archipel transforma radicalement les projets des Américains deux ans seulement après la clôture des procès de Tōkyō : il s’agit de la guerre de Corée (1950–1953). A l’issue de la Seconde Guerre mondiale, la péninsule coréenne tout juste sortie de la colonisation japonaise, avait été divisée en deux selon le tracé du 38ème parallèle. Au nord se trouvait la future République populaire démocratique de Corée, soutenue par l’Union soviétique et la République populaire de Chine (à l’époque Etat non reconnu par les Nations Unies), et au sud la République de Corée, soutenue par les Etats-Unis et les Nations Unies. Après l’échec de l’organisation d’élections libres communes au nord et au sud, et de nombreuses escarmouches entre les deux blocs, la partie nord de la péninsule, armée par l’Union soviétique, franchit militairement la zone de démarcation du 38ème parallèle le 25 juin 1950, prenant au dépourvu un sud mal préparé qui recule deux mois durant jusqu’à Busan — soit l’extrême sud-est de la péninsule. Face au risque de disparition du bloc soutenu par les Nations Unies et les Occidentaux, le général américain MacArthur, alors en poste au Japon, planifie un débarquement le 15 septembre à Incheon depuis l’archipel nippon qui devient, de fait, la base arrière des opérations militaires coréennes. Après une contre-offensive qui remonte rapidement jusqu’à la frontière chinoise, la République populaire de Chine entre à son tour en guerre, et envoie 1,7 million d’hommes aider la Corée du Nord. L’offensive des forces communistes reprend Séoul pour une courte période en 1951. Le front se stabilise ensuite au printemps de la même année sur le 38ème parallèle, et ne change pratiquement pas jusqu’au cessez-le-feu du 27 juillet 1953. Une zone de démilitarisation est ensuite décidée, figeant un rapport de force entre bloc communiste et bloc capitaliste, inchangé depuis lors — y compris malgré la chute de l’URSS quarante ans plus tard.

Photo 3 : Affiche représentant le président de la Corée du Nord, Kim Il-sung, lors du déclenchement de la guerre de Corée en 1950. Ph. J.L. Charet © Archives Larbor DR

Le Japon ne prît pas directement part au conflit coréen du fait de la faiblesse dans lequel la défaite de 1945 l’avait plongé, mais aussi, désormais, de l’impossibilité constitutionnelle de posséder une armée en propre (31). La guerre de Corée est toutefois une aubaine économique et géopolitique indéniable. D’une part, en tant que base arrière des opérations américaines, le Japon prodigue un important soutien, certes logistique en raison de sa proximité spatiale au front, mais aussi technique et expert en raison de son excellente connaissance du terrain coréen, que le pays avait colonisé pendant trente-cinq ans entre 1910 à 1945. D’autre part, le dénuement total de la Corée du Sud face à l’attaque d’une Corée du Nord soutenue et armée par l’Union soviétique persuade les Etats-Unis et leurs alliés d’éviter de faire du Japon ce que le Japon avait fait de la Corée : à savoir un simple réservoir à ressources (agricoles, démographiques, de matières premières…) incapables de défendre ses intérêts. Il est donc décidé que le Japon redeviendrait à la fois une puissance industrielle pouvant alimenter l’effort de guerre du Pacifique et le symbole de la supériorité idéologique du capitalisme et du libéralisme dans le contexte d’une politique de containment à la propagation de l’idéologie communiste (32). Pour le Japon, ce retour à une option industrialo-urbaine annonce la « reconstruction » des années 1950, c’est-à-dire littéralement la remise sur pied de son tissu urbain et de son arsenal industriel qui connaissent alors, dans le contexte de la Guerre froide et de ses immenses besoins logistiques et productifs, une croissance rapide dont le niveau d’accumulation dépasse rapidement celui d’avant-guerre. Cette double séquence de renaissance rapide puis de haute croissance alimente la rhétorique du « miracle » japonais des années 1950–1970 — équivalent, en plus spectaculaire, aux « trente glorieuses » européennes.

Le Japon ne prît pas directement part au conflit coréen du fait de la faiblesse dans lequel la défaite de 1945 l’avait plongé, mais aussi, désormais, de l’impossibilité constitutionnelle de posséder une armée en propre (31). La guerre de Corée est toutefois une aubaine économique et géopolitique indéniable. D’une part, en tant que base arrière des opérations américaines, le Japon prodigue un important soutien, certes logistique en raison de sa proximité spatiale au front, mais aussi technique et expert en raison de son excellente connaissance du terrain coréen, que le pays avait colonisé pendant trente-cinq ans entre 1910 à 1945. D’autre part, le dénuement total de la Corée du Sud face à l’attaque d’une Corée du Nord soutenue et armée par l’Union soviétique persuade les Etats-Unis et leurs alliés d’éviter de faire du Japon ce que le Japon avait fait de la Corée : à savoir un simple réservoir à ressources (agricoles, démographiques, de matières premières…) incapables de défendre ses intérêts.

La reconstruction de Tōkyō et le rôle central de l’Etat

La reconstruction de Tōkyō est organisée par l’Etat central, qui en est le principal artisan. Elle comporte deux volets : un plan pour les arrondissements spéciaux (Tôkyô sensai fukkô keikaku 東京戦災復興計画) en 1946 et un plan pour la région capitale à l’échelle du Kantô (shutoken seibi daiichiji kihon keikaku 首都圏整備第一次基本計画) en 1958. Le plan de 1946 ressemble beaucoup à celui établi à la suite du séisme de 1923. Il repose sur une déconcentration des populations et des activités dans des villes satellites de 100 000 habitants, comme le préconise la Conférence d’Amsterdam de 1924 (33). Entre les zones résidentielles et les zones d’activités étaient prévus une ceinture verte et des espaces ouverts. Le plan du gouvernement central est prolongé en 1950 par la Loi de construction de la capitale nationale (shuto kensetsu hô 首都建設法), mise en place par le Comité de construction de la capitale nationale (shuto kensetsu iinkai 首都建設委員会) l’année suivante.

