#003 Effet de Surplomb

TitiMcCoy
ART ENGAGÉ
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12 min readJun 23, 2022

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Du 18 avril au 01 mai 2022, j’ai eu l’opportunité d’exposer à la Galerie Le 1040 avec mon collectif, OTM, à Montréal. Le 22 avril, lors du Jour de la Terre, j’ai donné, pour la première fois, une présentation publique de mon travail artistique.

Extrait de la présentation “Overview” du 22 avril 2022

L’exposition que je présentais lors de ces deux semaines s’appelait “Overview”, en référence à l’ouvrage de Frank White, The Overview Effect: Space Exploration and Human Evolution. Au travers de dizaines d’interviews menées avec des astronautes, l’auteur a découvert une récurrence: être détaché de la Terre, et la voir flotter dans le vide cosmique, nous y attache davantage. C’est la raison pour laquelle, selon ses observations, les quelques êtres humains ayant eu le privilège de tutoyer l’immensité spatiale ont tendance à se dévouer à la protection de la Terre à leur retour. Nous appelons cela l’Overview Effect, L’Effet de Surplomb.

La série de 8 peintures que j’ai réalisée entre janvier et avril 2022 adresse notre rapport à la Terre sous un angle inspiré des travaux de Frank White. Plus particulièrement, cette série cherche à mettre en avant le rôle du Beau dans la préservation de notre planète, la Terre. Le 22 avril, en présence de Frank White, j’ai exposé ma vision à ce sujet lors d’une courte conférence de 30 minutes à la Galerie Le 1040. Cet article en résume les grandes lignes.

L’Art, et a fortiori l’Art Urbain, a déjà commencé à s’approprier la thématique de la protection de la Terre. L’exemple, parmi tant d’autres, de la murale de Shepard Ferrey (Obey) au New England Aquarium à Boston, en est un exemple marquant. Dans une interview récente, Obey mentionne le volet émotionnel dans sa démarche pour rapprocher son public de causes environnementales par le biais de concepts se plaçant au-delà de l’intellect comme le sentiment d’interconnexion.

Comme beaucoup d’artistes de ma génération, je suis conscient de l’importance centrale de cette problématique, et cherche à contribuer à mon échelle à rendre cette Terre vivable pour les générations à venir. L’approche de Obey, scientifiquement soutenue par la notion de Cognition Incarnée (Embodied Coognition), a quelque part alimenté une intuition que je nourris depuis plusieurs années: pour adresser une problématique globale et civilisationnelle, et donc rapprocher des individus et entités qui s’opposent en temps normal, il est nécessaire d’utiliser le Beau, l’esthétique, comme langage universel.

L’émerveillement deviendra, je le crois, un canal par lequel nous parviendrons à réveiller les émotions d’une civilisation intelligente mais endormie, et nous poussera à des prises de conscience uniques.

Extrait de la présentation “Overview” du 22 avril 2022

Cultiver l’émerveillement

Le livre que j’ai probablement lu le plus de fois est “Le Petit Prince” d’Antoine de Saint-Exupéry. Pas étonnant que ce soit le livre le plus traduit après la Bible: à tout âge, les enseignements de cette merveille de littérature bousculent nos fondamentaux et nous ramènent à l’essence des choses.

Extrait de la présentation “Overview” du 22 avril 2022

Voyageant d’astéroïde en astéroïde, ce jeune garçon tombe un jour sur un vieil homme aigri, visiblement occupé. Celui-ci lui dit qu’il est attelé à compter les étoiles, et qu’il n’a pas le temps de discuter. Avec une naïveté contagieuse, le Petit Prince lui demande alors, avec insistance: “pourquoi?” Ce dernier invoque l’idée d’être le premier à posséder les étoiles, sans vraiment en connaître le fondement, et balaie toute conversation en stipulant qu’il est “un homme sérieux” et que, par conséquent, il n’a pas le temps de s’adonner à ce genre de réflexions inutiles.

- Et que fais-tu de ces étoiles ?

- Ce que j’en fais ?

- Oui.

- Rien. Je les possède.

- Tu possèdes les étoiles ?

- Oui.

- Mais j’ai déjà vu un roi qui…

- Les rois ne possèdent pas. Ils “règnent” sur. C’est très différent.

