La sorcellerie : se révolter contre le système de domination d’hier à aujourd’hui

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9 min readJun 18, 2020

Avec l’essor du féminisme est apparue la nécessité de se réapproprier une image de la femme puissante, souvent crainte et réprimée par le patriarcat. Une figure s’est alors démarquée, et progressivement imposée comme révélant toute la puissance d’un être qui se révolte contre les différents systèmes de domination de notre société : la sorcière. Le livre de Mona Chollet, la redécouverte des écrits de Starhawk et des rites éco féministes ou encore l’émergence des cafés de sorcellerie soulignent notre envie de renouer avec une force plus profonde en nous, mais aussi dans le vivant qui nous entoure. Nous vous présentons donc ce qu’est la sorcellerie au-delà de l’imaginaire stéréotypé que nous pouvons en avoir.

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Précisions historiques

Les sorcier·ère·s (chacun·e peut sentir cette force spirituelle en lui·elle) actuel·le·s s’inscrivent et reprennent à leur compte une tradition ancienne, inhérente à l’humanité quels que soient les lieux ou les époques. Il convient donc de faire un point sur les connotations historiques de ce terme, et les façons dont la sorcellerie a été perçue selon les périodes.

Là où la sorcellerie était auparavant perçue comme la simple préparation de potions, le fait de jeter des sorts ou encore de lire l’avenir, un autre imaginaire s’installe à partir des XIIè et XIIIè siècles : celui de la sorcellerie diabolique, qui aurait été majoritairement pratiquée par des femmes. Cette sorcellerie est celle des sabbats, des messes à l’envers, des sacrifices humains et reposerait sur un pacte avec Satan. Guy Bechtel, moderniste, dans son ouvrage La Sorcière et l’Occident. La destruction de la sorcellerie en Europe des origines aux grands bûchers (1997) propose la thèse selon laquelle cet imaginaire provient du passage de la croyance en plusieurs démons païens en croyance à un seul Satan catholique qui passe alors du statut d’un des anges déchus à celui d’ennemi absolu de Dieu, et qui chercherait à corrompre le bien grâce aux sorcières, ses agents sur Terre.

Or, c’est toujours cet imaginaire qui forge notre vision de la sorcière : la première représentation connue d’une femme volant sur un balai se trouve en marge d’un manuscrit de Martin Le Franc (Le Champion des dames) datant de 1441–1442 ! L’image de la sorcière se fonde alors à la fois sur des stéréotypes misogynes (vieille, édentée, bossue, méchante) et sur ceux attribués aux autres populations persécutées (nez crochus, adeptes de meurtre rituels).

Martin Le Franc, Le Champion des dames

La croyance en Satan se développe progressivement, jusqu’à s’imposer à l’époque moderne : il convient donc selon l’Eglise et l’Etat de chasser les sorcières et de les exécuter. Cette idée se développe et se propage en Europe avec la naissance de l’imprimerie aux alentours des années 1450–1460 (le latin permettant de transmettre aisément des idées entre les différents pays). Un ouvrage en particulier fait autorité : Le Marteau des Sorcières (Malleus Maleficarum, 1487) des dominicains Sprenger et Krämer. Cet ouvrage est un véritable manuel pour les juges lors des procès en sorcellerie : il indique quelles questions poser et quelles réponses doivent être obtenues, apprend à reconnaître les marques du diable sur les corps des accusé·e·s… Il est particulièrement intéressant de remarquer que, contrairement à ce que l’on pourrait (et voudrait) croire les chasses aux sorcières n’ont pas eu lieu dans un Moyen-Âge souvent décrit comme obscurantiste ,mais bien en pleine Renaissance, et orchestrées par des érudits. D’ailleurs, les procès pour sorcellerie ont été bien moins souvent tenus par des juges de l’Inquisition (qui s’occupaient davantage des questions d’hérésie) que par des juges civils. Nous avons donc hérité plus pleinement que ce ce que l’on pense de cette vision de la sorcière.