Les années 1950 amorcent un réel tournant dans les logiques publiques d’aménagement. En raison de l’accroissement démographique et de l’étalement, la structure urbaine évolue d’une logique d’agglomération à une logique de région, donnant lieu à deux types de plans de développement : 1/ à l’échelle du cœur métropolitain, que l’on peut faire coïncider avec les 23 arrondissements, portés par le gouvernement métropolitain ; 2/ à l’échelle de la région urbaine, qui épouse les limites floues de la mégapole (daitoshiken 大都市圏), portés par le gouvernement central. Les conflits entre les deux niveaux administratifs cristallisent essentiellement ces questions d’échelles : le gouvernement métropolitain refuse de considérer les besoins et les enjeux de territoires situés hors de son périmètre, alors que les visées de l’Etat embrassent un espace plus vaste qui recontextualise la capitale dans sa région. Ainsi, en 1956, la Loi sur le développement de la région capitale (Shutoken seibi hô 首都圏整備法) remplace celle de 1950 afin de trouver une solution aux déplacements pendulaires domicile-travail et à la congestion dont commence à souffrir Tōkyō. Elle prend en compte l’aire urbaine dans un rayon de 100 km et donne lieu au Premier plan de développement de la région capitale (Daiichi shutoken seibi kihon keikaku 第一首都圏整備基本計画) qui divise l’espace en trois zones. Outre une ambitieuse politique de transports, en particulier autoroutiers, l’objectif est de contenir l’étalement urbain avec le renforcement de la ceinture verte et la relocalisation en périphérie des activités dans des centres d’urbanisation secondaires au sein de la deuxième et de la troisième couronnes.

Ces politiques à double ressort (cœur d’agglomération et périphéries régionales) s’inscrivent dans la continuité des plans d’aménagement des années 1920 : ceux d’après le tremblement de terre de 1923 pour la reconstruction d’une ville rasée ; ceux des années 1930 pour la déconcentration, l’émergence de centralités secondaires en périphérie, et la création d’une ceinture verte, de parcs et d’infrastructures collectives de repli en cas de catastrophe et/ou de bombardement (34). Si on considère en outre que les années 1930 préparent aux Jeux olympiques de 1940 (finalement annulés en raison de la guerre) et que les années 1950 préparent à ceux de 1964, les deux périodes fonctionnent en miroir et sont très similaires. Le grand changement est la présence américaine aux commandes des enjeux politiques, géopolitiques, économiques et parfois même sociaux ou urbanistiques (comme c’est le cas de l’influence des bases militaires américaines dans l’émergence d’un nouveau style de vie à l’occidentale dans certaines périphéries urbaines japonaises — en particulier tokyoïtes).

Dans le contexte d’une réindustrialisation du pays, Tōkyō, en tant que centre industriel principal du Japon, voit renaître deux couloirs industrialo-portuaires majeurs datant de la modernisation industrielle de l’ère Meiji : celui du pourtour littoral de la baie vers Yokohama, au sud-ouest, surnommé Keihin (京浜) ; celui vers l’est conduisant à Chiba, et surnommé Keiyō (京葉) (35). Cette configuration industrielle en deux corridors littoraux structurant l’agglomération Tōkyō -Yokohama-Chiba réactive le Plan du territoire national pour le Kantô (Kantô kokudo keikaku 関東国土計画), édicté en 1936 par le régime tennō-militariste, dont l’objectif était de déconcentrer les industries dans les villes satellites du grand Tōkyō et de renforcer le développement industriel du littoral entre Tōkyō et Yokohama au sud-ouest et entre Tōkyō et Chiba au nord-est. Ainsi, le modèle de la reconstruction industrialo-urbaine du Tōkyō des années 1950 est bien celui du Tōkyō des années 1930, malgré la tabula rasa de la Seconde Guerre mondiale, dont la rupture physique ne semble, au final, que superficielle.

Tōkyō, « miracle » industrialo-urbain sur le revers de la Guerre froide

Photo 4 : Guerre du Vietnam : scène de guerre prise en 1965. © Manhai.

Au cours de la Guerre froide, l’Asie-Pacifique fut, contrairement à son nom, une zone majeure de conflits. Si le Japon ne put jouer de rôle actif en raison de sa Constitution « pacifiste », il est notable que toutes ses anciennes colonies — la péninsule de Corée, Taïwan et la Chine du nord-est — jouèrent un rôle majeur dans la montée des tensions entre les blocs est et ouest (36). Dans ce schéma géopolitique où la responsabilité historique de la (dé-)colonisation japonaise est engagée, la Corée ne constitue pas le premier précédent : les conflits internes à la Chine entre les partisans communistes de Mao Zedong et les nationalistes autour de Tchang Kaï-chek font de la Mandchourie l’un des théâtres actifs de la révolution chinoise, puis de Taïwan le territoire de repli du Guomindang en 1949 — donnant lieu à la partition entre République populaire de Chine et République de Chine qui perdure encore de nos jours et connaît un regain de tensions dans les années 2010–2020 sur fond d’opposition entre Chine et Etats-Unis. A ces éléments s’ajoutent d’autres conflits, comme la guerre d’Indochine (1946–1954) puis du Vietnam (1955–1975), toutes deux imputables à la décolonisation française, la rupture entre Chine et URSS imputable sans doute à une « asiatisation » du communisme et une décolonisation idéologique de l’Asie vis-à-vis de l’européano-centrisme (37), ou encore l’expansion du nucléaire militaire en 1964 puis en 1967 lorsque la Chine développa respectivement la bombe A puis la bombe H. Tout au long de la période, le Japon apparaît comme une bulle de croissance et de stabilité sur le revers d’une gigantesque poudrière dont il retire les bénéfices au risque d’être soufflé par sa possible explosion — selon la dualité nippone bien connue qui associe au risque un bienfait et que Marie Augendre explique dans le cas du volcanisme par le principe culturel de la « coexistence » (kyōson 共存) entre risque et bénéfices. Pour le dire autrement, sans volcanisme actif, pas de terres fertiles ou de source chaude (onsen 温泉) ; sans Guerre froide active, pas de stimuli industrialo-urbain au Japon et sans doute pas de « miracle » tokyoïte.

Au cours de la Guerre froide, l’Asie-Pacifique fut, contrairement à son nom, une zone majeure de conflits. Si le Japon ne put jouer de rôle actif en raison de sa Constitution « pacifiste », il est notable que toutes ses anciennes colonies — la péninsule de Corée, Taïwan et la Chine du nord-est — jouèrent un rôle majeur dans la montée des tensions entre les blocs est et ouest.