- Et à quoi cela te sert-il de posséder les étoiles ?

- Ça me sert à être riche.

- Et à quoi cela te sert-il d’être riche ?

- À acheter d’autres étoiles, si quelqu’un en trouve.

En se plaçant à la marge de la frénésie insensée dont fait preuve le vieil homme, le Petit Prince nous ramène à l’essentiel, et questionne à sa façon nos schémas mentaux.

Extrait de la présentation “Overview” du 22 avril 2022

Apprendre à dessiner m’a appris à désapprendre

L’opportunité que j’ai eue d’étudier à l’Académie des Beaux-Arts à Montréal a été, je crois, un premier pas important vers la réalisation de multiples angles morts.

Voici le genre de sculpture que nos enseignants nous demandent de reproduire sur papier. Si je vous demande de le faire, et que vous n’avez jamais dessiné, vous allez probablement chercher à composer votre dessin de la façon suivante:

Extrait de la présentation “Overview” du 22 avril 2022

Pas de panique, c’est normal! Catégoriser est un réflexe essentiel pour l’Homo Sapiens, et nous permet d’éviter la fatigue décisionnelle qui résulterait de toujours reconsidérer chaque donnée observée dans nos vies. Par conséquent, quand vous dessinerez cette statue, votre cerveau vous dira de “dessiner le nez”, puis “les yeux”, “la bouche”, etc.

Seulement, voilà: reproduire un modèle vivant sur une surface en deux dimensions demande de changer sa façon de percevoir l’objet. En l’occurrence, nous pourrions trouver l’observation de l’angle du visage:

Extrait de la présentation “Overview” du 22 avril 2022

Nous pourrions aussi réfléchir aux valeurs, et différencier les parties claires et obscures:

Extrait de la présentation “Overview” du 22 avril 2022

Ces deux lectures font partie d’une gamme de multiples techniques enseignées aux Beaux-Arts. Bien qu’intimidantes pour les débutants, ces techniques nous disent bien une chose: la façon dont nous avons spontanément interprété le sujet n’est qu’une perspective parmi tant d’autres.

Cette logique s’applique aux autres sphères de nos vies. Pour ne prendre qu’un exemple, ce que nous appelons communément “l’environnement” est un concept qui, explicitement, situe au-delà du centre un objet distant, “qui environne”, et qui peut donc nous sembler éloigné. Comment verriez-vous un arbre ou une roche si ceux-ci partageaient des attributs semblables aux vôtres, comme le font par exemple les shintoïstes?

Une des raisons qui m’ont poussé à intégrer le monde de l’Art est que je crois que nous autres, artistes, avons une opportunité privilégiée de pouvoir transcender ces perspectives et de créer des liens uniques entre différents concepts. Cela nous confère une responsabilité conséquente, car notre travail est, en majorité, consommé lentement par notre audience. L’Art, comme canal, est donc un formidable catalyseur pour faire évoluer nos sociétés.

Extrait de la présentation “Overview” du 22 avril 2022

Un des exemples que je peux prendre pour illustrer mon propos est cette photo, prise par la talentueuse Léa Febbraro. Ce cliché documente un échange que j’ai pu avoir avec des personnes d’une autre génération au sujet de la résurgence du conflit Israëlo-Palestinien en 2021. Sur cette oeuvre extérieure, nous pouvions y voir deux enfants, l’un Israélien, l’autre Palestinien, se questionnant:

Dis, tu penses qu’un jour les adultes arrêteront de jouer à la guerre?

Grâce à l’Art Urbain, j’ai eu l’occasion de pouvoir discuter du sujet central, celui de la guerre, mais aussi d’une thématique plus profonde que je voulais amener: une lecture intergénérationnelle du monde avec, dans ce contexte, la vision de “la guerre” par un enfant. L’enfant n’est pas capable de comprendre pourquoi un adulte décide d’en tuer un autre, car sa perspective n’a pas encore été suffisamment teintée par des années de rationalisation le poussant à tolérer ce genre de pratique, voire à y contribuer.

