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“Qu’est-ce que tu crois ? C’est comme ça. C’est partout pareil.”

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Idées reçues tenaces, formulations toxiques et comment les expressions à la “c’est comme ça” nourrissent les racines du burnout

Scène 1. Fin d’après-midi. Le soleil rase les arbres, sous la pergola de la maison, une famille discute en sirotant une citronnade. Le personnage principal (cette personne pourrait être vous) prend la parole :

— “Pfou, j’en ai un peu marre au boulot en ce moment. Ça fait des mois qu’on bosse sans relâche, j’attends un geste de mon patron niveau salaire et rien ne vient. À ce rythme-là, je crois bien que je vais aller voir ailleurs…” — “Ma pauvre ! Tu sais, c’est partout pareil.”
— “D’accord Maman, mais là ça fait 3 ans que je n’ai pas été augmentée, quand même. Et je ne compte pas les heures sup.”
— “Oui enfin qu’est-ce que tu crois, dans ma boite par exemple on n’augmentait pas comme ça. Faut pas croire, t’as beau donner des coups de colliers, c’est loin d’être facile.”

Vous vous êtes récemment plaint de votre job auprès de votre entourage ou de vos collègues ? Vous avez exprimé la folle envie d’aller voir ailleurs, parce que le job que vous avez ne vous satisfait pas totalement, ou pas du tout ? Il y a donc de fortes chances que cette scène vous soit quelque peu familière.

“C’est vrai après tout, c’est partout pareil. L’herbe n’est pas plus verte ailleurs. Les choses sont ce qu’elles sont. Les gens sont comme ça. Le travail, c’est pas censé être une partie de plaisir. Les patrons sont tous les mêmes. Y’a que le CDI qui compte. Entreprendre coûte trop cher. C’est la crise, c’est normal que les salaires soient bas et qu’ils n’augmentent pas. Et c’est vraiment de la folie de croire le contraire. C’est l’jeu, ma pauvre Lucette !”

D’un coup, vous n’avez plus rien à répondre. Pas d’argument à opposer. Rien à ajouter à ces déclarations à l’emporte-pièce.

Ces belles phrases font partie des grandes généralités que l’on jette à tour de bras au visage de nos interlocutrices-teurs. Elles ne se contentent pas de couper court à toute discussion sans justification valable, elles entretiennent l’inquiétante certitude que les choses sont immuables, qu’il est impossible de trouver mieux et que l’on ferait mieux de se contenter de ce que l’on a, même si cela ne nous convient pas. Plus inquiétant encore, elles contribuent à déterminer les limites de ce qui est possible et surtout de ce qui ne l’est pas. Par extension, cette façon de parler limitante nourrit le syndrome d’épuisement professionnel (burnout), rien de moins… Voyons pourquoi.

Pourquoi énonçons-nous ces grandes phrases déterministes ?

Pour le comprendre, il nous faut faire usage de notre empathie. Il y a plusieurs raisons pour lesquelles nos interlocutrices-teurs peuvent utiliser ce langage et fermer la discussion, inconsciemment ou pas.

Tout d’abord, il se peut que la personne en face de vous soit influencée par ses propres biais cognitifs à propos du travail et projette ses peurs sur vous. À sa décharge, il est vrai que le monde de la vie active est très codifié, riche en menaces qui pèsent lourd sur les salarié-es : suprématie du CDI comme seule sésame valable pour avoir une place respectée dans la société, prédominance quasi-totale de la hiérarchie pyramidale au sein des organisations, diabolisation systématique du statut de demandeuse-eur d’emploi couplée à une peur prégnante de perdre son poste à tout moment… Vu de l’extérieur, changer d’emploi est presque impossible. Encore moins au vu de la conjoncture actuelle. Certaines de ces phrases sont des réactions souvent épidermiques mais au fond bienveillantes : peut-être qu’à travers elles, la personne qui vous fait face vous exprime ses inquiétudes et tente de vous rappeler les obstacles que vous allez rencontrer si vous décidez de changer de job.