Si l’ensemble des grandes agglomérations nippones connaît ainsi une intense période de reconstruction puis de croissance en marge des guerres de la « Guerre froide », le grand Tōkyō est sans doute la principale région où se matérialise (on pourrait même dire où se territorialise) le « miracle » japonais des trois décennies d’après-guerre (38). Cette impression de « miracle » est le fruit d’un double contraste. Elle naît tout d’abord du contraste diachronique entre l’état de quasi complète destruction de la ville en 1945 et l’ampleur de son réaménagement dans les années 1950 et suivantes — d’aucuns pourraient parler, pour filer la métaphore, de résurrection tokyoïte. L’impression du miracle est toutefois aussi issue du contraste spectaculaire (au sens littéral du terme) entre les atrocités de la Corée, du Vietnam, du Cambodge, et la focale festive que portent à l’agenda médiatique du monde entier quelques grands événements comme les Jeux olympiques de Tōkyō de 1964 — les tout premiers en dehors du monde occidental, mais aussi de fait d’Asie. Plus les temps sont sombres en Asie, plus la fête est belle au Japon, et plus Tōkyō s’enrichit. L’idée de miracle, que l’on ne s’y trompe pas, n’est cependant pas que le fruit d’une pure analyse objective des dynamiques économiques ou spatiales. Bien qu’issue de l’incroyable politique de reconstruction puis de la croissance industrielle et urbaine du Japon, elle est aussi le fruit d’une non moins intense propagande occidentale qui érige les dynamiques et la relative stabilité nippones en miracle capitalistique et libéral. Le « miracle » est à la fois un élément de réalité économique et un élément de discours idéologique : en contexte de Guerre froide, les discours et les représentations qu’il traduit participent alors bel et bien de la politique générale de containment occidental du communisme.

Photo 5 : La fête tokyoïte du du miracle japonais en pleine guerre froide : le cas des JO de Tokyo 1964. Cérémonie d’ouverture des JO de Tokyo en 1964 © Comité olympique japonais

La structuration de la rhétorique du miracle au service d’une stratégie de containment du communisme articule deux fronts. Le premier est extérieur, à destination de l’Asie continentale en proie à la guerre physique, pour laquelle le Japon constitue une arme idéologique ; la promesse, preuve à l’appui, de jours heureux faite aux populations décimées, une fois leur guerre remportée — justifiant tous les sacrifices. A cet égard, le Japon apparaît comme un démonstrateur à ciel ouvert des bienfaits du libéralisme et du capitalisme et des conditions de leur possible transplantation en Asie. Si Tōkyō s’enrichit, c’est que la ville territorialise les dispositifs spatiaux (39) des idéologies libérales et des régimes de production capitalistique, et en urbanise les dividendes (40). Tōkyō formalise, spatialise, territorialise et vend du rêve et du style de vie à destination de son aire régionale, produit autant que producteur d’un régime politique sous-tendu par une certaine idéologie en lutte dans le reste de l’Asie pour s’imposer. Autrement dit, à l’Asie continentale la guerre réelle et ses coûts, au Japon la guerre idéelle et ses dividendes. L’immense machinerie tokyoïte et, au-delà, industrialo-urbaine japonaise croît non pas sur les dividendes de la paix, mais bien sur ceux de la guerre — une guerre « froide » pour les Japonais, mais active et vive pour beaucoup d’autres pays d’Asie de l’est et du sud-est.

Le « miracle » est à la fois un élément de réalité économique et un élément de discours idéologique : en contexte de Guerre froide, les discours et les représentations qu’il traduit participent alors bel et bien de la politique générale de containment occidental du communisme.

Le deuxième front de la rhétorique du miracle au service du containment anti-communiste est domestique, et relève du choix historique de promotion de l’option urbaine et industrielle du Japon faite par l’occupant américain sur l’option initiale d’un pays agricole et rural. Or, avec le scénario industrialo-urbain du Japon, réémerge un certain nombre de dangers nécessitant d’être désamorcés. La remilitarisation, rendue potentiellement possible par la reconstitution des capacités industrielles du Japon, est minée par la Constitution, tout comme un certain nombre d’autres risques, réglés en partie par le droit — posant les prémices à la judiciarisation d’une économie de guerre pour en forcer l’état de paix (41). Aucune loi toutefois ne suffit pour prémunir le Japon du risque de propagation de l’idéologie communiste au sein de sa population ouvrière, une fois cette dernière reconstituée par la réindustrialisation du pays. Aussi, paradoxalement, alors que la réindustrialisation de l’archipel doit servir l’effort de guerre contre la propagation du communisme en Asie, elle ouvre une brèche interne au pays via l’accroissement démographique de la population ouvrière du Japon — cette dernière constituant le terreau historique à la propagation du communisme. A ce titre, le « miracle » nippon s’est accompagné non seulement d’un effort idéologique et politique particulièrement important à destination des Japonais eux-mêmes, mais s’est aussi bâti sur le sang de la répression violente des mouvements ouvriers, syndicaux, et bien entendu communistes — au sens très large, englobant le socialisme — qui n’envie rien au maccartisme étasunien. La stabilité japonaise s’est ainsi faite au prix d’un autoritarisme qui explique sans doute pourquoi les racines autoritaires du tennō-militarisme n’ont jamais été détruites lors des procès de Tōkyō : elles ont juste été réorientées selon les visées idéologiques et géopolitiques du nouveau maître du pays. Pour le dire autrement, les structures comme les tenants du tennō-militarisme ont été absorbés et recyclés par l’idéologie libérale capitalistique de l’occupant américain. Il n’y a pas de réelle discontinuité des élites au pouvoir entre la Seconde Guerre mondiale et la Guerre froide au Japon ; il y a juste un nouveau pagure au contrôle, le shogun MacArthur, qui réorganise la société existante et s’appuie sur les courroies de transmission du pouvoir déjà en place avant son arrivée pour mettre en branle l’économie de guerre nippone au service de la double articulation externe et domestique du containment américain. C’est sous le shogunat macarthurien que Tōkyō s’est alors restructurée et que le Japon est devenu la tête de pont des intérêts des régimes libéraux en Asie (42), sur le revers des fronts actifs de la Guerre froide.

A ce titre, le « miracle » nippon s’est accompagné non seulement d’un effort idéologique et politique particulièrement important à destination des Japonais eux-mêmes, mais s’est aussi bâti sur le sang de la répression violente des mouvements ouvriers, syndicaux, et bien entendu communistes — au sens très large, englobant le socialisme — qui n’envie rien au maccartisme étasunien.

