Le travail au prisme du féminisme néo-marxiste

Série d’été | « Les figures de l’ouvrage » (3/9) | Silvia Federici

Mon nouveau livre Du Labeur à l’ouvrage. L’artisanat est le futur du travail va paraître le 18 septembre prochain aux éditions Calmann-Lévy.

Les quelques semaines qui précèdent sont l’occasion, à travers cette série d’été, de vous faire découvrir les auteur.e.s qui m’ont influencée dans l’écriture de ce livre. J’en ai sélectionné neuf, et j’ai décidé de les appeler les « figures de l’ouvrage ». Ces neuf personnalités éclairent chacune à leur manière, par leur vie et leurs idées, le chemin qui reste à faire du labeur à l’ouvrage.

Après un premier épisode consacré à Barbara Ehrenreich, et un second à David Graeber, voici aujourd’hui le troisième, sur Silvia Federici. Viendront ensuite Henry George, Jane Jacobs, John Ruskin, Mariana Mazzucato, William Morris et Hilary Cottam.

Le problème avec Marx

Vous avez peut-être pensé que le titre de cet article était une plaisanterie. Le « féminisme néo-marxiste », qu’est-ce donc que cette chose barbare ? Féminisme, c’est déjà assez menaçant. Si on y ajoute « marxiste » en plus, c’est vraiment trop, non ?

Eh bien non. C’est tout ce qu’il y a de plus sérieux ! Et c’est même très éclairant. Commençons par quelques éléments d’explication.

Le problème avec Marx, c’est que sa lecture de l’histoire nie les femmes. À ses yeux, elles sont cantonnées à la maison pour la « reproduction » de la force de travail tandis que les hommes vont « produire » hors du foyer. Malgré l’ambition de son oeuvre, Marx n’a jamais eu de vision systémique sur le sujet de la division sexuelle du travail. Il a considéré celle-ci était « naturelle » et ahistorique. Focalisée sur les rapports de classe, la grille d’analyse marxiste n’a pas été appliquée, à l’époque, à la division entre les femmes et hommes. Et Marx n’est pas le seul. Tous les économistes classiques, à commencer par Adam Smith, ont situé les femmes hors de la mesure de la « valeur ».

C’est précisément cela que le féminisme néo-marxiste entend corriger en appliquant les principes du matérialisme historique à un sujet que Marx n’avait pas voulu voir. Et je préfère, pour ma part, parler de « néo-marxisme » pour bien insister sur le fait que « marxisme » et « féminisme » sont des mots qui ne vont pas bien ensemble.

Pour réconcilier ces deux concepts, il a fallu attendre la contribution de certaines féministes venues à Marx par intérêt pour le « matérialisme historique ». Même si l’on ne veut pas être identifié comme « marxiste » (personnellement, je ne voudrais pas me reconnaître comme telle, précisément parce que la lecture marxiste du monde exclut les femmes), on ne peut qu’encourager l’intégration à la pensée féministe du « matérialisme historique », l’idée selon laquelle les événements historiques sont déterminés non par des idées mais par des rapports de force entre groupes sociaux.

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Qu’obtient-on quand on applique les principes du matérialisme historique à la division sexuelle du travail ? La réponse à cette question est dans le travail de Silvia Federici, professeure de sciences sociales à l’Université Hofstra dans l’État de New York. Ce qui m’a passionnée, c’est que la grille d’analyse de cette penseuse féministe permet de comprendre les héritages de la division sexuelle du travail dans notre société moderne. Grâce à elle, on comprend pourquoi les métiers des services de proximité (dont une majorité sont liés à la notion de « reproduction » de la force de travail) sont moins valorisés, et pourquoi les femmes sont si souvent moins payées que les hommes.

La perspective féminine sur la transition entre féodalisme et capitalisme

Silvia Federici, universitaire et militante américaine d’origine italienne, est bien connue des féministes de la première et de la seconde vagues. Par exemple, de celles qui ont milité pour qu’on reconnaisse une « valeur » au travail domestique gratuit. Quant à moi, je l’ai découverte en lisant son livre Caliban and the Witch: Women, the Body and Primitive Accumulation (qui a été traduit en français). Cet ouvrage offre une lecture néo-marxiste des chasses aux sorcières qui ont frappé de nombreuses femmes célibataires, âgées, savantes ou soignantes aux XVIe et XVIIe siècles en Europe.

Dans ce livre, Federici revisite, avec un prisme féministe, un moment charnière de l’histoire. Ce moment, c’est la transition entre le féodalisme et le capitalisme. Federici explore les rapports d’exploitation et de domination qui se cristallisent à à la fin du Moyen Âge. Cette période de transition a été caractérisée par trois grandes transformations. Premièrement, des biens autrefois collectifs — les biens communaux — ont été privatisés, privant les nombreuses femmes qui en dépendaient de leur moyen de subsistance. Deuxièmement, les rapports de travail se sont transformés : les femmes ont été rapidement exclues des guildes et groupements professionnels. Troisièmement, les relations de genre se sont transformées : on a « essentialisé » la nature « dangereuse » des femmes.

