Le low-tech : une technologie d’avenir ?

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12 min readFeb 12, 2020

Selon l’ingénieur Philippe Bihouix, spécialiste de la finitude des ressources minières et défenseur du low-tech, l’humanité n’a jamais autant “produit, pollué et jeté” que de nos jours (cf. L’Âge des low tech. Vers une civilisation techniquement soutenable, Editions du Seuil, collection Anthropocène, 2014). Pourtant, ces dernières années, la question du développement durable est devenue centrale au niveau international, avec notamment les objectifs que se sont fixés les Nations Unis pour 2030. Il semblerait alors que la manière dont nous percevons le développement n’est pas celle qui permettrait de prévenir un effondrement qui se fait de plus en plus certain. Philippe Bihouix propose comme alternative un développement fondé sur les low-tech. Mais que se cache-t-il sous ce terme en apparence oxymorique ? Nous allons tâcher de le découvrir dans cet article, en étudiant les potentialités de cette nouvelle philosophie de développement.

Exposition “En quête d’un habitat durable”, organisée par le Low-Tech Lab en 2018

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Que désigne le terme “low-tech” ?

S’il n’existe pas de définition claire et limitée des low-tech, ce terme recouvre un ensemble de techniques simples, pratiques, économiques et démocratiques. Il se définit par opposition à la haute-technologie, qui sollicite l’innovation scientifique et technique pour répondre à des demandes qui ne sont pas toujours de l’ordre du besoin.

Source : Low-tech lab

A l’inverse des high-tech, l’objet low-tech doit être d’une construction assez simple, avec des matériaux non-rares, locaux, et de préférence naturels, afin d’être facilement réparable et recyclable. Il faut donc qu’il y ait la plus petite diversité de matériaux possible et que ceux-ci soient tous recyclables. De manière générale, ces ressources et leur extraction doivent être peu gourmandes en énergie. Il peut s’agir de terre, paille, pierre, laine, bois, eau… Ces matériaux étaient ceux utilisés lors de la période pré-industrielle, mais avec le passage à l’ère industrielle, l’humanité a commencé à utiliser des matériaux plus rares et/ou moins naturels comme les énergies fossiles, l’acier, le béton et le plastique.

Néanmoins, le low-tech n’est pas un courant passéiste qui préférerait la régression au progrès. S’il repose sur des techniques anciennes, il semble pourtant être une solution d’avenir pour préserver l’environnement, tout d’abord parce qu’il constitue une bonne manière de se préparer à un effondrement qui semble inévitable, en se tournant vers la simplicité et une certaine tendance au “système B” qui permet de fabriquer ou de réparer des objets à partir de ce que l’on a, mais aussi parce qu’il représente une lutte contre l’obsolescence programmée et une remise en question de la société de consommation et de sa pensée matérialiste, qui tend à faire primer l’objet sur l’humain, le produit sur le producteur. Ainsi, le low-tech privilégie la fabrication locale et la création d’emploi. Sa logique est plus proche de celle de l’artisanat que de celle de l’industrie. En ce sens, le low-tech permet un progrès bien plus important que le high-tech, si l’on accepte d’interroger la notion de progrès pour la faire évoluer en fonction de ce que l’on veut voir apparaître dans le monde.

Il convient de souligner ici que le low-tech ne consiste pas seulement à utiliser des techniques passées. En effet, les enjeux auxquels tente de répondre le low-tech n’étaient pas les préoccupations de la période pré-industrielle, notamment sur la question écologique : avant le pétrole, les moteurs fonctionnaient à l’huile de cachalot par exemple. Le low-tech peut s’appuyer sur des techniques anciennes avec des matériaux naturels et des méthodes peu complexes mais il s’agit surtout de faire preuve d’ingéniosité.

Pourquoi est-il nécessaire de développer le low-tech ?

La capacité des écosystèmes à absorber les conséquences de notre mode de vie (émissions de gaz à effet de serre et changement climatique, effondrement de la biodiversité, déchets et polluants persistants, dégradation, destruction ou artificialisation des sols…) est limitée. De surcroît, Philippe Bihouix, dans l’ouvrage cité en début d’article, indique que plus de 87% de nos sources d’énergie primaire sont des sources fossiles. Or ces ressources ne sont ni renouvelables ni infinies, et dans un monde où le jour du dépassement est chaque année de plus en plus précoce, il est primordial de changer de mode de production et de consommation. S’il existe désormais un consensus sur le dérèglement climatique, les réponses à apporter et l’estimation du temps que nous avons pour le faire sont l’objet de nombreux débats. Il s’agit de mener une transition énergétique, écologique, économique, industrielle, commerciale, sociale, culturelle, c’est-à-dire sociétale, ce qui n’est pas chose aisée.