Ces phrases sont le reflet de nos propres peurs. C’est nous qui, en les prononçant, cédons à nos angoisses de perdre notre emploi, de sortir de notre zone de confort et nous confronter à un contexte social difficile. Et quand nous sommes dans le siège de celle/celui qui les reçoit, utiliser notre empathie peut nous permettre de séparer le discours de la personne qui le prononce pour découvrir ce qui se cache derrière ce réflexe : des peurs personnelles, des biais de pensée, un point de vue limité ou incomplet sur le sujet de l’emploi, de la bienveillance qui a du mal à s’exprimer… parfois par manque d’empathie :-P

Avant tout, ce discours est la conséquence directe des multiples injonctions appliquées au monde de l’emploi. Il se nourrit des idées reçues, de la peur du changement, de la toute-puissance d’une seule vision des choses, celle qu’il faut absolument avoir un emploi, si possible en CDI et à 35h aux horaires de bureau classiques, dans une boite assez grande et forcément rémunéré.

Le pouvoir toxique du langage

En parlant de l’expression de nos ressentis, arrêtons-nous un moment sur les mots et sur leur choix. Nous venons de voir que l’emploi de ces phrases déterministes n’est pas anodin : souvent, nous le faisons car nous sommes nourri-es par nos angoisses ou par nos habitudes.

Rien n’est plus dangereux que la phrase “On a toujours procédé de cette manière.”

Dans la lutte contre le burnout et dans sa guérison, le langage et ce que nous en faisons joue pour beaucoup. Il façonne notre manière de voir les choses et de nous positionner face aux personnes ou aux événements. Selon la perspective que nous adoptons, un fait très simple se révèle soit insignifiant, soit très positif ou carrément catastrophique. En plein burnout, il est souvent difficile de prendre suffisamment de recul pour se protéger du biais émotionnel induit par les mots. Quand la maladie battait son plein dans ma vie, je me suis rendu compte que ma réalité était bien souvent façonnée par le langage des autres, notamment de mon manager. J’avais intégré ses affirmations tranchantes qui limitaient mes perspectives de pensée. Je me suis également rendu compte, au cours d’un processus d’auto-analyse, que j’employais moi-même des formulations négatives alors que la situation ne l’était pas du tout. Je me fermais par ma manière même de m’exprimer…

Notre perspective influe notre bien-être. Nos mots rendent les choses possibles, ou impossibles. Combien de “c’est comme ça” ont limité la créativité d’enfants, découragé des vocations ou encore influencé des personnes qui se sont forcées à rester dans leur job ? Un exercice très simple permet de constater en quelques minutes si vous êtes influencé-es par votre langage : tentez de vous souvenir de la dernière fois que vous avez employé des adverbes comme toujours et jamais :

“C’est toujours pareil avec lui / De toute façon, j’ai toujours raison / Je n’arriverai jamais à l’heure le matin, je suis nul / C’est jamais le bon moment”…

On parle souvent de notre “voix intérieure” et de comment nous influençons notre façon de voir les choses au plus profond de notre discours personnel. Dans la plupart des livres de développement personnel, les premiers exercices nous demandent de faire en sorte de supprimer de notre langage les mots “toujours” et “jamais”. “De toute façon, je tombe toujours sur des emmerdeurs !” Sauf qu’on ne “tombe” pas sur les gens, on fait l’action consciente de les choisir. Et un jour, on rencontrera quelqu’un qui sera différent. “Ah non mais ça ne marchera jamais !”. Sauf que justement, ça pourrait marcher si on ne se l’interdisait pas.

Les prophéties autoréalisatrices participent aussi de ce phénomène, et quand elles sont négatives, elles ont un pouvoir toxique immense. Combien de fois partons-nous du principe qu’on ne va pas y arriver, que la soirée va mal se passer, que cette personne va encore faire ci ou ça… Si l’on pousse encore plus loin, la relativité linguistique et l’hypothèse de Sapir-Whorf eplorent le fait que notre langage façonne notre vision du monde. À quel point notre façon de nous exprimer façonne-t-elle et nous impose les possibles à notre portée, comme l’état autoritaire de la fiction dystopienne de George Orwell, “1984” imposa un langage rendant impossible toute pensée critique envers le gouvernement ?

