Message à Macron : Tout travail est pénible…

… sauf dans le monde de l’ouvrage

« Je n’adore pas le mot pénibilité car ça donne le sentiment que le travail serait pénible, » a dit Macron il y a quelques jours. Les critiques n’ont pas manqué d’y voir — à juste titre —un mépris des réalités quotidiennes de ses concitoyens, une méconnaissance de la réalité du travail, voire une franche provocation. Comme l’an dernier, lorsqu’il avait déclaré « il suffit de traverser la rue pour trouver du travail », le Président a encore touché une corde sensible…

Il serait dommage de ne pas en profiter pour prendre un peu de hauteur sur le sujet — y compris, pourquoi pas, de livrer une critique de la notion de pénibilité, qui est une construction inégalitaire. Je voudrais livrer ici les quatre réactions que m’a inspiré la déclaration de Macron.

1. Comme de nombreux conservateurs, le président inscrit sa vision du travail dans une perspective profondément religieuse

Pour lui, le travail, c’est quelque chose de sacré. Même si vous vous ennuyez franchement, même si vous vous épuisez physiquement, c’est par là que vous accomplissez votre destin d’être humain. Vous êtes venu au monde pour ça. Le travail vous émancipe. Le travail vous libère. A la limite, s’il vous tue, on peut même dire qu’il vous libère encore plus vite.

Je recommande la (re)lecture de cet article de Diana Filippova intitulé « Lâchez-nous avec la valeur travail ! », qui pointait du doigt le moralisme des champions de la « valeur travail » :

« Aujourd’hui, votre discours a perdu le ton enjoué du siècle dernier et s’est teinté d’intonations culpabilisantes, moralisatrices, prescriptrices. Il faut travailler à tout prix, dites-vous, car l’effort mène au salut psychologique et social tandis que l’inactivité condamne notre société à l’assistanat permanent. »

J’avoue que je n’adhère pas non plus à cette vision du travail comme quelque chose de sacré en soi. Le travail n’est pas une « valeur ». C’est un ensemble infini d’activités, marchandes ou pas, qui s’exercent dans des conditions variables et dans le cadre d’institutions qui sont des constructions historiques. Et puis, sacraliser le travail, y compris dans sa souffrance, c’est une manière de dire qu’il faut attendre l’au-delà pour se reposer, s’épanouir ou se marrer. Ce n’est pas très vendeur pour les athées. « L’opium du peuple », disait déjà le barbu…

2. La pénibilité est au cœur de l’explosion des inégalités

Entre ceux qui s’épanouissent à l’ouvrage (et s’enrichissent) et ceux qui s’épuisent au labeur, l’écart est plus fort que jamais, ne serait-ce que parce que la pénibilité au travail creuse l’écart d’espérance de vie entre les uns et les autres. L’Insee relève « un écart moyen d’espérance de vie à 35 ans de 6,4 années entre un homme ouvrier et un homme cadre. Quant aux femmes, l’écart moyen d’espérance de vie entre une ouvrière et une cadre était de 3,2 années », mentionne cet article de Marianne.

Le fait de balayer le concept d’un revers de la main au motif qu’il ne faudrait pas donner « le sentiment que le travail serait pénible », c’est aussi une manière de nier, de ne pas vouloir voir ces inégalités de vie et de situation. C’est peut-être aussi que les barrières entre les uns et les autres sont plus fortes, que la mixité sociale est moindre et que dans les milieux urbains composés de personnes aisées, on se doit de dire qu’on aime son travail. C’est d’ailleurs une partie de la définition des bullshit jobs : des boulots qu’on ressent comme inutiles, mais qu’on doit faire semblant d’aimer. (Ce qui amène à poser la question de la pénibilité de tous les emplois, y compris ceux des riches, mais je vais y venir au point suivant…)

