Conquérir le ciel pour connecter le monde, le pari des méga-constellations de satellites

Eléonore Louis
La REVUE du CAIUM
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8 min readMar 30, 2021

En un an, la pandémie a confronté l’humanité à un besoin accru de connectivité, pressant notamment les modes de travail, d’étude, de consultation médicale et d’activité sociale à se faire à distance. Alors que la majorité du trafic de données Internet se joue au fond de nos océans, des entreprises lèvent la tête vers le ciel et s’attèlent à la création de milliers de petits satellites, en lice pour relier le monde entier au réseau Internet global. Les scientifiques parlent d’une réalité imminente et de point de non-retour si ces méga-constellations satellitaires parviennent à être mises en place.

Un satellite en orbite terrestre basse (licence Creative Commons).

Starlink, OneWeb et Kuiper System

P eut-être avez-vous déjà entendu parler de Starlink, le projet de constellation Internet développé par Elon Musk (Tesla, Space X). Avec OneWeb et Kuiper System, respectivement chapeautés par les milliardaires Gregory Wyler et Jeff Bezos, Starlink fait partie des constellations de satellites qui devraient être lancées très prochainement [1]. La particularité de ces projets : leur ambition de construire et mettre en opération un nombre vertigineux d’appareils afin de tisser des constellations de satellites, capables de fournir une connectivité Internet géographiquement étendue avec très peu de latence. OneWeb envisage de construire 720 satellites [3], tandis que Starlink en propose à lui seul 12 000 [2], un chiffre non négligeable face aux quelques 2 000 objets actuellement présents en orbite terrestre [1].

L’objectif principal de ces projets pharaoniques est de connecter les régions les plus éloignées à Internet, notamment celles où l’acheminement de câbles maritimes et souterrains est empêché ou complexifié par la géographie du lieu. L’entreprise SpaceX, mère du projet Starlink, envisage de fournir un accès Internet fiable à près de cent millions de foyers, soit environ 4% de la population mondiale [4]. Les constellations de satellites visent donc à réduire la fracture numérique, c’est-à-dire les disparités d’accès à Internet selon les individus, les foyers et les lieux géographiques [5]. Une occasion pour les projets de s’inscrire dans le neuvième objectif onusien en matière de développement durable qui vise à investir dans les technologies d’information et de communication (TIC) et dans une éducation de qualité pour promouvoir une paix durable [6].

Modélisation des constellations OneWeb (à gauche, 648 satellites) et Starlink (à droite, 11 943 satellites), réalisée par Xin Yang (2018) dans le cadre de la thèse « Low Earth Orbit (LEO) Mega Constellations — Satellite and Terrestrial Integrated Communication Networks » [2].

Des projets coûteux

Le principal défi de ces projets est financier. Bien que SpaceX s’avoue confiant des revenus annuels qui pourraient être générés par Starlink [1], les entreprises se tournent vers des clients institutionnels tels que Qualcomm, Virgin Group ou Coca-Cola pour OneWeb dans le but de financer le coût de construction et de mise en place des satellites, estimé du côté de Starlink à dix milliards de dollars [1]. L’objectif premier est donc de rentabiliser le processus de fabrication des satellites qui avantageront d’abord les investisseurs avant de profiter aux populations déconnectées.

En ce qui concerne le lancement des engins en orbite terrestre, chacun s’équipe. SpaceX possède ses propres fusées de lancement tandis que Kuiper System pourrait profiter des fusées de Blue Origin, société au sein de laquelle Jeff Bezos s’affaire à développer des technologies d’accès à l’espace depuis maintenant vingt ans [1]. De son côté, OneWeb mise sur les partenariats stratégiques avec des sociétés telles qu’Airbus pour faire décoller son projet [1].

L’idée de posséder sa propre constellation connectée n’attire pas seulement les acteurs privés. L’Union européenne a, en effet, exprimé son désir de renforcer sa souveraineté numérique et d’homogénéiser l’accès à Internet dans ses pays membres par un projet d’allure semblable à ceux des milliardaires américains [7]. Toutefois, la Commission européenne souhaite d’abord mener une enquête de faisabilité, financée par 7,1 millions d’euros, avant de faire un pas vers la création d’une constellation européenne [7].

Comment ça fonctionne ?

Illustration de la différence entre le LEO et le GEO. Source : https://www.quora.com/What-is-low-Earth-orbit-How-is-it-important-for-satellite-navigation

Actuellement, plusieurs satellites sont placés en orbite géostationnaire, aussi appelé GEO. Les satellites en GEO sont situés à environ 36 000 kilomètres de la Terre, position qui leur permet de suivre le mouvement de la planète (environ 23 heures pour faire un tour complet) et de rester continuellement au-dessus d’une seule et même région. Ainsi, dès qu’un signal est transmis par un internaute via une antenne, le satellite en question peut recevoir ces informations, les renvoyer aux stations terrestres reliées à Internet, puis effectuer le trajet inverse [1].