Rendre les choses enfin possibles en sortant des “c’est comme ça”

Sans même nous en rendre compte, nous contribuons à entretenir de grandes vérités sur le travail. Celles-ci sont loin d’être vraies. Ce qui est vrai par contre, c’est qu’elles nourrissent notre inconscient collectif et nous donnent l’impression que les choses ne peuvent pas changer.

Au cours de mes 15 ans de vie active, j’ai fait face à un nombre incalculable de fois où un “c’est comme ça” m’a empêchée de me rendre compte que la situation que je vivais n’était pas normale. J’ai renoncé à me battre pour obtenir l’augmentation que je voulais, de me battre pour qu’un projet réussisse. Je me suis convaincue que le problème venait de moi. Je suis restée à un poste, dans une entreprise, sur un projet bien plus longtemps qu’il n’aurait fallu, au détriment de ma santé, de ma vitalité. Je suis restée longtemps persuadée que mon seul salut était de m’adapter à un système, à une structure et à une manière de travailler rigides et déterminants, alors que je n’étais simplement pas à ma place. Tout ça parce que le langage des autres et mon propre langage déterminaient ma réalité et les possibilités qui s’offraient à moi. En l’occurrence, qui ne s’offraient pas.

Ce n’est pas normal de considérer que le marché du travail est uniforme et clos. En propageant cette idée, on occulte tout le pan d’entrepreneuses-eurs, d’indépendant-es et d’employé-es à qui le système ne convient pas et qui cherchent à promouvoir une autre vision des choses.

Frédéric Laloux a étudié une vingtaine d’entreprises qui semblent fonctionner différemment des autres. Sans aucun lien entre elles, ces organisations ont réussi le pari de faire du bonheur de leurs employés une priorité et de ne pas simplement se focaliser sur la rentabilité. Je pourrais vous parler des heures de Buurtzorg, de Valve et de bien d’autres, où les employé-es sont responsabilisé-es, écouté-es, naturellement considéré-es comme dignes de confiance et capables d’améliorer ce qui les entoure à tous les niveaux de rôles, pour le bien de l’organisation et de ses client-es et bénéficiaires. Ces entreprises créent un climat totalement différent, mais néanmoins parfaitement fonctionnel, puisqu’elles sont rentables. Oui, rentables. Attention cependant, je n’élève pas ce modèle d’organisation comme salut universel pour sauver le monde de l’emploi : je pense simplement que nous avons toutes et tous occulté d’autres méthodes d’organisation pendant trop longtemps, au détriment de systèmes diversifiés, alternatifs et inclusifs, adaptés à la granularité et aux différences de chacun. Il y a de la place pour tout le monde quand le but de chaque organisation n’est pas de nourrir un système qui se mord la queue et n’encourage pas l’innovation, mais la course à la surenchère.

Je ne saurais que trop vous recommander la lecture du livre de Frédéric Laloux, “Reinventing Organizations”, disponible en version ebook ou papier, et sa version synthétique et illustrée, simplement sublime à lire, et disponible en “pay what feels right” (donnez la somme qui vous semble adaptée)

Extrait de la version illustrée de “Reinventing Organizations” — Illustrations par Etienne Appert

Si vous n’avez pas le temps de lire cet ouvrage très complet, vous pouvez visionner la conférence qui en est tirée.

Les mentalités dans les organisations peuvent (et doivent) changer, mais celles des individus aussi ! Anne-Laure Fréant parle très souvent des profils atypiques et des gens aux parcours professionnels loins de la carrière classique. Le phénomène est grandissant au point qu’elle prépare un ouvrage sur le sujet : sentez-vous libres d’y contribuer en témoignant.

Changeons de point de vue !

J’aimerais porter à votre connaissance cet extrait du livre d’Elle Luna : “Un ami me demanda “Tu connais Gurdjieff ? C’est un maître spirituel qui officiait au début du siècle. Un jour, il demanda à ses élèves : “imaginez qu’un prisonnier veuille s’échapper de prison. Quelle est la première chose qu’il doit connaître ?”