3. Au fond (presque) tout travail est plus ou moins pénible. Ce qui compte, ce sont les contreparties

Les ouvriers des chaînes d’assemblage de General Motors dans l’Amérique des années 1950 avaient un travail « pénible » : ça n’était pas épanouissant, c’était épuisant physiquement et mentalement, c’était répétitif et aliénant… Mais ils ne se plaignaient pas de la pénibilité parce qu’ils étaient plus occupés à négocier et obtenir des contreparties qui rendaient la pénibilité parfaitement acceptable. Un bon partage de la valeur créée (c’est-à-dire des bons revenus), une retraite généreuse, une bonne assurance maladie, des vacances… Leurs syndicats puissants leur promettaient des revenus meilleurs demain. Somme toute, le « contrat de labeur » leur assurait stabilité et dignité. (Voir ce beau TED talk de Roy Bahat sur le sujet de la dignité au travail).

Aujourd’hui, on ne parle plus guère du partage de la valeur. Or la pénibilité pour un revenu misérable, sans stabilité ni dignité, c’est tout de suite beaucoup moins acceptable. Du coup, parler de pénibilité sans parler des contreparties, c’est vain. C’est passer à côté de l’essentiel.

Il existe aussi, d’ailleurs, une pénibilité chez les « riches » : harcèlement moral (et sexuel), violence psychologique, épuisement, sentiment de vacuité et d’inutilité. Mais on ne la met par sur le même plan que la pénibilité chez les pauvres parce que les contreparties ne sont pas les mêmes.

4. En réalité, il y a des bonnes raisons de critiquer la « pénibilité »

La notion de pénibilité est une construction réglementaire. Lors de la réforme du Code du travail de 2017, on a révisé la notion. Les salariés exposés à des travaux « pénibles » acquièrent chaque année des points sur leur « compte pénibilité », ce qui leur permet de valider des trimestres en plus pour partir à la retraite un peu plus tôt. En bref, la pénibilité, c’est un sujet lié aux réformes des retraites. Eh oui, quand on dit aux gens qu’ils vont devoir cotiser plus longtemps, certains se rebiffent et disent « ça ne va pas être possible »…

Cela veut dire que les groupes / corps de travailleurs bien organisés et bien représentés arrivent mieux à faire reconnaître la pénibilité que les autres. Et c’est là qu’est le fond de la critique que je souhaiterais soulever. Comme la pénibilité est négociée branche par branche et de manière formelle, les travailleurs dans les métiers qui ont une histoire syndicale sont mieux défendus que les autres. En particulier, le travail pénible typiquement masculin est plus protégé que le travail pénible féminin, notamment dans la sphère domestique.

En effet, la définition de la pénibilité mise en avant dans les textes penche plus du côté du travail ouvrier masculin, et du côté d’un certain type de pénibilité physique. Il ignore davantage la pénibilité émotionnelle, par exemple. La liste des critères reconnus officiellement inclut les fortes pressions, les températures extrêmes, le travail de nuit, les trois huit, le travail répétitif (type chaîne d’assemblage à l’usine), les manutentions manuelles de charges lourdes, les vibrations mécaniques, etc. Par exemple, on va considérer l’exposition aux produits chimiques des travailleurs de l’usine, mais pas l’exposition aux produits chimiques des travailleurs domestiques, en particulier des femmes de ménage.

En bref, la pénibilité, c’est quelque chose qui se négocie. Si vous êtes un travailleur domestique plus invisible, moins connecté, moins syndiqué, votre travail n’est pas « pénible ». Tandis que si vous vous inscrivez dans une définition du travail héritée de l’ère industrielle, vous avez l’héritage syndical qui plaide encore en votre faveur. C’est en ces termes que j’aimerais critiquer la pénibilité. Nous ne regardons pas assez la réalité du travail d’aujourd’hui et nous sommes encore trop obnubilés par l’image de l’usine !

Merci, Président, pour cette occasion de mettre en avant mon nouveau livre Du Labeur à l’ouvrage. L’artisanat est le futur du travail qui parle exactement de tout ça ! 😊

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Laetitia Vitaud
Du Labeur à l’ouvrage. L’artisanat est le futur du travail

I write about #FutureOfWork #HR #freelancing #craftsmanship #feminism Editor in chief of Welcome to the Jungle media for recruiters laetitiavitaud.com