Regard sur la géo-ingénierie / Dossier spécial : mitigation du réchauffement climatique #2

Quentin Dassibat
Anthropocene 2050
Published in
9 min readFeb 26, 2021

Cet article fait suite au numéro #1 du dossier spécial “géoingénierie et mitigation du réchauffement climatique” : “Quand les scientifiques jouent aux apprentis-sorciers”

Dans cette deuxième partie consacrée aux techniques de géoingénierie en vogue au tournant des années 2000, nous nous concentrons sur les celles qui misent sur l’utilisation des océans comme puits de carbone.

Si la géoingénierie permet bien d’accentuer un phénomène naturel ou de le freiner, nous allons voir qu’il n’est pas possible de l’arrêter à son niveau optimal...

2.1 Déverser massivement de la chaux dans les océans pour mimer le phénomène d’érosion naturelle

Carrière calcaire d’Euville (Lorraine)
©UOH (université ouverte des humanités)

Source : Ilyina, T., D. Wolf-Gladrow, G. Munhoven, and C. Heinze (2013), Assessing the potential of calcium-based artificial ocean alkalinization to mitigate rising atmospheric CO2 and ocean acidification, Geophys. Res. Lett.,40, 5909–5914, doi:10.1002/2013GL057981

Dans leur article de 2013, première étude portant sur l’évaluation du potentiel des techniques d’alcalinisation dans le captage du CO2, cette équipe de chercheurs a analysé deux scénarios d’« érosion forcée » (« enhanced weathering ») afin de permettre aux océans de capter une quantité accrue de CO2 sans accentuer leur acidification : augmenter la concentration d’oxyde de calcium (CaO, plus couramment appelé « chaux ») ou celle de carbonate de calcium (CaCO3).

Sous sa forme carbonatée ou oxydée, le calcium est naturellement déversé dans les océans au travers du processus d’érosion naturelle, par envol du vent et ruissellement de la pluie. Dissout dans les eaux océaniques, il contribue à stabiliser le niveau d’acidité de l’eau, lequel est déterminant dans la réalisation de nombreux processus biologiques, mais aussi dans la dissolution du CO2 à l’interface eau-air. D’où l’idée de simuler ce processus par ajout artificiel de calcium afin de stimuler l’absorption du CO2.

La dissolution de l’oxyde de calcium entraîne la production d’ions OH- et celle du carbonate de calcium (qui doit être effectuée en dehors des eaux océaniques, déjà sursaturées en aragonite !) la production d’ions CO32-. Dans les deux cas, une baisse de la concentration d’ions H+ se produit (donc une alcalinisation du milieu, i.e. une augmentation du pH, inversement proportionnel à la concentration d’ion H+). Cette baisse permet de libérer le potentiel de dissolution du CO2 (qui viendra acidifier le pH, donc rétablir l’équilibre). Toutefois, l’ajout artificiel d’une quantité de carbonate de calcium se traduit par l’ajout d’une même quantité de CO2 dissout, ce qui réduit le potentiel d’absorption du CO2 puisque la réaction chimique en produit déjà d’elle-même.

A partir d’un modèle de simulation océanique-climatique, les auteurs ont montré que pour une quantité totale de calcium ajouté 100 fois supérieure (!) au flux naturel dû à l’érosion, il est possible de contenir la hausse de la concentration en CO2 atmosphérique à 490 ppm d’ici 2100 (contre 415 aujourd’hui et 280 à l’équilibre de l’Holocène) dans le cadre du scénario du GIEC le plus dommageable (« business as usual » : aucune action climatique n’est entreprise) qui, en l’absence de mesure de CSC (captage et stockage du carbone), mènerait à une concentration de 1000 ppm. Un autre effet positif serait le maintien, voire l’abaissement, de l’horizon de saturation de la calcite (la concentration saturante de la calcite diminuant avec l’acidité du milieu), préservant l’intégrité des organismes calcifiés.

La mise en œuvre d’un tel scénario s’accompagnerait d’une augmentation de la production de chaux d’un facteur 100. La chaux, sous sa forme d’oxyde de calcium, est obtenue à partir d’un procédé de décarbonation du carbonate de calcium qui est très énergivore et donc très émetteur de CO2 (avec les technologies actuelles). Les auteurs estiment ainsi que si l’on atteint ce niveau de production de chaux, la conséquence serait un doublement des émissions de CO2 sur la période 2020–2100. L’ajout de chaux pourrait toutefois être optimisé en tirant profit des différences de pH observées entre les régions océaniques (du fait des courants marins et des conditions climatiques).