Un élève répondit : “le gardien de la prison.” Un autre dit “l’emplacement de la clé”.

“Non”, répondit Gurdjieff. “La première chose à connaître pour s’échapper d’une prison, c’est de savoir que l’on est en prison. Sans quoi, impossible de s’échapper.”

Notre point de vue, notre langage toxique, nos angoisses et nos peurs font office de prisons très, très efficaces, et surtout invisibles. Tous nourrissent encore et encore les injonctions auxquelles ils répondent. C’est à nous de prendre conscience que nous sommes enfermé-es dans nos automatismes et de refuser ceux des autres.

How often do we place the blame on the person, job, or situation when the real problem, the real pain, is within us? And we leave and walk away, angry, frustrated and sad, unconsciously carrying the same “Shoulds” into a new context — the next relationship, the next job, the next friendship — hoping for different results.

“Combien de fois avons-nous accusé une personne, notre boulot ou une situation alors que le vrai problème, la vraie souffrance, se trouvent en nous. Et nous partons, nous fuyons en ressentant colère, frustration et tristesse, emportant sans nous en rendre compte les mêmes injonctions avec nous dans une nouvelle situation — une nouvelle relation, un nouveau boulot, une nouvelle amitié — en s’imaginant que le résultat sera différent, cette fois.” — Elle Luna, The Crossroads of Should and Must

Avec le temps et mes différentes expériences personnelles, j’ai naturellement développé une réaction quasi épidermique à ce genre de phrases toutes faites : mon inconscient les pointe immédiatement du doigt. Je reprends gentiment les personnes de mon entourage : “ce que tu dis n’est pas vrai, c’est une généralité biaisée”. Je me comporte dorénavant en adéquation avec la réalité que j’ai envie de voir, celle d’un monde du travail et de l’emploi inclusif, ouvert et surtout respectueux des êtres qui le font tourner. J’incite les employé-es à se rappeler qu‘ils-elles sont la force créatrice de l’entreprise, celles et ceux sans qui les organisations ne pourraient prétendre à atteindre leurs objectifs, sans qui les actionnaires ne peuvent rien exiger. Je montre que des alternatives sont possibles en parlant autour de moi des SCOP, de l’économie sociale et solidaire, des entreprises libérées, de l’holacratie, pour que chacun-e puisse entrevoir une brèche dans une réalité bien trop uniforme.

Parfois, il faut aussi rappeler le code du travail. C’est triste, mais un nombre bien trop important d’entreprises négligent des aspects pourtant très basiques des droits des salarié-es. Heures supplémentaires, couverture santé, conditions de travail, chantage aux arrangements, refus de ruptures conventionnelles, harcèlement et discriminations… Les exemples sont légion. Je n’accepterai jamais, par exemple, un poste où l’on me demande au cours de l’entretien d’embauche si je souhaite avoir des enfants. Cette question est non seulement interdite par la loi, mais totalement discriminante. Aujourd’hui, j’ai acquis suffisamment de force et de confiance pour leur dire de vive voix que je refuse de travailler avec une entreprise entretenant ces idées et quitter l’entretien sans délai.

Je vous invite à vous plonger dans une introspection bénéfique : faites le test des “toujours / jamais”, surveillez votre langage, votre comportement pour y déceler des réflexes qui nourrissent des injonctions. Pulvérisez les idées reçues que vous avez pu nourrir malgré vous, agissez comme si vous étiez déjà dans un environnement respectueux et inclusif. Et vous constaterez, tout comme moi, que cela change absolument tout en nous, et inspire même les gens à nous suivre et à adopter les mêmes valeurs.

Ce n’est pas partout pareil, et c’est à nous de le montrer.

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Marie-Cécile Godwin Paccard
Burnout : rallumons la flamme !

UX Designer, facilitator, speaker. Let's talk about inclusive design, society, ethics, collapse and burnout - author on @guerirleburnout @commonfutures #FR #EN