La bascule industrialo-urbaine du tennō-militarisme au temps de l’économie de Guerre froide

La période tennō-militariste correspondait originellement à l’entre-deux-guerres occidental. Le régime se caractérisait par la prépondérance de l’armée dans les postes clés du pouvoir, un contrôle autoritaire des populations, la prégnance d’enjeux géopolitiques dans la vie domestique ayant pour horizon un expansionnisme colonial, les relations très étroites entre l’empereur, la haute administration d’Etat, le monde des affaires (zaibatsu 財閥) et la place particulière du shinto instituée de fait en religion d’Etat et placée sous la haute autorité de l’empereur. De ces caractéristiques générales, l’occupant américain n’effectua après-guerre que peu de ruptures, mais y opéra des ajustements stratégiques au profit de ses propres intérêts politiques et géopolitiques. Le cas de l’empereur, déjà évoqué, est significatif : s’il perd son statut de divinité vivante, il garde son autorité sur la structure du shintoïsme ; s’il perd une partie de ses prérogatives politiques, sa dimension symbolique perdure et, de fait, il conserve une dimension politique non-négligeable qui fait perdurer le tennō-sei. De la même façon, le passage des zaibatsu, les groupes familiaux, aux keiretsu, les conglomérats, n’efface en rien la porosité entre le monde des affaires, la haute administration et le monde politique d’une part, et les structures du pouvoir économique et civil d’autre part. La lutte contre la contagion du communisme et, en son nom, contre toute sensibilité socialiste et même tout mouvement social, maintient sur la population japonaise un fort contrôle politique et idéologique, dont les canaux de transmission ne sont pas, à mon sens, foncièrement différents de ceux de la période précédente, mais juste réaffectés selon les visées du containment. La prégnance des intérêts géopolitiques sur les enjeux domestiques reste une réalité tout au long de la Guerre froide. Enfin, concernant les individus eux-mêmes, à l’exception des quelques condamnés à mort des procès de Tōkyō, on observe une grande continuité des élites en place, largement recyclées aux postes à responsabilité de la société japonaise d’après-guerre.

En raison de la Constitution pacifiste du Japon peu compatible, en apparence, avec le militarisme des débuts de l’ère Shōwa, seule la place de l’armée semble avoir connue une rupture radicale entre l’avant-guerre et les années 1950. Ce point aussi, toutefois, me semble devoir être relativisé, tant la place de l’US army est importante dans la période de reconstruction de l’archipel — et de Tōkyō. Cette importance est certes territoriale, en raison de la dissémination d’une myriade de bases militaires américaines, y compris dans le cœur de la capitale avec, par exemple, les terrains de Washington Heights (43), à Yoyogi (près de Shibuya) ; mais elle est aussi politique, en raison du rôle majeur que joue l’administration militaire étasunienne dans la reconstruction du Japon, sous l’égide du général MacArthur. Ce dernier occupe à ce titre un rôle similaire à celui d’un shogun tout au long des années 1950 (44), et supervise la refonte de la Constitution et du droit nippon, s’assure de la bonne conduite des Procès de Tōkyō, supervise la transition du régime politique japonais, et assure la transformation du pays en base arrière des activités américaines en Asie avec en tête les enjeux de la Guerre froide à laquelle il participe activement lors, par exemple, du débarquement des troupes alliées à Incheon, en pleine guerre de Corée (45). Pour le dire autrement, le pouvoir militaire reste activement aux commandes dans la société japonaise des années 1950 : il change simplement de nationalité dans la partie haute de la chaîne de commandement, si bien qu’il est difficile de considérer la transition post-tennō-militariste comme étant débarrassée de l’omniprésence de l’armée dans les instances du pouvoir. Comme un pagure, l’armée japonaise a simplement été remplacée par l’armée américaine, mais les (infra)structures sont à peu près les mêmes, à quelques ajustements près. Le débat porte surtout, à mon sens, sur la distinction âprement débattue entre régime militarisé et régime militariste — je laisse ici ouvert le débat concernant le Japon des années 1950. Trois points me semblent tout de même importants ici au regard du sujet sur Tōkyō, capitale de guerre.

En raison de la Constitution pacifiste du Japon peu compatible, en apparence, avec le militarisme des débuts de l’ère Shōwa, seule la place de l’armée semble avoir connue une rupture radicale entre l’avant-guerre et les années 1950. Ce point aussi, toutefois, me semble devoir être relativisé, tant la place de l’US army est importante dans la période de reconstruction de l’archipel — et de Tōkyō.

Le premier point concerne la question de l’arbitraire inhérent aux régimes autoritaires et aux régimes militaristes, en apparence peu compatible avec l’état de droit du Japon d’après-guerre. Le deuxième est la question de la survivance des individus aux régimes qui ont assis leur pouvoir personnel, et au devenir de ces pouvoirs dans le contexte d’un régime différent. Enfin, le troisième point concerne l’espace. Le premier point, sur l’arbitraire, me semble assez simple. Si l’état de droit du Japon reconstruit par les Etats-Unis garantit aux individus leurs droits fondamentaux en régime démocratique, l’arbitraire est à chercher ailleurs : dans les dérogations à l’état de droit accordées ponctuellement ou tacitement, pour une période de temps plus ou moins bien déterminée, en raison de périls considérés comme supérieurs aux droits individuels — c’est le cas de la lutte contre la propagation du communisme ; dans les activités du monde de la pègre, qui échappe de fait au droit et aux activités légales. Or, dans le Japon des années 1950 et même suivante, il est notable que la lutte contre le communisme a été un aiguillon idéologique puissant aux entorses du droit, et en particulier des droits fondamentaux des individus ; et il est encore plus remarquable que la mafia japonaise, aux mains des yakuza, a joué un rôle actif dans l’oppression des individus comme des communautés politiques « déviantes ». Nettoyé par le droit, l’arbitraire et la violence politique se sont transmutées et ont basculé dans l’informel — ou le revers de l’état de droit. A ce titre, une part non négligeable des leaders yakuza est issue des cadres du tennō-militarisme, engagée ensuite dans la lutte contre le communisme (46).