Toutefois, les satellites concernés par les méga-constellations ne sont pas en GEO, mais en LEO (« low Earth orbit »), où leur distance avec la Terre peut descendre jusqu’à 160 kilomètres [8]. En LEO, la transmission du signal est plus rapide, demande moins d’énergie pour être maintenue, mais requiert bien davantage d’objets pour couvrir une zone étendue [3][9]. Les satellites LEO sont donc conçus plus petits que leurs analogues GEO et se regroupent en réseaux, d’où l’idée de constellation satellitaire. Ils sont également plus mobiles et se déplacent rapidement, capables de faire le tour de la Terre en seulement 90 minutes [8].

Premier enjeu : la pollution de l’environnement spatial

Si le progrès apporté par les méga-constellations de satellites dans le domaine des communications est assuré, il reste encore beaucoup de preuves à faire sur le plan de la durabilité de ces installations [10]. Premièrement, la mobilité accrue des satellites en orbite basse et la multiplication de leur nombre pourraient créer un trafic spatial où les collisions seraient très fréquentes [10]. Des chocs répétés à haute vitesse généreraient des débris et pourraient finir par réduire les satellites en une masse de déchets flottante, augmentant de surcroît le risque d’accrochages [11].

À cela s’ajoute la dégradation naturelle des satellites en bas orbite, surtout en fin de vie. Un satellite en fin de mandat doit effectivement être retiré pour ne pas rentrer dans la trajectoire des nouvelles installations [12]. Les satellites en LEO (pour rappel, ceux en bas orbite) s’abîment également plus vite à cause du champ de force atmosphérique [12]. Il incombe donc aux maîtres de ces projets de développer des plateformes satellitaires qui permettent de maîtriser la destruction et l’enlèvement des satellites avec un haut taux de succès [12].

Représentation de débris satellitaires en orbite basse exagérée par souci de visibilité et basée sur des données de densité réelles. Source : European Space Agency https://www.esa.int/ESA_Multimedia/Images/2008/03/Debris_objects_in_low-Earth_orbit_LEO

Deuxième enjeu: la pollution nocturne

Une fois mises en place, les constellations satellitaires immiscées dans le ciel nocturne pourraient perturber l’observation astronomique [4][11]. Il s’agit d’un problème d’autant plus marquant que les satellites reflètent la lumière du soleil après la fin du jour, les rendant quasiment indissociables des étoiles à l’œil nu [4]. Non seulement l’activité des astronomes, mais aussi celle des communautés dont les pratiques culturelles sont basées sur l’observation du ciel seraient menacées [11]. Une étude menée en 2020 [11] formule ainsi les conséquences inévitables et profondes de tels projets, au cœur de notre relation scientifique et culturelle avec le ciel nocturne. Profiter d’un ciel de nuit sombre est un droit fondamental qui revient à chaque être humain et à toute collectivité. Aussi, la course-poursuite aux satellites et la privatisation grandissante de l’orbite terrestre écartent la parole de nombreux acteurs, notamment celle des communautés minoritaires autochtones dont la position devrait être incluse dans les processus de décision et pour qui les cieux et l’espace relèvent d’entités sacrées [11].

Vidéo accélérée représentant les étoiles et satellites Starlink qui seraient visibles à l’œil nu par un ciel dégagé, de nuit, à une latitude de +32 degrés. Source : https://www.deepskywatch.com/Articles/Starlink-sky-simulation.html

Troisième enjeu : l’absence de régulation

Il n’existe quasiment pas de régulation internationale ou d’accords en ce qui concerne l’orbite terrestre. Il est donc risqué d’y engager une course aux installations satellitaires dans la mesure où la légifération et l’instauration de traités sont encore des tâches en devenir. Elles sont néanmoins plus que nécessaires pour assurer la viabilité des activités et missions spatiales. En manque de législation solide, l’orbite terrestre et l’espace ne sont que des terrains libres de jeu où les installations matérielles peuvent se multiplier à l’infini. Les scientifiques s’accordent donc à dire que la construction d’une régulation internationale de l’activité humaine en orbite terrestre est si primordiale qu’elle dépassera certainement le siècle actuel [11]. D’après les chercheur.e.s Venkatesan, Lowenthal, Prem et Vidaurri (2020), l’espace ne doit pas devenir un « Far-West » marqué par la conquête et la chasse aux ressources, pas plus qu’il ne perpétuerait dès lors une culture du colonialisme magnifiée à l’échelle cosmique, où les minorités terrestres plus vulnérables se retrouveraient de nouveau sur le bas-côté [11].

