Interview : Pierre-Jean Camillieri, Apple, entreprenariat, et acquisition par Twitter de Aiden.ai

Noé Pion
Ensimag Alumni
Published in
10 min readDec 6, 2019
Pierre-Jean Camillieri, co-Founder de Aiden.ai

Après avoir fait l’Ensimag (Ensimag ’03) par passion pour le traitement audio, Pierre-Jean Camillieri a passé 8 ans à Apple en tant que Product Manager. Poussé par une envie de construire, il se lance dans l’entreprenariat et monte plusieurs projets consécutifs. Le dernier en date est Aiden.ai, un assistant en ligne pour le marketing digital. Nous l’interviewons une semaine après l’acquisition de ce projet par Twitter.

Au sommaire de cette interview, son parcours et ses projets d’entreprenariat jusqu’à l’acquisition de Aiden par Twitter. Nous discutons aussi de l’importance de la diversité dans l’entreprenariat. PJ clarifie par ailleurs certaines incompréhensions sur les start-ups et l’Intelligence Artificielle (IA). Pour finir, PJ délivre des conseils aux jeunes Ensimag, ainsi que ses souvenirs de l’Ensimag.

Bonjour PJ, tu peux nous expliquer comment tu es arrivé à l’Ensimag ?

J’ai toujours eu une grande passion pour la musique. J’ai étudié le violoncelle au conservatoire et c’est quelque chose qui comptait et qui compte toujours beaucoup pour moi. En classe prépa, j’ai découvert ce qu’on pouvait faire avec les ordinateurs et la musique, et c’est devenu une obsession. Aujourd’hui c’est acquis pour le grand public, mais en 1990–2000, pas grand monde ne se rendait compte de ces possibilités. C’est pour ça que j’ai décidé de faire de l’informatique, et donc intégrer l’Ensimag, avec comme but de faire du traitement numérique d’audio.

En fin d’école, j’ai fait un premier stage dans une entreprise grenobloise fantastique, Arturia. L’entreprise fait des instruments de musique et des softwares et compte de nombreux Ensimag. Ils sont super pointus, et Frédéric Brun, le CEO, est quelqu’un de fantastique. Ensuite, j’ai fait mon PFE en Allemagne chez Steinberg [ndlr : entreprise éditrice de Cubase] à Hambourg, où j’étais assis à côté d’un des pères du domaine.

C’est aussi là que je me suis rendu compte que même si j’adorais cet univers techniquement poussé, du traitement du signal à des outils temps réel cross-plateforme, il me manquait le contact avec le client — le musicien -, et le business. J’ai donc décidé de faire une formation plus commerciale dans un master à HEC.

Que fais-tu donc pour ton premier job ?

Après cela, j’ai rejoint une autre entreprise qui me fascinait : Apple. Il faut remettre Apple dans le contexte : ce n’était pas du tout l’entreprise qu’elle est aujourd’hui. En 2004, c’était les débuts de l’iPod, et une entreprise pour les passionnés, dont les musiciens. Le Mac était très présent dans les milieux créatifs où son élégance, sa simplicité et le fait de ne pas avoir à se soucier de virus séduisait.

Je les ai rejoints dans leur effort de développer leur écosystème musical, et de passer d’un produit de passionnés à grand public. À l’époque, les logiciels pros étaient très chers, lourds, pas faciles d’utilisation, et de même pour l’équipement. L’idée, alors, était de placer l’ordinateur au centre de la pratique du grand public. Je les ai rejoints en tant que Product Manager, a la croisée des opérations, de la finance, du marketing, des ingénieurs… C’est un rôle super intéressant qui m’a permis d’apprendre énormément.

J’ai ensuite été muté à Londres, où j’ai travaillé directement sur l’iPod, l’Apple TV, puis j’ai participé au lancement de l’iPad. C’était super excitant. On commençait une catégorie produit de zéro sans vraiment savoir comment les clients allaient se l’approprier.

C’est aussi à Londres que j’ai retrouvé mes meilleurs amis de l’Ensimag, qui étaient pour beaucoup allés rejoindre les grandes banques pendant le boom de la finance.

Comment est-ce que tu t’es lancé dans l’entreprenariat ?

L’envie de construire des choses par moi-même a repris le dessus, et j’ai lancé ma première startup, Timista, avec un très bon pote de l’Ensimag à Londres. On a développé un produit vraiment intéressant sur le plan technique et IP : on faisait de l’IA avant que cela soit la mode. A l’époque, faire tourner de gros algos dans le cloud coutait encore un peu cher et nous avions décidé de ne pas lever de fonds — ce qui s’est avéré être une erreur. Nous avons manqué de financement et nous sommes passés à autre chose.