D’après Federici, la division sexuelle du travail est l’une des conséquences, plus ou moins directe, du mouvement des enclosures qui s’est produit en Angleterre à partir de la fin du Moyen Âge. Avant cette période, les femmes artisanes avaient leur place dans les corporations et les paysannes produisaient une agriculture vivrière grâce aux biens communaux. Après les enclosures, les femmes ont été de plus en plus exclues de ces univers, forcées de se spécialiser dans la reproduction plutôt que dans la production.

Le mouvement des enclosures a en effet profondément transformé l’agriculture. D’une agriculture traditionnelle fondée sur la coopération et la communauté d’administration des terres, on est passé à un système de propriété privée des terres, chaque champ devenant strictement délimité et séparé du champ voisin par une barrière ou une haie. Les enclosures marquent la fin des droits d’usage des biens communaux, dont de nombreux paysans, et notamment les femmes, dépendaient. Ce mouvement, et après lui la Révolution industrielle, ont ainsi contribué à une division sexuée du travail.

La domination des corps et des terres

Dans ce nouveau monde, on sait que des millions d’esclaves ont permis de bâtir les fondations du capitalisme moderne. On oublie, en revanche, que les femmes aussi ont été asservies en étant rabaissées de la production à la reproduction. En d’autres termes, pour Federici, l’asservissement systématique des femmes est au fondement même du capitalisme.

A ses yeux, la chasse aux sorcières et l’esclavage sont les deux mouvements parallèles qui ont déterminé la transition vers le capitalisme. En affirmant le contrôle, en même temps, des corps féminins, des corps des esclaves et de la terre, le capitalisme s’est fait conquérant. Consumés sur les bûchers, torturés et dévoilés pour laisser voir leur intimité, les corps féminins ont alors pu être dévolus strictement à la reproduction et anéantis socialement. Comme l’explique également Mona Chollet, lectrice de Silvia Federici, la chasse aux sorcières a laissé des traces jusqu’à nos sociétés modernes. Aujourd’hui, la peur de voir son corps violenté limite encore la liberté sociale des femmes.

Les réflexions sur les violences ainsi faites aux femmes ont fait écho, plus récemment, aux revendications du mouvement écologiste. Les violences qu’ont enduré les femmes sont de la même nature que celles qu’on a infligé à la terre en négligeant l’épuisement des sources d’énergie fossile et le réchauffement du climat. Dans les deux cas, le développement de l’économie a été subordonné à une forme d’exploitation. De là est né l’écoféminisme, une philosophie née du parallèle entre le féminisme et l’écologie. Le parallèle n’est pas absurde, mais je ne me qualifierais pas moi-même d’écoféministe. Je ne me sens en rien « naturelle ». Et je déplore qu’on associe toujours les femmes à la Nature. Nous ne sommes ni plus ni moins « naturelles » que les hommes.

Pour résumer, l’idée centrale du néo-marxisme est la suivante : l’esclavage, l’épuisement des ressources et l’asservissement des femmes n’ont pas été des phénomènes fortuits. Dans des contextes différents, ces trois formes d’exploitation se sont révélées des conditions nécessaires de l’accumulation des richesses. C’est grâce à elle que le système capitaliste a pu se développer. Et même s’il s’est a priori éloigné de ces origines-là, il en reste des traces dont il ne peut se défaire. On ne peut comprendre l’histoire du capitalisme si l’on ne réalise pas qu’elle a été permise par le cantonnement des femmes, pendant plusieurs siècles, à la sphère de la reproduction.

Pour Federici, l’ascension du capitalisme, fait marquant de la fin du Moyen Âge, doit donc être analysée non comme une victoire sur un système féodal rétrograde, mais plutôt comme une sorte de contre-révolution face à la vague de communalisme portée par les paysans eux-mêmes. Les femmes, en particulier, ont fait l’objet d’une violente oppression dans la période qui a suivi. En s’attaquant à la puissance féminine, les « contre-révolutionnaires » de l’époque cherchaient en réalité à affaiblir les paysans en démantelant les acquis du communalisme et en défaisant les liens de solidarité dont les femmes étaient souvent les garantes.

Pourquoi ces analyses nous intéressent-elles aujourd’hui ? A notre époque, une grande partie du travail féminin a quitté la sphère privée. Il est désormais effectué par des professionnels rémunérés. À mesure que de plus en plus de travailleurs sont actifs dans les « services », la distinction entre travail de production et de reproduction perd de sa pertinence. Il y a là un potentiel d’émancipation des femmes, et il faut nous en réjouir.

Pourtant, la séparation originelle entre la production et la reproduction explique encore bien des choses. Elle explique la moindre valorisation du travail féminin, de même que le caractère toujours sexué de nombreuses activités. Aux femmes, le soin ; aux hommes, le pouvoir économique. Sommes-nous condamnés aux stigmates de rapports de force révolus ? Ou bien pouvons-nous les dépasser pour mieux cheminer du labeur à l’ouvrage ?

Rendez-vous la semaine prochaine pour le quatrième épisode de cette série : « La rente immobilière, obstacle majeur sur le chemin du labeur à l’ouvrage » (Henry George).

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Laetitia Vitaud
Du Labeur à l’ouvrage. L’artisanat est le futur du travail

I write about #FutureOfWork #HR #freelancing #craftsmanship #feminism Editor in chief of Welcome to the Jungle media for recruiters laetitiavitaud.com