Fait positif, les auteurs signalent que leur modèle ne montre pas d’impacts négatifs après la fin de la période de simulation (2100). Notamment, aucune réémission de CO2 n’est prévue : contrairement aux techniques de captage dites SRM (solar radiation management), la quantité de CO2 émise sur la période est bien retirée du réservoir atmosphérique, de telle sorte qu’il n’y a pas besoin de maintenir l’alcalinisation artificielle après 2100 (sous hypothèse que les émissions s’arrêtent à partir de cette date…).

2.2 Les rôle des écosystèmes dans l’érosion forcée

Prolifération d’algues nuisibles (« harmful algal bloom ») dans la baie du lac Ontario en 2017
©Landsat-8 NASA/USGS satellite

Source : Hartmann, J., West, A. J., Renforth, P., Köhler, P., Rocha, C. L. D. L., Wolf‐Gladrow, D. A., Dürr, H. H., & Scheffran, J. (2013). Enhanced chemical weathering as a geoengineering strategy to reduce atmospheric carbon dioxide, supply nutrients, and mitigate ocean acidification. Reviews of Geophysics, 51(2), 113‑149.
https://doi.org/10.1002/rog.20004

Dans une longue étude parue en 2013, Hartmann et son équipe de géophysiciens et de biochimistes commencent par décrire en profondeur les interactions entre le déversement accru de roches siliceuses dans les océans (roches constituées principalement de dioxyde de silicium SiO2, provenant par exemple de l’altération du grès ou du silex) et le piégeage du CO2 atmosphérique dans le réservoir océanique (à lire pour les amateurs d’équations bilans de réactions de solvatation !). Les auteurs s’arrêtent ensuite sur les liens entre efficacité de l’érosion forcée et écosystèmes marins et terrestres. Ils se demandent notamment si la biosphère peut permettre d’accroître le rendement de la technique érosive ou bien si elle en réduit l’efficacité.

Sur terre dans un premier temps, ils montrent que sur un sol pourvu d’arbres, le taux de relargage érosif est 18 fois plus important pour le magnésium, par exemple, que pour à un sol qui en est dépourvu. En effet, en absorbant les éléments nutritifs, les arbres, et plus généralement les plantes, modifient les conditions chimiques du sol et changent l’état de saturation des minéraux, favorisant ainsi leur dissolution. Par la respiration des racines, les plantes libèrent directement le CO2 dans les sols, ce qui augmente l’acidité et améliore le potentiel de dissolution des minéraux.

Des relations symbiotiques sont aussi en jeu, entre les roches, les racines des plantes et leur mycorhize : les champignons situés sur la rhizosphère des plantes se servent des racines comme support à leur croissance et, « en échange », libèrent les micronutriments des roches (notamment le calcium, le phosphore, le magnésium et le silicium pour les roches siliceuses). En outre, si l’érosion forcée porte spécifiquement sur l’altération de roches siliceuses, la hausse de la concentration des sols en silicium biodisponible pour les plantes (la biodisponibilité décrit la capacité d’un élément chimique à être assimilé par les plantes, notamment par leurs racines ou leur symbiote mycorhizienne) se traduira par une meilleure efficacité hydrique des plantes de+35% en moyenne (i.e. même développement métabolique pour une consommation d’eau 35% moins importante). Cette meilleure efficacité hydrique peut par exemple permettre le développement de biomasse en zones naturellement trop sèches, servant par là même de puits CO2 dans ces régions. En plus d’un relargage de silicium, l’altération des roches siliceuse entraine le relargage de magnésium ou de fer, notamment, qui accroit la productivité globale de la biomasse. L’épandage agricole de roches siliceuse pulvérulentes pourraient ainsi même se substituer partiellement à l’utilisation d’engrais azotés et phosphorés !

En mer, les auteurs envisagent plusieurs devenir du silicium biodisponible : 1. le silicium qui ruisselle depuis la terre et qui se dissout au cours de son transport peut être intégralement capté par les organismes silicificateurs (comme les diatomées) situés à proximité du panache de la rivière de l’estuaire marin ; le silicium peut aussi être précipité dans les sédiments littoraux selon conditions chimiques du milieu. 2. Le silicium peut également poursuivre sa course vers le large et modifier les structures de la chaîne trophique (alimentaire) marine en favorisant la croissance des diatomées, qui, parmi les espèces de phytoplancton marin, sont les seules à métaboliser le silicium. 3. Enfin, l’apport supplémentaire de silicium dans l’océan peut avoir un effet stimulant sur le pompage biologique du CO2 atmosphérique.