Le low-tech est une des manières de mener à bien cette transition. Néanmoins, beaucoup préfèrent encore faire confiance aux high-tech. Cela s’explique par le fait que ces nouvelles technologies permettent de conserver, voire d’améliorer, ce qui serait un “confort” de vie, avec notamment l’automatisation de tâches auparavant faites par l’Homme, surtout avec le développement de l’intelligence artificielle. Toutefois, cette logique ne prend pas du tout en compte que lehigh-tech est fabriqué à partir de matériaux non renouvelables, comme les nombreux métaux précieux contenus dans les smartphones, et ne pourra donc pas garantir un “progrès” constant. De plus, la mondialisation des chaînes de production et de distribution augmentent la dépendance des populations aux multinationales, ce qui empêche une production locale et autonome ainsi qu’une « résilience humaine ».

Mine de coltan en République démocratique du Congo, source : Mediapart

Il convient donc de penser différemment le progrès. Une autre solution qui émerge alors est d’utiliser le high-tech dans un objectif technologique : c’est la logique “green-tech”. Cependant, comme nous l’avons évoqué dans notre article Pourquoi ne doit-on pas compter sur les nouvelles technologies pour sauver la planète ?, cette logique atteint rapidement ses limites. Effectivement, les matériaux utilisés pour la fabrication des green-tech sont issus de ressources non renouvelables et rares comme certains métaux, comme pour les high-tech, ce qui ne permet pas à ces technologies d’être aussi durables, et donc écologiques, que les low-tech. Par exemple, les voitures électriques ou les éoliennes sont construites à partir de matériaux rares comme le dysprosium et le néodyme, qui sont des terres présentes en très faible quantité sur Terre. L’acier est également un des matériaux les plus énergivores. Il faut tout de même noter que ces green-tech, avec leur bilan carbone faible, sont une solution viable à moyen terme; mais leur développement ne pourra pas être important, du fait de la pénurie de ressources qui s’annonce.

En effet, selon le Programme des Nations unies pour l’environnement (UNEP-International Resource Panel) :

« l’extraction mondiale de matières a triplé depuis1970. […] on pourrait passer de 70 milliards de tonnes en 2010 à 180 milliards en 2050 ». Si cela est invisible dans les pays industrialisés, « c’est en partie le résultat d’un transfert des activités extractives et industrielles vers les pays émergents et/ou en développement ».

De surcroît, l’avenir semble être à l’économie circulaire, puisque les pays ayant conscience des enjeux environnementaux et climatiques font voter des lois encourageant cette économie. C’est le cas notamment en France, où une loi anti-gaspillage est en discussion au parlement depuis juillet 2019. Or, les hautes technologies, qu’elles soient vertes ou non, ne peuvent pas participer d’une économie circulaire puisque les métaux utilisés ne sont disponibles que dans certaines parties du globe, et qu’il existe une véritable difficulté à recycler les métaux ou terres rares utilisés : selon l’UNEP, l’’indium, le gallium ou le germanium, ne sont recyclés, à l’échelle mondiale, qu’à moins de 1% ( UNEP (Programme des Nations unies pour l’environnement), International Resource Panel, Recycling rates of metals, 2011).

Face à ce constat, le journaliste et informaticien Evgeny Morozov, critique les technologies numériques parce qu’elles sont propices à surveillance de masse et au développement du conformisme social (“nudging”), et perçoit les green-tech comme l’expression d’un“solutionnisme technologique” qui consisterait à transformer tout problème humain en problème technique dont la solution sera une nouvelle technologie. Ce solutionnisme fait entrer l’humanité dans un cercle vicieux où la consommation n’est jamais remise en question, alors que selon le modèle low-tech il ne suffit pas de consommer différemment mais aussi de consommer moins.