Dans cette frénésie de toujours construire des choses, j’ai continué à développer des produits. L’idée qui me tenait très à coeur à ce moment là était « comment faire un tri réellement qualitatif sur tout le contenu disponible sur internet ». Avec Forereads et Game of Angels, l’idée était d’identifier des experts dans un domaine donné et d’analyser leurs interactions pour valider la pertinence de certains contenus. En effet, si plusieurs experts discutent entre eux un article donné, c’est probablement qu’il a de l’intérêt. Aujourd’hui, c’est finalement assez proche des problématiques de Fake News.

forereads’s MOTO : which articles are worth reading, let the experts tell you.

Comment est-ce que tu es venu à créer Aiden ?

En parallèle, j’ai rencontré Marie, la cofondatrice de Aiden, qui faisait du Marketing et cherchait à se lancer dans une nouvelle expérience. On s’est rendus compte qu’il y avait un vrai marché dans le “performance marketing”, c’est à dire l’analyse et la prise de décision marketing à partir d’indicateurs quantitatifs. Et ça a donné Aiden, fondée à l’été 2016.

L’idée clé était la suivante. Le marketeur passe un temps monstre à collecter des données sur les différentes plateformes numériques(Facebook, Twitter, Google, …), les recopier sur Excel, faire des croisements et des analyses, en déduire des actions… On voulait donc automatiser la collecte et la normalisation de ces données, et la prise de décisions. C’est une chose que les machines savent faire aujourd’hui.

Lancement de Aiden.ai sur Producthunt le 11 Juillet 2019

Et donc, tu as levé des fonds cette fois ?

Cette fois, on savait que lever de l’argent nous permettrait à la fois de nous donner le moyen de nos ambitions, mais aussi de se construire un réseau. On a fait une première levée auprès d’Angels, et on a eu la chance d’être entourés de gens fantastiques. Il y avait notamment Kima Ventures, le fond de Xavier Niel, géré par Jean de la Rochebrochard. On a aussi travaillé avec Alexandre Lebrun, qui a vendu sa dernière société à Facebook, Nicolas Pinto, qui était prof et a vendu sa startup à Apple, un des premiers employés de Criteo … Le développement du produit se passait bien, et nous avons levé un second round auprès de Partech notamment, un gros fond européen.

Cela ressemble à quoi un rôle de CTO dans une start-up ?

Les gens aiment bien te donner un titre. La réalité c’est qu’en start-up, tout le monde a 10 jobs. L’avantage était que Marie et moi étions très complémentaires sur nos compétences, et donc sur les tâches que nous effectuions.

On parle beaucoup de diversité dans la tech, mais en y étant exposé je me suis directement rendu compte de sa force. Marie et moi avons une formation et une expérience différentes, et du coup des visions très différentes. Cela signifie que nous n’abordons pas les problèmes de la même manière, et que souvent, nos solutions ne sont pas les mêmes. Cela ne veut pas dire que l’un a raison et l’autre a tort, mais justement qu’il y a plusieurs sensibilités pour nous faire avancer. Pour moi, c’est un aspect essentiel que doivent avoir des cofondateurs.

Et pour votre départ à San Francisco ? C’est là que vous avez rencontré Twitter ?

On s’est dit qu’il fallait tenter un coup. On est parti de Londres pour aller à San Francisco pendant 3 mois dans une maison tous ensemble. On voulait être plus proche du centre névralgique de la technologie. Dit comme ça, c’est fun, mais c’est quand même très très compliqué quand tu as des jeunes enfants. Donc je ne sais pas si je le conseillerais à tout le monde.

On a rencontré beaucoup de gens, dont des sociétés intéressées par notre technologie. On s’apprêtait à relever de l’argent, mais nous ne voulions pas exclure l’hypothèse d’une acquisition. Il se trouve que plusieurs sociétés ont montré de l’intérêt. Le courant est vraiment bien passé avec les gens de Twitter. L’offre était intéressante et ils comprenaient bien notre produit. Et à titre personnel j’aime beaucoup Twitter et j’ai largement utilisé leurs APIs. Bref, tout s’est aligné et nous avons décidé de faire la vente, qui a été annoncée le 21 Novembre.

Et pour Aiden, il se passe quoi ?

Une partie de la technologie Aiden réside dans l’intégration de données cross-plateformes. Nous n’allons pas continuer ce développement. Pour la partie analyse et prise de décisions, le but est d’intégrer cette technologie chez Twitter. Mais il est encore un peu tôt pour en parler en détails [PJ venait à peine de s’installer sur son bureau au moment de l’interview].

Le produit Aiden a donc cessé. C’est un moment particulier car à notre stade nous étions encore assez “proches” de nos clients et ils nous ont aidé à développer ce produit. Mais on espère développer cette même expertise chez Twitter.

Là, on vient juste d’arriver chez Twitter. Toute l’équipe nous a suivi. C’est super car cela prouve que tout le monde est motivé et veut continuer le projet, mais aussi que Twitter était très content d’accueillir les talents que nous avions réussis à réunir chez Aiden.

On commence l’onboarding chez Twitter la semaine prochaine, on va 2 semaines à San Francisco. En termes de conditions, ça va aussi beaucoup changer car forcément on passe d’une start-up où tout va très vite, à un milieu où des erreurs peuvent avoir énormément d’impact. Forcément, les cycles de développement seront plus longs, mais l’impact sera plus important.