Extrait de la présentation “Overview” du 22 avril 2022

L’Artiste et sa Planète

La comparaison que je fais de l’artiste et de l’enfant dans cet article n’est pas anodine. Chaque petite chose peut, pour un enfant, être une source de profond émerveillement: une feuille orangée qui tombe d’un arbre, l’éclair dans un ciel orageux, le ballet des vagues vu depuis une plage. Mon expérience, en tant qu’artiste, se rapproche beaucoup de la sienne, et tend à me ramener à l’essence des choses. L’Art est une méditation, une façon de me déconnecter, et de prendre un peu de distance de l’écume des choses. À chaque fois que je suis dans un “flow” artistique, les combinaisons de couleurs se révèlent d’une façon unique. Le bleu outremer n’est plus une simple couleur: c’est une émotion, une façon de retrouver mon océan natal, un voyage.

Quand Sir David Attenborough nous offre ses sublimes images de l’écosystème terrestre, au-delà des quelques statistiques criantes qu’il avance, je ne peux que vouloir protéger ce miracle de la vie. Non pas seulement parce que c’est moralement gratifiant de le faire, ni même parce que j’ai correctement interprété les données fournies dans son documentaire. Par-dessus tout, je m’en préoccupe parce que ces images sont belles. En comparaison avec notre désert cosmique, où les seules planètes observables sont inhabitables et profondément hostiles à la vie telle que nous la connaissons, je mesure la chance de vivre sur cette oasis sentiente, multicolore et grouillante de vie.

Cette reconnexion par le “Beau” (voir mon article #001 à ce sujet) habite également les astronautes qui regardent la Terre une fois rendus dans l’Espace. Cette expérience, telle que décrite par nombre d’entre eux/elles dans l’ouvrage The Overview Effect: Space Exploration and Human Evolution, interpelle les plus grands scientifiques de notre époque.

It suddenly struck me that that tiny pea, pretty and blue, was the Earth. I put up my thumb and shut one eye, and my thumb blotted out the planet Earth. I didn’t feel like a giant. I felt very, very small — Neil Armstrong

Je me souviens encore du moment où, en 2015, j’ai regardé pour la première fois le court film “OVERVIEW” du collectif Planetary Collective. J’étais avec deux amis, l’un Pakistanais, Muhammad Haider Miraj, l’autre Nigérian, Kamal Abolanle Iyanda. Interpellés par ce que nous venions de voir, nous décidions alors de créer une récurrence, et de visionner ensemble des films qui n’avaient pour but que de nous décrocher la mâchoire, comme le fantastique film Baraka de Ron Fricke.

Sans aucun doute, “OVERVIEW” deviendra la vidéo que je partagerai le plus jusqu’à aujourd’hui. Sans être contestataire, le message renvoyé par cette forme d’art (film court), tout comme celui utilisé par Frank (écriture), a deux pouvoirs:

  • Nous faire adopter un regard différent sur soi, et donc sur le monde. Faire l’expérience de ce type de prise de recul, à la façon d’un astronaute flottant dans sa station spatiale et contemplant la Terre, nous pousse à bousculer des idées et concepts structurants qui nous ont animés jusqu’à présent. “Je m’apperçois de mon insignifiance dans cette étendue cosmique.” “Je réalise que la Terre est vivante, et n’est pas qu’un roc solide sur lequel je suis contraint de vivre.” “Je m’apperçois que les frontières ne sont qu’une création, et j’en mesure leur impact.”
  • Nous pousser à l’engagement en dehors d’une logique de conflit. Là où l’art contestataire pousse, à raison, des agendas (souvent progressistes) contre un ordre établi, les récits comme ceux extraits des travaux de Frank White nous invitent à ressentir un enjeu dans notre chair et dans notre environnement (point apporté ci-dessus), et donc à passer à l’action. Ma lecture, et peut-être mon souhait sont que ce type d’action, impulsé par une émotion positive, prendra sa place sur le temps long et nous permettra, individuellement comme collectivement, de mener les combats nécessaires et universels pour la préservation du vivant.

Les deux points évoqués ci-dessus sont la raison pour laquelle, le 22 avril 2022, Léa Febbraro et moi avons décidé d’organiser un événement thématique pour mettre en avant le poids d’un concept comme L’Effet de Surplomb (Overview Effect) en relation avec notre pratique, l’Art, dans la société.