Le deuxième point, la survivance des individus aux régimes qui ont institué leur pouvoir, est en partie similaire aux mécanismes de transmutation de l’arbitraire — considérant que l’arbitraire est l’expression d’un pouvoir autoritaire comme un autre. Le point qui me semble clé ici est la question de l’allégeance, qui bascule d’un système entièrement japonais à un système à présent ouvert à la suite de l’irruption violente d’une composante exogène (en l’occurrence américaine). Il me semble qu’à cet égard, les années 1950 réitèrent ce que les années 1850 avaient, cent ans plus tôt, déjà connues, à savoir une chute violente de régime à la suite de l’irruption dans un système clos purement japonais d’une puissance militaire — à l’époque déjà, américaine. Autrement dit, le « régime de transition de régime » des années 1950 semble connaître un précédent avec les années 1850 ayant donné lieu à la figure du pagure (47). La réorganisation opportuniste de la société japonaise des années 1950 ne me semble pas être par conséquent, inédite dans ses modalités : le Japon de cette époque-là a sans doute la mémoire de la fin de l’ère Edo.

Enfin, le dernier point qui me semble ici essentiel est la question de l’espace, et plus précisément les logiques politiques de son aménagement. Dans la perspective d’une réorganisation opportuniste des élites et des structures du pouvoir japonais au cours des années 1950, il me semble logique de considérer que cet opportunisme politique est particulièrement sensible aux fenêtres d’opportunité de l’époque assurant une place de choix dans la nouvelle société japonaise. Or, à la suite des intenses destructions de guerre qu’ont essuyé les territoires urbains et industriels du Japon, et la volonté de l’occupant américain de reconstruire la puissance industrielle japonaise et de faire du pays une base arrière aux fronts asiatiques de la Guerre froide, l’une des opportunités de pouvoir à la fois politique et économique des années 1950 et suivantes se révèle être le complexe industrialo-urbain japonais. Ainsi, au cours des années 1950, une grande partie des acteurs du précédent régime tennō-militariste est remobilisée dans l’aménagement industrialo-urbain du territoire, et en particulier du Grand Tōkyō, que ce soit dans sa gouvernance, dans ses prises de positions financières, dans son administration, dans son approvisionnement en matériaux de construction ou dans la direction des entreprises mobilisées. Autrement dit, les cadres et les structures du tennō-militarisme se patrimonialisent dans les circuits de la production de l’espace et des systèmes productifs en saisissant l’opportunité historique de la reconstruction industrialo-urbaine du pays comme moment de bascule à leur pouvoir politique et économique personnel. Trois domaines sont particulièrement investis (48) : le BTP et l’immobilier, qui donnent par la suite la figure de l’Etat constructeur (49) (doken kokka 土建国家) ; la grande industrie (en particulier l’industrie lourde) contrôlée par les anciennes zaibatsu, devenues keiretsu ; et l’énergie, en particulier le nucléaire civil.

Raphaël Languillon, Chercheur titulaire, Institut français de recherche sur le Japon, Tokyo.

Notes:

  1. Pour rappel dans le texte précédent, nous avions discuté de l’idée d’un coût croissant de l’indépendance géopolitique, en raison d’une pression croissante des pays occidentaux. Or ces derniers ayant assis leur puissance sur la constitution d’empires coloniaux, le coût de l’indépendance a alors été étalonné sur la capacité des pays à en coloniser d’autres pour se doter des ressources nécessaires à la puissance minimale leur permettant de résister à l’Occident.
  2. Ces matériaux sont utilisés essentiellement pour les bâtiments publics. Les maisons sont encore très largement construites en bois — ce qui a peu changé depuis pour les pavillons de banlieue contemporains. La brique tout particulièrement a été introduite sous Meiji pour la construction de nombreux bâtiments modernes, notamment les gares. Elle est associée alors aux quartiers de Shinbashi et Ginza.
  3. Ces bombes avaient été spécialement créées pour maximiser les dégâts sur les structures en bois du Japon. Elles avaient ainsi été testées dans le désert sur des répliques des maisons traditionnelles japonaises aux Etats-Unis.
  4. On peut même considérer que les Américains pensaient restructurer le Japon d’un point de vue civilisationnel, comme ce fut le cas avec l’introduction d’un nouvel art de vivre (en particulier à proximité des centrales nucléaires construites au Japon), de nouvelles pratiques alimentaires (comme le lait ou le maïs) et bien sûr un nouvel imaginaire (largement alimenté par des opérateurs d’imaginaires américains comme Disney, qui contribua aussi à promouvoir le nucléaire civil).
  5. L’économie politique critique des dynamiques d’aménagement distingue plusieurs circuits de circulation du capital. Les deux principaux se trouvent être le circuit primaire, à savoir les systèmes productifs (dont l’industrie) et le circuit secondaire, à savoir l’aménagement et la construction (dont l’urbanisation). Des chercheurs comme David Harvey ont ainsi mis en lumière le rôle clé que joue le circuit secondaire dans la régulation des excédents produits par le circuit primaire, lui évitant d’entrer en crise de surproduction. Autrement dit, les investissements dans l’aménagement de l’espace, et en particulier dans l’urbanisation, permettraient de réutiliser les capitaux excédentaires dégagés par les systèmes productifs, en particulier l’industrie, et éviter ainsi qu’ils ne se retrouvent inutilisés, ce qui les aurait dévalués. Ce mécanisme explique la solidarité macro-économique qu’il existe entre industrialisation et urbanisation.
  6. La question du fascisme japonais est âprement débattue, au Japon mais aussi dans la littérature occidentale. Je renvoie toutefois aux travaux du philosophe et politiste Maruyama Masao (1914–1995), récemment traduit en français par Morvan Perroncel (Le Fascisme japonais (1931–1945), Paris, Les Belles Lettres, 2021, 304 p.), et en particulier à son article de juin 1947 « L’idéologie et les mouvements fascistes au Japon ». D’après Maruyama, s’il n’y a pas eu de révolution fasciste au Japon, c’est que les structures internes du pouvoir ont évolué sur la base d’une tendance fascisante déjà présente et liée aux restes du shogunat, gouvernorat militaire phagocyté par la restauration impériale de Meiji en 1868. Autrement dit, la figure du pagure que l’on a développée dans le texte précédent n’est pas que physique, elle est aussi politique, institutionnelle, structurelle, philosophique ou encore sociétale. A ce sujet, Maruyama dit : « Ce sont les forces politiques déjà en place (l’armée, la bureaucratie, les partis) qui, de l’intérieur de l’appareil, ont amené l’État à se transformer… en un régime fasciste. » Les débats portent ensuite sur les différences du prétendu fascisme japonais avec le fascisme italien : familialisme, agrarisme et panasiatisme. On peut toutefois trouver des correspondances : ainsi le panasiatisme partage-t-il des points communs avec l’irrédentisme italien de la même époque.
  7. J’établis une distinction entre « industrialo-militariste » et « militaro-industriel ». Un complexe « militaro-industriel » tel qu’il s’observe de nos jours en Californie par exemple, ou même en France, se définit par la prédominance des industries militaires dans la capacité d’innovation, de reproduction et de croissance de l’appareil industriel d’un pays ou d’une région. Cette situation relève d’enjeux industriels et militaires, sans toutefois que n’entrent en matière politique ou idéologique les militaires. Un complexe industrialo-militariste en revanche, se définit par la prépondérance des enjeux politiques militaristes et des responsables militaires dans l’orientation non seulement du complexe industriel, mais aussi de la distribution du pouvoir au sein de celui-ci et, au-delà, dans la planification économique et régionale et la distribution institutionnel du pouvoir au profit de l’armée. Je suis bien certain que les Américains faisaient eux aussi une telle différence.
  8. Je suis partagé sur cette idée. Il me semble que les Américains avaient très bien identifié le fait que le complexe militaro-industriel avait servi de courroie de transmission autant que de levier de puissance au régime tennō-militariste du Japon de l’entre-deux guerres, sans que le risque communiste n’ait entré en matière à cette époque. Autrement dit, on peut à la fois structurer un complexe industriel puissant et juguler une montée du communisme. La question est de savoir toutefois comment concilier les deux enjeux.
  9. Voir au sujet des mythes fondateurs de l’espace et du politique au Japon, en Europe et aux Etats-Unis l’ouvrage co-dirigé par Augustin Berque, Philippe Bonnin et Cynthia Ghorra-Gobin, La ville insoutenable, aux éditions Belin. Faire du Japon une Arcadie relève à ce titre d’une méconnaissance de la place, du rôle et de la perception de la nature au Japon — et de ses rapports à la société et au politique.
  10. Or, les liens déterministes que suppose une telle idéologie sont culturellement d’essence nord-américaine, à la limite aussi occidentale, mais ne sont certainement pas d’essence universelle, et la question de la continuité de leur existence dans le cas d’une transplantation dans le contexte japonais et ses valeurs n’a rien d’évident — et explique sans doute la superficialité du placage.
  11. Comme l’avait dit le général MacArthur en référence au propos du premier shogun de l’ère de Kamakura, qui avait prononcé en 1192 à la fondation de sa dynastie la phrase célèbre ii kuni tsukurou (いい国つくろうConstruisons un bon pays). La volonté ne porte pas que sur les dynamiques d’aménagement et de reconstruction du territoire (bâti, infrastructures, villes), mais vise tous les niveaux de la société japonaise, depuis la réforme de son système politique, de son droit avec les lois constitutionnelles de 1947, sa théogonie (le shinto) en relation avec la place et le rôle de l’empereur (tentative de réforme du tennō-sei), et jusqu’aux ambitions de faire du Japonais un Homme nouveau — entreprise taxée de totalitarisme dans d’autres contextes politiques, parée dans le cas du Japon de toutes les vertus de la Démocratie. La Pax Americana ressemble bien ici non pas à un état de paix, mais à l’absence de l’actualisation de la guerre par le biais d’un rapport de forces asymétriques.
  12. Pour rappel, le tennō-militarisme (tennō gunkoku shugi 天皇軍国主義) se caractérise par un ultra-nationalisme exacerbé alimentant l’expansionnisme japonais, la prépondérance de l’armée dans les postes clés du pouvoir politique et les relations très étroites entre l’empereur, le monde des affaires (zaibatsu 財閥) et le shintô érigé au rang de religion d’Etat.