La philosophie low-tech

Le low-tech est en effet moins un ensemble d’objets recyclables, réparables et viables qu’une philosophie qui a émergé face à l’industrialisation et à la société de consommation actuelle. Elle émerge en tant que pensée critique à partir des années 1960 mais la pression des lobbys l’étouffe dans l’oeuf. Toutefois la critique des techniques trop développées se fait dès révolution industrielle. On retrouve même des traces d’une hostilité envers le machinisme chez Rousseau dans le Discours de la science et des arts (1750). Celui-ci était alors perçu comme une menace pour le travail de l’Homme, ce qui a incité ce qu’on appelle les “luddites” à endommager des machines au début du XIXè siècle. Benjamin Constant et Stendhal présentent également cela comme une menace pour la liberté, puisque la révolution industrielle représente une forme d’exploitation de l’Homme par l’Homme : c’est à l’Homme de rejoindre le rythme de travail de la machine, paradoxalement à la promesse d’émancipation qui était alors faite par les défenses du machinisme. Cela fait écho de nos jours au courant néo-luddite qui considère les high-tech comme un danger pour l’emploi, l’environnement et même l’humanité.

La philosophie du low-tech est donc de remettre l’Homme au centre des activités par son savoir-faire et son sens pratique. Comme le réclame le site spécialisé Boomer, “soyons ingénieux, soyons low-tech”, dans l’objectif de réparer ou de fabriquer soi-même ses objets ou ceux des personnes à proximité. Ce concept humaniste est proche de celui du Do It Yourself qui prend de nos jours une certaine ampleur. L’objectif à atteindre est de s’affranchir des hautes technologies, dans un idéal démocratique puisque le low-tech se veut accessible à tous (il suffit de réfléchir sans avoir besoin de matériaux spécifiques et coûteux) et en ce sens réduit les inégalités. Il serait donc à l’origine de nouveaux métiers accessibles à tous. En outre, il peut contribuer à créer du lien social, puisqu’il crée une logique d’entraide entre les Hommes, et non pas d’exploitation.

Source : Low-tech lab

Cette logique oblige à repenser la place du travail dans la vie. De même, le consommateur est invité à repenser son implication dans la chaîne de production, en le responsabilisant notamment face à son empreinte écologique, mais il faut également responsabiliser les entreprises qui devraient diminuer leur utilisation de pesticides ou l’usage abusif des emballages et des colorants. Ce changement de paradigme devrait aussi se traduire, selon la philosophie low-tech, par un changement des indicateurs économiques de richesse, délaissant le PIB au profit d’une indication fondée davantage sur le bien-être.

Ainsi, le low-tech est une logique de “résilience collective”, qui veut agir sur les modes de production et des consommations en privilégiant les mouvements slow comme le slow food, la slow education et le slow working, privilégiant ainsi la qualité, et donc en un sens la durabilité, à la quantité.

Les champs d’applications du low-tech

Source : Low-tech Lab

Les applications de la philosophie low-tech sont nombreuses et variées. Il est de nos jours question d’un internet low-tech avec des logiciels libres, permettant la prise en main du matériel internet par tous, le redéveloppement des systèmes d’exploitations pour anciens ordinateurs et des réseaux autonomes qui permettraient d’atteindre plus de territoires. Dans l’agriculture et l’alimentation, cela se traduit par l’agroécologie, la permaculture, le maraîchage biologique intensif, l’agriculture régénératrice des sols, l’utilisation d’outilspouvant être auto-construits par les paysans, et lemouvement slow food, par opposition à la « smart » agriculture dans laquelle on utilise des robots et des drônes. En architecture, c’est le métabolisme urbain qui est privilégié et l’utilisation de matières premières simples, notamment dans la construction des bâtiments en terre cuite, qui se fait directement à partir de la terre des chantiers. En outre, Oscar Mendez a créé Conceptos Plasticos, initiative de construction de maisons à partir de plastique recyclé. La construction coûte 7000€ et nécessite quatre personnes, ayant reçu une demi-journée de formation, sur cinq jours, ce qui est économique en argent, en temps mais aussi en ressources humaines. Enfin le low-tech a sa propre esthétique : le low-fi, qui cherche moins la fidélité qu’une expression singulière d’une technique simple.

Les initiatives low-tech sont nombreuses dans les pays en voie de développement où le contexte oblige à trouver des solutions simples, robustes, réparables, accessibles et efficaces comme les cuiseurs solaires ou les lave-linges à pédales. Le low-tech peut donc être un des vecteurs de développement pour ces pays.