Te décris-tu comme une start-up d’IA ? Que penses tu de ce boom ?

L’effet de mode autour de l’IA vient d’une certaine incompréhension. Pour simplifier, il y a 2 types de start-ups qui touchent à l’IA.

  • Les start-ups de recherche, qui sont typiquement des spin-offs de projets universitaires et qui sont souvent montées par des PhD et des profs
  • Les sociétés qui ont une expertise dans un domaine spécifique, et qui appliquent des méthodes d’IA pour résoudre des problèmes dans ce vertical

Chez Aiden, on fait partie de cette deuxième catégorie. Notre savoir-faire est d’utiliser des techniques d’IA existantes pour résoudre des problèmes dans un domaine que nous connaissons bien. D’ailleurs, depuis quelques mois nous avions réduit notre communication sur l’IA car elle suscitait des incompréhensions.

Être une start-up de recherche est dur aujourd’hui je crois car les grosses sociétés de tech investissent énormément et publient beaucoup.

Marie, Co-founder de Aiden.ai, à propos des start-ups en IA

Il y a 4–5 ans, le “grand public” s’est mis à imaginer que les réseaux de neurones allaient pouvoir tout résoudre, que c’était le Graal… On a essayé chez Aiden de mettre en place des solutions à base de réseaux de neurones profonds sur des sujet complexes. Pour nous en tout cas, cela n’a pas été suffisant. Je crois que l’expertise métier reste pertinente, et la solution que nous avons retenue a finalement consisté à augmenter un système expert avec des méthodes d’IA.

Néanmoins, il est vrai qu’il est devenu très facile de faire des prototypes de modèles de machine learning donc ca vaut le coup de faire des tests!

Une dernière chose sur ce sujet à destination des étudiants: on a toujours autant besoin de software engineering. On a presque perdu ça de vue à un moment et on s’est dit que le machine learning allait tout régler. En pratique, les ¾ du travail reste du software engineering : comment structurer un pipeline, comment répondre aux inputs d’un utilisateur, etc. Le but reste de résoudre un problème, et certains sous-problèmes peuvent être traités par du Machine Learning.

Quel est ton souvenir de l’Ensimag ?

La chose que je garde de l’imag, ce sont mes meilleurs amis. Deux d’entre eux sont à Londres, et je les vois tout le temps. Pour moi, c’est le plus important car au final, quoi que tu fasses dans ta vie, c’est d’abord une question de personnes. Se dire qu’après toutes ces années, on est encore ensemble, cela montre qu’on avait quelque chose de fort en commun.

À l’inverse, est-ce qu’il y a quelque chose qui t’a déçu ?

Ce qui m’avait frappé à l’Ensimag, c’était à quel point les étudiants étaient passionnés, et le peu qui était fait — à mon sens — pour essayer de canaliser cette passion et cette énergie pour créer une technologie ou un produit ambitieux à l’échelle de l’école. VLC à Centrale, Scala à l’EPFL. Pourquoi ne pourrions nous pas avoir un projet de cette envergure à l’Ensimag? Plutôt que de refaire chaque année le même projet en TP et de repartir à zéro, pourquoi ne pas réfléchir au développement sur plusieurs années et plusieurs promotions d’une idée? Non seulement cela permettrait de développer l’image de l’école, mais cela donnerait également la possibilité aux étudiants d’être exposés à la réalité du développement de projets d’envergure — incluant la mis en avant dans la communauté, la maintenance, le refactoring etc.

As-tu des conseils pour les élèves et jeunes diplômés ?

Je ne sais pas si c’est toujours le cas, mais à mon époque, beaucoup de diplômés rejoignaient presque “de facto” des sociétés de service comme Capgemini, Alten, Altran… Cela représentait un emploi sûr et la possibilité de se former aux techniques de l’entreprise. Mais il y a tellement d’autre opportunités qui sont, à mon sens, au moins aussi intéressantes.

Mon conseil c’est vraiment de se demander quelles sont les sociétés qui vous intéressent, celle dont les produits vous passionnent, et se donner les moyens de les intégrer. Cela ne se limite pas à candidater sur leur site web, qui est presque voué à l’échec. Il faut au contraire essayer de rentrer en contact avec des collaborateurs, se rendre visible d’une manière ou d’une autre. Les anglo-saxons ont un terme pour ca, c’est le fameux “hustle”. On a tous besoin d’ingénieurs en informatique, et les élèves de l’Ensimag ont une excellente réputation. L’un d’eux nous a d’ailleurs rejoint récemment chez Aiden, et donc maintenant chez Twitter.

Où trouver PJ :

Twitter : @cam_pj

Medium : https://medium.com/@cam_pj

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Noé Pion
Ensimag Alumni

Computer Science / maths Student at Ensimag - Grenoble INP in Grenoble, France. I love tech.