Pour l’instant, les autorisations de lancement des méga-constellations de satellites sont attribuées par la Federal Communications Commission (FCC), une agence administrative américaine indépendante dont la mission est de réguler le secteur des télécommunications aux États-Unis [11][13]. Néanmoins, l’espace est, selon la Maison Blanche, un territoire qui n’appartient pas à l’humanité. En avril 2020, Washington avait en effet déclaré que l’« espace est légalement et physiquement un domaine à part d’activité humaine [et que] les États-Unis ne le reconnaissent pas en tant que bien commun » [11].

Un ciel étoilé, Berlin, 28 février 2015 (licence Creative Commons) https://commons.wikimedia.org/wiki/File:Night_stars_berlin.png

Les méga-constellations de satellites provoquent inévitablement une réflexion sur nos droits ainsi que nos responsabilités juridiques et éthiques dans l’espace et l’orbite terrestre. Selon les chercheur.e.s Meredith L. Rawls, Heidi B. Thiemann, Victor Chemin, Lucianne Walkowicz, Mike W. Peel et Yan G. Grange, le ciel nocturne reste « une ressource inestimable qui ne doit pas être exploitée pour le profit. Il doit être protégé, non seulement pour la liberté de l’exploration scientifique et de l’héritage culturel à présent, mais pour les générations futures » (traduction libre, p.3) [4].

Pour approfondir

[1] Benoît, Richard. 2019. « Les méga-constellations de satellites : un tournant pour l’Internet de demain ? » Digital Corner, 2019. https://www.digitalcorner-wavestone.com/2019/09/les-mega-constellations-de-satellites-un-tournant-pour-linternet-de-demain/

[2] Yang, Xin. 2018. « Low Earth Orbit (LEO) Mega Constellations — Satellite and Terrestrial Integrated Communication Networks ». Thèse de PhD, University of Surrey. https://epubs.surrey.ac.uk/850382/1/Xin%20Yang%20-%20PhD%20Thesis.pdf

[3] Radtke, Jonas, Kebschull, Christopher et Enrico Stoll. 2017. « Interactions of the space debris environment with mega constellations — Using the example of the OneWeb constellation » Acta Astronautica 131: 55–68. https://doi.org/10.1016/j.actaastro.2016.11.021

[4] Rawls, Meredith L. et al. 2020. « Satellite Constellation Internet Affordability and Need » The American Astronomical Society 4 (10) : 1–3. https://iopscience.iop.org/article/10.3847/2515-5172/abc48e/meta

[5] OCDE. 2002. « Digital divide ». Glossary of statistical terms. https://stats.oecd.org/glossary/detail.asp?ID=4719

[6] Programme des Nations Unies pour le développement. 2019. « Objectif 9: Industrie, innovation et infrastructure ». Programme des Nations Unies pour le développement. https://www.undp.org/content/undp/fr/home/sustainable-development-goals/goal-9-industry-innovation-and-infrastructure.html

[7] Olivier. 2021. « L’Europe veut sa constellation de satellites pour l’accès à internet » Le Journal du Geek, 10 janvier 2021. https://www.journaldugeek.com/2021/01/10/leurope-veut-sa-constellation-de-satellites-pour-lacces-a-internet/

[8] The European Space Agency. 2020. « Types of orbits ». The European Space Agency. https://www.esa.int/Enabling_Support/Space_Transportation/Types_of_orbits

[9] Qu, Zhicheng et al. 2017. « LEO Satellite Constellation for Internet of Things » IEEE Access 5: 18391–18401. doi: 10.1109/ACCESS.2017.2735988

[10] Curzi, Giacomo, Modenini, Dario et Paolo Tortora. 2020. « Large Constellations of Small Satellites: A Survey of Near Future Challenges and Missions » Aerospace 7 (9): 133. https://doi.org/10.3390/aerospace7090133

[11] Venkatesan, Aparna, Lowenthal, James, Prem, Parvathy et Monica Vidaurri. 2020. « The impact of satellite constellations on space as an ancestral global commons » Nature Astronomy 4: 1043–1048. https://doi.org/10.1038/s41550-020-01238-3

[12] Sánchez, Antonio Harrison, Soares, Tiago et Andrew Wolahan. 2017. « Reliability aspects of mega-constellation satellites and their impact on the space debris environment » 2017 Annual Reliability and Maintainability Symposium (RAMS): 1–5. doi: 10.1109/RAM.2017.7889671

[13] Joachim, Claire. 2014. « La Federal Communications Commission aux États Unis : analyse juridique de l’indépendance d’une agence de régulation » Mémoire(s), identité(s), marginalité(s) dans le monde occidental contemporain 11 : 1–19. https://doi.org/10.4000/mimmoc.1668

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Eléonore Louis
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Détentrice d’un baccalauréat en Communication et politique à l’Université de Montréal. Candidate au MIA, Hertie School, Berlin.