  13. Au contraire de l’Allemagne, où les procès pour crimes de guerre n’eurent pas lieu dans la capitale de l’ancien Reich, mais à Nuremberg, pour d’autres raisons que celles ayant conduit les alliés à choisir Tōkyō pour le cas du Japon.
  14. Le tribunal de Nuremberg applique pour la première fois de l’histoire la catégorie de « crime contre l’humanité », qui constitue alors une nouvelle catégorie juridique internationale. Cette dernière couvre l’assassinat, l’extermination, la réduction en esclavage, la déportation et tout acte inhumain commis contre les populations civiles avant ou pendant la guerre.
  15. A la différence du tribunal de Nuremberg, celui de Tōkyō ne considère pas seulement les populations civiles, mais étend la notion de « crimes contre l’humanité » aux exactions faites sur les populations de prisonniers de guerre, ouvrant la voie à un droit international de la guerre et des soldats.
  16. Cette date est antérieure à la guerre avec la Chine, qui débute en 1931.
  17. Dans le texte précédent, je faisais la distinction entre une première phase, sous Meiji et Taishō, qui visait à conquérir des territoires non préalablement colonisés (Taiwan et Corée) d’une seconde phase sous Shōwa, où la colonisation japonaise se faisait au détriment des colonies européennes.
  18. A l’époque, l’Indochine était toujours française et donc représentée aux procès de Tōkyō par la France. La Malaisie (1957) et le Myanmar (1948) étaient encore colonies britanniques. L’Inde venait d’acquérir son indépendance de la couronne britannique en 1947, mais faisait encore partie du Commonwealth au même titre que l’Australie et la Nouvelle Zélande. Les Philippines, anciennes colonies américaines, étaient indépendantes depuis 1899.
  19. Le chef d’inculpation principal concernant ce point est inclus dans l’accusation plus générale de « crime contre l’humanité », qui prend alors en compte la colonisation, accusation mesquine s’il en est de la part des puissances européennes elles-mêmes responsables de la colonisation d’une très grande partie du monde.
  20. C’est le cas par exemple des femmes de réconfort chinoises, taiwanaises ou coréennes, sujet non réglé alors et qui continue de peser sur les relations internationales entre le Japon, la Chine, Taïwan et la Corée du Sud.
  21. Le général Tōjō est quasiment le seul prévenu qui mentionna explicitement la responsabilité de l’empereur Hirohito lors d’une séance alors immédiatement levée par le procureur américain Joseph Keenan.
  22. Le général Tōjō est quasiment le seul prévenu qui mentionna explicitement la responsabilité de l’empereur Hirohito lors d’une séance alors immédiatement levée par le procureur américain Joseph Keenan.
  23. Contrairement à la Chine, le Japon n’a pas de longue tradition urbaine. On oppose souvent deux types de villes : les « villes sous le château » (jōkamachi), et les capitale impériales fondées par le déplacement des cours autour de la figure du tennō, comme par exemple Heinankyō (ancienne Kyōto).
  24. Par exemple : Mizubayashi Takeshi, 2006, 『天皇制史論』 (Histoire du tennō-sei), Iwanami Shoten, 392 p. (ouvrage non traduit en français). Je remercie en outre ici l’écrivain et ancien professeur de littérature et philosophie française Akira Mizubayashi pour nos discussions et nos échanges sur le tennō-sei.
  25. L’empereur est considéré au sein du panthéon shinto comme dieu vivant, au contraire de nos rois, qui étaient au mieux choisis par le Dieu unique, mais n’en étaient pas les descendants.
  26. Le Kojiki (littéralement Chronique des faits anciens) est un recueil de mythes concernant l’origine des îles japonaises et des divinités du shintoïsme (les kami). Fruit de la compilation des récits du conteur Hieda no Are par le chroniqueur Ō no Yasumaro, il est offert à l’impératrice Genmei en 712, sur commande de cette dernière.
  27. Sans entrer dans les détails, Amaterasu, persécutée par son frère Susanoo, se cache dans une grotte, plongeant alors le monde dans l’obscurité et ajoutant aux désastres du dieu typhon un mal plus grand encore. Au regard de l’urgence de la situation, les kami du Japon se rassemblent pour trouver un moyen de faire sortir Amaterasu de sa grotte et ramener le soleil. Le rituel qui en résulte rassemble en procession grivoise 800 divinités venues de tout l’archipel, qui dansant, qui riant, qui jouant de la musique, pour attirer la déesse à l’extérieur. Cette dernière finit par sortir, ramenant le soleil sur le monde.
  28. En géographie, on distingue communément les notions d’espace et de territoire. Un espace est une étendue dépourvue d’appropriation particulière. C’est une projection mathématique de la distance, éventuellement un volume. Le territoire est un espace approprié par une société qui l’aménage et entretient à son égard un rapport identitaire fort qui en retour l’institue en société.
  29. L’uniformisation des procédures de reconstruction conduit alors à une perte notable d’identité des villes petites et moyennes, ce qui marque encore de nos jours les paysages urbains très indifférenciés du pays.
  30. Le terme de « miracle » est utilisé par Johnson Chalmers en 1982 dans son célèbre ouvrage MITI and the Japanese Miracle: The Growth of Industrial Policy, 1925–1975, dans lequel il analyse les mécanismes spatiaux du développementalisme japonais.
  31. La Constitution du Japon (Nihonkoku kenpō), appelée aussi « Constitution d’après-guerre » (Sengo kenpō) est votée le 3 novembre 1946, sous l’occupation américaine, et entre en vigueur le 3 mai 1947. Elle remplace la Constitution de l’empire du Japon (Dainippon teikoku kenpō), qui datait de 1889. Cette dernière était accusée par les Occidentaux d’avoir donné trop de pouvoir à l’empereur, et de constituer le socle au potentiel tennō-militariste du droit japonais. La nouvelle Constitution de 1947 tend par conséquent à corriger les caractéristiques contraires aux valeurs étasuniennes de 1889. A ce titre, l’article 9 déclare renoncer à la guerre, et fait du Japon un pays pacifiste ne pouvant posséder d’armée. Le Japon est donc dépourvu de toute capacité d’intervention militaire en terrain étranger — il possède toutefois des forces d’auto-défenses, en plus du parapluie militaire américain.
  32. Si l’option industrielle japonaise est de retour, la population de cols bleus constitue un terrain de propagation communiste interne au pays, supposant que la politique de containment soit déployée à l’intérieur du Japon, et non plus seulement à ses frontières. La puissance du développement de l’appareil productif nippon a donc été à la hauteur de la puissance de la répression anti-communiste qu’a connue le pays dans les années de haute croissance. Dans cette entreprise, tous les moyens et les ressources ont été mobilisés, y compris la pègre : les yakuza ont alors joué un grand rôle dans la lutte contre la contagion communiste. Je pense que l’on peut très certainement analyser la croissance du pouvoir politique des yakuza au Japon à l’aune de l’intensité de la lutte anti-communiste. Le déclin des yakuza dans les années 2000 est très certainement liée, à mon sens, à la perte de sens de la politique du containment anti-communiste, mais aussi la désindustrialisation du Japon — entre autres facteurs.
  33. Consacrée à l’aménagement urbain, la Conférence d’Amsterdam est organisée par la Fédération internationale des cités-jardins. Elle réunit des architectes et des urbanistes dans la mouvance du célèbre urbaniste-paysagiste Ebenezer Howard, principal théoricien des cités-jardins.
  34. L’aménagement de la région du Grand Londres avait servi de modèle à l’instauration d’une ceinture verte autour de la capitale, avec le Plan des espaces verts de Tōkyō (Tōkyō ryokuchi keikaku 東京緑地計画) qui avait également des visées de défenses militaires en cas de bombardement (Itsuki, 2007). La Loi de défense aérienne (Bôkû hô 防空法) de 1937 encourageait à ce titre la déconcentration des activités de défense et le renforcement des espaces verts comme espaces tampons et zones d’évacuation.