En effet, sur les centaines de milliers de victimes des procès (le nombre exact est très difficile à déterminer, de 50 000 à neuf millions), on peut repérer un certain nombre de caractéristiques communes aux accusé·e·s. Ces spécificités dressent le portrait de l’image que se faisait de la sorcière les juges de l’époque. Tout d’abord, on trouve 80% de femmes parmi les victimes. Celles-ci sont pour la plupart vieilles, veuves ou célibataires, rurales et pauvres. Certaines pouvaient être jolies, mais d’une beauté qualifiée alors de diabolique. Elles étaient accusées d’avoir pactisé avec le diable, en s’unissant avec lui, de vouloir le mal et de rompre l’ordre divin.

Un système de dominations

Si beaucoup de recherches ont désormais été faites sur la question des sorcières et de leur chasse, une question reste en suspens : pourquoi ce massacre ? Plusieurs thèses sont en présence, mais la surreprésentation des femmes parmi les victimes peut nous donner un indice sur les raisons qui ont poussé à ce gynécide. En effet, à partir du Bas Moyen-Âge, les femmes ont perdu un certain nombre de leurs droits. Si les causes de cette exclusion des femmes restent floues, elles sont sans doute à rapprocher de l’institutionnalisation des professions, et la nécessité d’avoir un diplôme pour les exercer, qui se met en place progressivement à l’époque moderne. Les travaux des champs, avec le développement de la technique, étaient de moins en moins lourds, et donc demandaient moins de main d’œuvre féminine, et les professions savantes, notamment en médecine, profitaient d’une plus faible concurrence, si les hommes seulement pouvaient pratiquer. Les femmes qui avaient jusqu’alors eu pour rôle de soigner avec les plantes ou même de faire accoucher, principalement dans les campagnes, furent perçues comme une menace, surtout lorsqu’elles n’étaient pas placées sous le joug d’un homme. Il fallait par conséquent les exclure à tout prix et la croyance en Satan permettait de les accuser de crimes, qui n’étaient jamais réellement prouvés.

Cette domination des femmes s’inscrit également dans un contexte d’intolérance religieuse (période des guerres de religion) mais aussi et surtout de domination de la nature. Celle-ci commence en effet à être perçue pour sa valeur marchande, et non plus seulement pour ce qu’elle peut offrir comme moyen de subsistance : on cherche à l’exploiter au maximum afin d’en tirer un rendement plus important, quitte à l’épuiser. Les sorcier·ère·s pour qui la nature offrait des remèdes ont donc moins de place dans ce système, où tout espace naturel devient lieu de production agricole, les terres non arables étant utilisées pour l’élevage. En outre, comme nous l’avons déjà étudié dans un précédent article, la domination de la terre fait écho à la domination des femmes : les sorcières étaient donc une cible de choix, et leur exécution permettait d’imposer un système d’exploitation nouveau, dont notre système capitaliste actuel a hérité.

La sorcellerie aujourd’hui : le mouvement Reclaiming

Si les sorcier·ère·s sont celleux qui parlent le mieux de ce que représente la sorcellerie aujourd’hui pour iels (et nous vous invitons pour cette raison à vous inscrire à notre conférence Sorcellerie et nouveaux mythes, le 24 Juin à 19h) nous pouvons nous intéresser de plus près au mouvement Reclaiming, peu connu en France (sans doute à cause de notre tradition athéiste). Ce mouvement cherche à réconcilier la spiritualité et l’approche politique du monde, afin d’utiliser l’une pour une meilleur pratique de l’autre. Son approche consiste à tirer de la magie du monde un certain empouvoirement de soi mais aussi de l’autre, humain et non humain, en tant qu’individus mais aussi en tant que communauté. Ce collectif combine ainsi sorcellerie, militantisme politique et éco-féminisme. Il veut se réapproprier la tradition et l’héritage des sorcières pour les transformer en une image plus positive que celle que nous a laissé l’époque moderne, toujours visible dans la culture populaire et générale (on peut penser à la sorcière de Blanche-Neige) : cette nouvelle image est celle d’une femme forte, qui tire son pouvoir du monde qui l’entoure. Reclaiming renoue également avec des cultes païens ou chamaniques, en les adaptant au monde actuel, et honore la Terre. Ce mouvement a été fondé par les sorcières Starhawk et Diane Baker en 1979. Starhawk est l’une des figures clés de la sorcellerie aujourd’hui, et ces ouvrages sont lus partout dans le monde tout comme ses formations à l’activisme et au néo paganisme font figure de référence. Les deux sorcières invitées à notre conférence du 24 Juin, Judith Vieille et Voltayrine, ont d’ailleurs eu l’occasion de la rencontrer.