Expédition Nomade des mers

En Europe, et plus particulièrement en France, le Low-tech Lab recense les initiatives low-tech (leur site web est d’ailleurs conçu selon la logique low-tech), notamment grâce à son expédition sur le Nomade des mers, catamaran ambassadeur des low-tech qui a parcouru le globe pendant 3 ans à la recherche des meilleures initiatives. Naviguant seulement grâce à la force du vent, il est à la fois la plateforme d’expérimentation, de diffusion et de promotion des low-tech, comme l’explique le navigateur Corentin de Chatelperron :

« Nous avons commencé par ratisser internet, lire des bouquins et passer des coups de fil pour lister les meilleures inventions low-tech autour du globe. Et rapidement, tout un monde s’est ouvert à nous : un monde de débrouille, d’entraide, de connaissances, de systèmes D. En Afrique de l’Ouest, par exemple, les problèmes d’accès à l’électricité ont poussé les habitants sur place à fabriquer des éoliennes à partir de moteurs électriques récupérés sur de vieilles photocopieuses; (…). Si l’innovation technologique semble avoir un rôle central à jouer, des ingénieurs, tels que Philippe Bihouix –L’Âge des low-tech. Vers une civilisation techniquement soutenable, Seuil, 2014–, expliquent qu’il serait cependant risqué de tout miser sur une «sortie par le haut», le déploiement des high-tech nécessitant en effet des ressources naturelles, dont des métaux rares, que l’on a par ailleurs du mal à recycler correctement. Mais grâce au recours aux low-tech, certains arrivent à faire mieux avec moins: ils développent des économies locales, des emplois, des compétences, et renforcent en même temps leur autonomie. Rendre ces innovations accessibles à tous et dans le monde entier, c’est le pari fou du Nomade des Mers.”

Cette expédition de 2016 à 2019 souligne par ailleurs que le low-tech peut s’inscrire dans une logique de mondialisation, contrairement à ce qui lui est souvent reproché.

Comment développer le low-tech ?

Pour les promoteurs des low-tech qui ne cherchent pas à renverser complètement le système, cette philosophie circulaire ne se développera qu’avec des initiatives gouvernementales. Ainsi, Philippe Bihouix et son groupe de travail de La Fabrique Ecologique, qui s’est tenu entre octobre 2017 et août 2018, proposent dans leur compte-rendu les mesures suivantes pour développer les technologies “sobres et résilientes” :

“1) Basculer les cotisations sociales vers une fiscalité environnementale ambitieuse. Dans les entreprises et les administrations, les arbitrages sur les choix d’organisation, les modes de production, la rentabilité des projets, l’utilité des investissements, seraient profondément modifiés, permettant l’émergence d’une économie « post-croissance » plus riche en travail et plus économe en ressources.

2) Faire de la France la première « low-tech nation », championne de la réparation, du réemploi et du zéro déchet. Une véritable dynamique pourrait être impulsée à toutes les échelles territoriales. Chaque agglomération, chaque commune, chaque quartier pourrait ouvrir un lieu de réparation citoyenne et une « recyclerie — ressourcerie ». Des initiatives zéro déchet pourraient être lancées dans toutes les administrations, les écoles et les entreprises publiques. Des actions de sensibilisation et de formation appuieraient cette dynamique.

3) Créer une « Cour de défense du bien commun » qui aurait notamment pour rôle d’autoriser ou d’interdire la production ou la commercialisation des produits et services, sur base de leur impact environnemental et humain.”

Le low-tech semble donc répondre aux enjeux d’avenir, et particulièrement aux enjeux du développement durable, en proposant une alternative à nos modes de consommation et de production, plus respectueuse de l’humain et de l’environnement, mais surtout qui ne demande pas beaucoup de moyens techniques ou financiers. En outre, il ne s’agirait pas d’arrêter la mondialisation mais bien plus de changer de type de mondialisation, en privilégiant des matériaux locaux tout en favorisant l’échange d’idées à l’échelle mondiale. Dans cette logique d’échange de flux d’informations et de connaissances, plutôt que de flux financiers et matériels, un nouvel équilibre serait créé, qui permettrait peut-être de sortir du système d’interdépendance actuel.

Sources

  1. https://fr.wikipedia.org/wiki/Low-tech
  2. Low-tech Lab : https://lowtechlab.org
  3. Compte-rendu de La Fabrique écologique : https://www.actu-environnement.com/media/pdf/news-32241-PDF.pdf

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