S’appuyant sur une série d’études de biologie marine, ils montrent qu’un accroissement de la population relative de diatomées est à espérer, au moins en zones côtières, et qu’outre un effet positif sur la productivité de la biomasse marine à capter le CO2 de l’air, une baisse relative de la population de phytoplancton de type dinophyte, lequel a particulièrement profité de la tendance séculaire à la hausse du phosphore et de l’azote dissout (ruisselé depuis les terres mises en culture), limitant ainsi le risque de prolifération d’algues nuisibles (« harmful algal bloom ») en zone côtière.

Les auteurs font d’ailleurs remarquer qu’un relargage massif de roches siliceuses permettrait en partie de compenser l’emprisonnement du silicium sous sa forme minérale dans le ciment utilisé en construction, ne faisant alors que rendre aux hydrosystèmes le silicium dont ils sont privés depuis la massification de l’industrie cimentière.

2.3 Le phénomène d’upwelling : quand les océans sont les propres ingénieurs de leur régulation

Schéma de fonctionnement de l’upwelling
©Francis Chan, Researchgate.net

Source : Bakun, A. (1990). Global Climate Change and Intensification of Coastal Ocean Upwelling. Science, 247(4939), 198‑201.
https://doi.org/10.1126/science.247.4939.198

Dans cet article de 1989 publié dans la revue Science, qui s’est depuis imposé comme une référence dans la littérature scientifique portant sur la géo-ingénierie des océans, Andrew Bakun décrit les effets que les changements climatiques régionalisés consécutifs à l’augmentation de la concentration atmosphérique en CO2 pourraient avoir sur l’intensification du phénomène d’upwelling (i.e. remontée d’eaux océaniques profondes vers les eaux côtières). Ce phénomène se traduisant lui-même par des conséquences potentiellement dramatiques sur les écosystèmes marins. Pourtant, cette réaction spontanée des océans, certes préjudiciable pour la biodiversité, se montre bénéfique pour l’absorption du CO2, contribuant donc à réduire l’excès de CO2 atmosphérique ayant lui-même déclenché cette rétroaction !

S’appuyant notamment sur l’upwelling californien (i.e. un phénomène annuel lié à la présence de forts vents du nord soufflant le long des côtes de la Californie pendant la saison chaude, d’avril à septembre), Bakun postule que la hausse de concentration du CO2 dans l’air, entraînant un effet de serre accru et donc un réchauffement des températures de surface (forçage radiatif), est susceptible d’augmenter le gradient de température de surface entre les masses d’air océanique et continentale (i.e. un écart accru entre les températures de l’air au-dessus de l’océan et au-dessus des terres). Ce gradient se traduisant par des déplacements de masses d’air plus importants (donc un vent de plus forte intensité à la saison chaude, et un phénomène d’upwelling renforcé). Cette hypothèse est démontrée par une étude statistique portant sur une chronique de 30 ans (1945–1975) et sur 12 points de mesures répartis dans l’océan Atlantique et Pacifique. Seuls deux points de mesure ne corroborent pas une intensification des vents côtiers (en saison d’upwelling) dans le temps.

Concernant l’effet d’une intensification du phénomène d’upwelling sur les écosystèmes marins, Bakun met en avant une étude de biologie aquatique qui a montré que le succès de la reproduction des poissons pélagiques (i.e. vivant dans les eaux de surface) dans les régions concernées par l’upwelling dépend d’un juste équilibre entre vents ni trop faibles pour permettre un upwelling suffisant pour enrichir la pyramide trophique, ni trop forts pour ne pas rendre turbulente la colonne d’eau, ce qui contribue à la dispersion des micro-organismes nécessaires au développement des larves des poissons pélagiques. Outre ses effets reproductifs, un enrichissement accru des eaux côtières en nutriments et oxygène pourrait entraîner une surabondance de producteurs primaires (phytoplancton), conduisant à une suraccumulation de matière organique susceptible de générer des conditions anoxiques (phénomène d’eutrophisation).

Bien que cet article date un peu désormais, il a le mérite de nous rappeler que la réponse du système Terre aux actions de géoingénierie climatique ne va pas dans un seul sens (vers le tout positif ou le tout négatif): les océans peuvent certes répondre spontanément à notre besoin d’absorption du CO2 atmosphérique, mais l’accentuation de l’upwelling par laquelle ils y parviennent n’est souhaitable que jusqu’à un certain point. Au-delà d’un certain niveau d’intensité de captation du CO2, le ratio coûts/bénéfices environnementaux penche en faveur des coûts (écosystémiques). C’est précisément cet optimum climatique qu’il nous est impossible d’atteindre par les moyens de la géoingénierie : autant il nous est possible d’accentuer un phénomène ou de le freiner, autant il ne nous est pas possible de l’arrêter à son niveau optimal.

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