Judith Vieille

Judith Vieille est une sorcière de lumière, militante féministe et experte en égalité femmes-hommes. Elle a ouvert en septembre 2019 un lieu unique à Paris, Mūn, l’école des sorcières de lumière, qui porte les valeurs de sororité, d’humilité et de partage. Elle a à coeur la responsabilité et la liberté, que la société tend parfois à nous enlever, et pour elle, être sorcière est aussi une manière de se réapproprier cela. En effet, elle définit la sorcellerie comme une manière d’être au monde et de se rapporter respectueusement au vivant. Elle préfère d’ailleurs le terme “éco-vitalité” à celui d’éco féminisme, trop clivant selon elle :

“L’écovitalité, c’est placer le vivant au coeur du processus de convergence des dynamiques égalitaires, écologistes et environnementales”.

Voltayrine

Voltayrine, militante anarchiste depuis dix ans, queer, a découvert il y a quelques années la tradition Reclaiming et écoféministe. Elle s’est reconnue dans ce mouvement qui partage ses valeurs et son engagement politique. Pour elle, reprendre d’anciens rites est le meilleur moyen de se réapproprier une tradition que le système dominant a parfois déformée. Elle veut redonner à la spiritualité le sens de la religere latine, c’est-à-dire ce qui relie. La spiritualité est aussi pour elle un moyen de sortir d’un monde logocentré (i.e. fondé sur la science et la raison) en faveur d’une plus grande part laissée au sensible, dépassant le dualisme. Elle pense qu’il faut lutter à l’intérieur même des mouvements tels que celui de l’écoféminisme pour en faire un lieu où toutes les marges se rencontrent et se répondent dans le consensus et le dissensus, et limiter le phénomène de clivage que Judith Vieille dénonce.

D’hier à aujourd’hui, les sorcier·ère·s se révoltent contre un ordre dominant qui contribue à l’exploitation du vivant. Là où iels furent longtemps écarté·e·s, dans la lignée des chasses aux sorcières de l’époque moderne, nous cherchons de plus en plus à les découvrir et à écouter ce qu’iels à nous apprendre. Cela pourra nous permettre de repenser notre façon d’être au monde. Nous espérons par conséquent que ce court panorama de la sorcellerie et de son histoire, vous donne envie d’en découvrir plus sur ce monde de respect du vivant et de revendications. Venez suivre notre conférence Sorcellerie et nouveaux rites Mercredi 24 Juin à 19h sur Zoom ! L’équipe Edeni, ainsi que Judith et Voltayrine, ont hâte de vous y retrouver.

Sources :

  • Guy Bechtel, La Sorcière et l’Occident. La destruction de la sorcellerie en Europe des origines aux grands bûchers (1997)
  • Éliane VIENNOT, « Guy BECHTEL, La Sorcière et l’Occident. La destruction de la sorcellerie en Europe des origines aux grands bûchers, Paris, Plon, 1997, 733 p. », Clio. Histoire‚ femmes et sociétés [En ligne], 8 | 1998, mis en ligne le 21 mars 2003, consulté le 19 juin 2014. URL : http:// clio.revues.org/330
  • Starhawk, Le temps des bûchers
  • Mona Chollet, Sorcières

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