  35. Le Keihin 京浜 est une contraction des charactères chinois composant le « -kyō » 京 de Tōkyō et le « yoko- » 横 de Yokohama 横浜 — ce qui en change la prononciation pour donner Keihin. Le procédé est le même pour Keiyô 京葉, le « -yō » 葉 correspondant au dernier charactère de Chiba 千葉 (la prononciation de « -ba » devenant « -yō »).
  36. En vérité, la distinction est/ouest est brouillée en Asie-Pacifique par le fait que le bloc de l’est (communiste) se trouve à l’ouest, et le bloc de l’ouest (le monde capitaliste) se trouve à l’est. L’essentialisation des orientations cardinales et leur inadéquation en Asie illustre bien en quoi la Guerre froide est occidentalo-centrée, et que l’Asie-Pacifique en constitue certes un front actif mais surtout une périphérie géopolitique. Le retrait du Japon des conflits est un argument de plus pour l’exclure du statut de périphérie (contrairement à la Corée) et pour l’inclure de fait dans le bloc des puissances de l’ouest tirant des guerres du Pacifique une part importante de leur prospérité. Pour le dire autrement, on n’aurait sans doute pas pu imaginer une telle accumulation de richesses au Japon sans le contraste des destructions de guerre en Asie-Pacifique. Le capital de la pax japonica est bien ici celui des morts.
  37. Les grandes partitions hermétiques entre blocs est (communiste) et ouest (libéral-capitaliste) tendent à faire oublier que cette opposition est originellement interne à la sphère du monde européano-centré, c’est-à-dire au bloc initial des dominations européennes et nord-américaines sur le reste du monde. En ce sens, la diffusion mondiale du communisme soviétique relève, à mon sens, d’un même mouvement de domination de ce bloc de puissance originel européano-centré sur le reste du monde, et en particulier sur l’Asie, l’Afrique et l’Amérique latine. De ce fait, la rupture entre la Chine et l’URSS relève bien d’un mouvement d’émancipation d’une puissance asiatique vis-à-vis de la domination idéologique, géopolitique, économique ou encore techno-scientifique d’une puissance européano-centrée telle que l’avait été la Russie, et telle que l’était aussi, par voie de conséquence, l’URSS — majoritairement russe. A ce cadre général là ce joue ensuite une intrication complexe d’enjeux que l’historiographie discute toujours.
  38. On distingue dans les années 1950–1970 quatre bassins industriels majeurs au Japon : le Grand Tōkyō, la région de Nagoya, le Kansai (polarisé par Ōsaka-Kyōto-Kōbe), et le corridor entre Fukuoka et Kita-Kyushu. A cela s’ajoutent des centres plus modestes, comme le bassin de Hiroshima sur la mer intérieure, ou la côte de Sendai au nord-est de Honshu. Au cours de la Haute croissance, les quatre principaux bassins industrialo-urbains sont de taille plutôt équilibré au regard de leurs poids démographiques respectifs, et regroupent en 1970 22,1 % de la production industrielle nationale pour le grand Tōkyō, 11,1 % pour Nagoya, 17,7 % pour le Kansai et 2,7 % pour le nord de Kyushu (Pelletier, 2008).
  39. On verra dans un autre texte les dynamiques d’aménagement concrètes de ces dispositifs spatiaux du capitalisme libéral.
  40. Contrairement à l’Occident toutefois, je ne pense pas que l’urbanisation du capital au Japon s’accompagne de sa patrimonialisation, l’essentiel de la valeur étant captée non par l’immobilier, mais par le foncier. La question de la patrimonialisation du capital urbanisé au Japon est sans doute l’un des enjeux majeurs du 21ème siècle, et la principale bombe à retardement du pays.
  41. C’est par exemple le cas du pouvoir des grandes familles japonaises et des dynasties aristocratiques, dont le statut est réformé et dont la puissance héréditaire est limitée via la fiscalité exorbitante sur le patrimoine hérité ; c’est le cas de la figure de l’empereur, qui perd son statut de divinité ; c’est encore le cas de la question des zaibatsu, ces conglomérats ayant alimenté l’effort de guerre nippon, démantelés et interdits par des lois anti-trust.
  42. Il est significatif à ce titre que jamais le Japon ne prit part aux conflits : les Américains ont plutôt déployé les armées de Corée du Sud, en particulier lors de la guerre du Vietnam, où plus de 300 000 soldats furent mobilisés.
  43. Les terrains de la base de Washington Heights sont ensuite rétrocédés aux Japonais dans les années 1960 pour permettre l’aménagement des infrastructures olympiques des Jeux de 1964, en particulier le village des athlètes, qui réutilise les baraquements militaires (la transition entre guerre et compétition civile est ici plus qu’explicite), plus un stade et un gymnase, encore en activité de nos jours.
  44. Contrairement aux shoguns de la dynastie des Tokugawa, MacArthur ne résidait pas dans la forteresse d’Edo, devenue depuis le palais de l’empereur, mais juste à côté, dans l’actuel immeuble de la Dai-ichi Life Insurance à Hirakawacho, Chiyoda-ku, d’où il dominait l’angle sud-ouest du palais impérial.
  45. A ce titre aussi, le rôle joué par MacArthur dans la guerre de Corée rappelle l’obsession coréenne de certains des shoguns ou des chefs de guerre japonais qui y ont conduit par le passé de nombreuses expéditions militaires.
  46. On peut prendre ici l’exemple de Ryōichi Sasakawa (1899–1995). Arrêté comme criminel de guerre de rang A mais libéré sans procès en 1948 la veille de l’exécution du général Tōjō, Ryōichi Sasakawa est un homme d’affaires proche des yakuza et des milieux politiques ultra-nationalistes, et membre de la World Anti-communist League (WACL). A la suite de la guerre, il devient multimilliardaire en faisant fortune dans les paris et les jeux d’argent. Il fonde la Fondation Sasakawa en 1962, encore active de nos jours. Son rôle et son héritage sont controversés.
  47. Voir le texte précédent « Tōkyō et les pagures opportunistes du contrôle ». URL : https://medium.com/anthropocene2050/tokyologies-essai-critique-sur-la-m%C3%A9tropole-par-rapha%C3%ABl-languillon-aussel-episode-1-6-68ab77f33a0a
  48. En dehors du complexe industrialo-urbain, un quatrième domaine focalise la transition post- tennō-militariste des élites politiques et économiques : le secteur des médias — soit un secteur clé dans la fabrique et la diffusion des idéologies, et la formalisation des consensus sociaux (domaine particulièrement bien étudié par la littérature en sciences humaines et sociales concernant le rôle des médias, au sens large, dans la promotion du nucléaire civil face au traumatisme particulièrement vif au Japon du nucléaire militaire).
  49. Doken kokka (土建国家), littéralement « Etat constructeur », réfère à une politique d’inspiration keynésienne détournée au profit des enjeux électoraux du parti majoritaire au pouvoir, le Parti Libéral-Démocrate (PLD). En pratique, il s’agit de multiplier les grands travaux — en particulier lié au secteur du béton — afin de favoriser non seulement l’investissement en région et dans les espaces périphériques, et de garantir un emploi dans le BTP artificiellement élevé. En échange, les ménages bénéficiant de cette manne envoyée par l’Etat central assure leur vote au parti au pouvoir, qui utilise ainsi via la commande publique de grands travaux un des leviers de son maintien au pouvoir sur le long terme.

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École Urbaine de Lyon
Anthropocene 2050

L’École Urbaine de Lyon (EUL) est un programme scientifique « Institut Convergences » créé en juin 2017 dans le cadre du Plan d’Investissement d’Avenir.