Photo prise lors de la présentation “Overview” du 22 avril 2022

Avec la participation exceptionnelle de Frank White, l’auteur que j’ai cité à de nombreuses reprises dans cet article, notre intention était de prendre l’Espace comme point de départ pour faire atterrir une démarche artistique commune: celle de remettre la Sagesse, presque devenue une hérésie, au coeur de nos conversations contemporaines.

Extrait de la présentation “Overview” du 22 avril 2022

L’exploration de l’Espace est un sujet qui est au centre de cette conversation à plusieurs niveaux:

  • Nous parlons ici de la découverte d’une nouvelle frontière (j’avais abordé ce point avec une touche d’humour noir dans une oeuvre de 2021), ce qui le place sur une sphère géopolitique;
  • Nous parlons aussi de la redécouverte de notre planète, et d’avancées scientifiques majeures;
  • Les coûts de ces découvertes auront des conséquences sociales et écologiques, et donc morales, voire philosophiques;
  • Bien entendu, le domaine économique, avec l’arrivée du tourisme spatial, aura également sa part du gâteau. Etc.

L’Espace est donc un bon laboratoire contemporain pour comprendre la propension de notre société, à mettre en doute ses acquis et faire preuve ou non de sagesse (au-delà de l’intelligence) dans ces nouvelles initiatives millénaires.

Illustration de ExtraFabulous

Si Le Petit Prince nous rendait visite en 2022

Si le Petit Prince était des nôtres aujourd’hui, celui-ci ne manquerait certainement pas d’imagination pour nous interroger sur notre volonté d’aller dans l’Espace sans remettre en question les fondements de cette initiative.

  • Nous souhaitons contribuer au progrès de l’humanité en explorant l’espace, mais quel modèle de “progrès” souhaitons-nous voir aboutir par ce biais?
  • Quelle proportion de l’humanité bénéficiera de ce type d’initiative?
  • Cette initiative se veut internationale et pacifique, alors pourquoi parlons-nous d’une nouvelle guerre de l’Espace lors de la moindre secousse géopolitique plus bas, sur Terre?
  • Dans un contexte où nous sommes la dernière génération capable de freiner significativement les bouleversements climatiques sur Terre, pourquoi l’idée de terraformer Mars devient-elle si prépondérante et prioritaire?
  • Dans cette même veine, pourquoi vouloir démocratiser les voyages spatiaux, si coûteux d’un point de vue environnemental, pour des individus n’ayant pour but que de satisfaire leurs sens?

Je ne suis pas naïf. Il n’y a pas de “bonne réponse” à ces questions, tout comme il n’y a pas d’instances décisionnelles réellement capable de les trancher, de toute façon. Mon espoir, avec le sujet de l’Espace comme avec d’autres, est de soulever des interrogations qui remettent en question nos acquis, notre civilisation, sans pour autant chercher à me positionner dans le camp du “Bien”. Le réseau proche de Frank White m’a, par exemple, démontré qu’une poignée d’individus qui irait dans l’Espace, et dont le pouvoir d’influencer serait conséquent, pourrait avoir un effet globalement positif: leurs publics respectifs seraient, dès lors, capables de comprendre les fondements de l’Effet de Surplomb et, qui sait, de se sensibiliser… Et de passer à l’action.

L’important, somme toute, n’est donc pas de me convaincre, ni de vous convaincre, de ce qui serait bien ou mal. Il y a assez de threads Twitter et de polémistes pour faire ce travail. Là où je veux amener mon public, aujourd’hui comme demain, est réellement sur le terrain des questions, qui révèlent nos racines et bousculent nos fondamentaux.

Ce dont je suis convaincu, c’est qu’en se posant de meilleures questions, nous trouverons, individuellement et collectivement, de meilleures réponses.

Le Petit Prince n’était peut-être pas aussi naïf, finalement…

Dans mon article #004, je reviendrai plus en profondeur sur mes apprentissages concernant l’Effet de Surplomb. Mes conversations avec Frank White, le groupe de réflexion “Overview Roundtable” qu’il a créé, et mes diverses lectures ont alimenté et continueront à alimenter mes pensées à ce sujet. Je vous en partagerai les conclusions d’ici quelques semaines.

Imprim-Écran d’une conversation Zoom avec Frank White

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TitiMcCoy
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Je combine l'art académique et l'art urbain (street art) pour donner vie à nos quotidiens