Interview : Julien Geffray, de commercial en Finance à la conception d’un éco-lieu en Bretagne.

Noé Pion
Ensimag Alumni
Published in
10 min readFeb 27, 2020

Bonjour Julien, peux-tu rapidement te présenter ?

J’ai été diplomé de l’Ensimag en 2004, au moment où tout le monde partait faire de la Finance. J’ai fait un échange au Brésil, qui a fortement influencé ma carrière. Et j’ai aussi été au cercle et au C.A. de l’Ensimag.

Julien Geffray, Ensimag 2004

Je suis arrivé par l’Ensimag par défaut car je n’avais pas d’idée finie sur ma vie après la prépa. C’était la meilleure école que j’avais et l’informatique avait bonne presse. J’aimais particulièrement les cours plus mathématiques et suis sorti de l’école sans véritable passion pour le developpement en informatique, contrairement à de nombreux compagnons d’école.

Mais alors tu connais PJ, de notre dernière interview?

Oui, en effet, à l’époque PJ était plutôt un gars cool. Impossible d’imaginer qu’il allait vendre une boîte à Twitter, qui n’existait sûrement pas. C’est d’ailleurs en réaction à cette interview que je vous ai envoyé le mail [dont cette interview découle].

Quels sont tes premiers pas dans la vie profesionnelle ?

J’ai commencé chez Fermat, une entreprise de conception de logiciels de finance, fondée par un Ensimag. J’y suis resté 8 ans, passé de support produit, à formateur, à responsable produit.

Finalement, je suis passé commercial, ce qui n’était pas la vocation naturelle en sortant d’école d’ingénieur. Un poste se libérait dans la zone Europe du Sud, ce qui était une aubaine car j’ai pu développer mon portugais et mon espagnol en échange en 3ème année. J’y suis resté 4 ans.

Durant cette période, l’entreprise a été rachetée par Moody’s Analytics, qui a amené un management à l’américaine, et notamment des grosses augmentations de salaire chez les commerciaux.

Mais attends … tu as fait de la finance, été commercial… Thê-Minh, qui nous a mis en contact, m’a dit qu’on allait parler d’environnement ? Comment tu y arrives ?

On y arrive. Je me suis posé la question du sens de mon travail, car je ne savais pas définir mon utilité à la société : gagner beaucoup d’argent, dire que j’étais “dans la finance” et que je prenais beaucoup l’avion ?

Avec la crise de la trentaine et après 8 ans à travailler pour une boite, j’ai décidé de partir 1 an avec ma copine en congé sabbatique en Amérique du Sud.

J’ai aussi découvert les enjeux du réchauffement climatique, ce qui m’a vraiment forcé à agir. Avec mes trajets constants en avion autour du monde, est-ce que je ne faisais pas plutôt parti du problème ?

J’ai démissionné pendant mon année sabbatique, me rendant compte qu’il n’était pas nécessaire pour moi de vivre à fond une vie m’éloignant de ma famille et améliorant seulement mon compte en banque.

J’ai beaucoup lu sur les enjeux climatiques, en commençant par The Limits to Growth [aussi connu sous le nom de rapport Meadows], et je me suis rendu compte que mon activité professionnelle ne pouvait plus s’opposer avec mes valeurs. Logiquement, cette réalisation s’est suivie par une période un peu dépressive : Je me suis rendu compte que j’étais quelqu’un de suradapté professionnellement à une société qui allait mal. J’étais malin, je parlais plein de langues, je gagnais beaucoup d’argent comparé aux standards de ma famille. Mais je me suis retrouvé être mon meilleur ennemi.

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Donc, comment as-tu fait en finissant ton sabbatique ?

Grâce à un ami, j’ai travaillé un an et demi dans une entreprise de reconditionnement de téléphones portables à Paris, une fonction plus en accord avec mes nouvelles valeurs. Cependant, ma compagne a trouvé un travail à Niort, et passer ma vie dans un train m’a fatigué assez vite. J’ai donc encore changé de travail pour la rejoindre.

A Niort, l’essentiel des offres d’emploi concernaient des ESN, en essor pour travailler dans le secteur des assurances de la ville. Parmi toutes les offres, j’ai choisi SII, en tant que chargé d’agence. J’y suis allé un peu à reculons, ayant mauvaise presse des ESN. Cependant, SII m’a laissé un peu de liberté, et j’ai décidé de développer les concepts d’entreprise libérée dans mon agence.

Tu peux faire un petit point sur les entreprises libérées ?

Pour moi, l’entreprise libérée, c’est appliquer les concepts de développement durable au capital humain. On cherche à trouver de l’intelligence collaborative, en donnant plus de pouvoir aux employés, et en s’assurant qu’ils soient épanouis avant tout.

Et ça a bien marché ?

Très bien même ! On est passés à 30 personnes, complètement auto-organisés, où les ingénieurs choisissent leurs missions, leurs augmentations de façon collégiale… Je suis encore souvent invité par des grandes entreprises pour parler de ce que j’y ai fait.

Retour d’expérience sur l’entreprise libérée en ESN par Julien

Et maintenant ?

Je ne pouvais pas faire de start-up pour le climat, car je n’avais pas d’idée révolutionnaire, et je ne voulais pas retourner à Paris pour exercer en tant que consultant à plein temps. Par contre, je voulais faire un job où je pouvais aligner mes convictions personnelles avec ma vie professionnelle.

J’ai monté une association, Niort en transition, ainsi qu’un repair-café où des gens peuvent venir faire réparer, ensemble, des objets cassés. Le but est de se rendre compte que c’est facile de réparer : cela sensibilise à l’obsolescence programmée et permet aussi de créer du lien intergénérationnel. Aujourd’hui, il y a 3 repair-cafés à Niort et des rencontres toutes les semaines.

Et tu fais encore le yoyo entre ta vie privée, pleine de convictions, et ta vie professionnelle que tu essayes d’aménager dans ce sens ?

Non ! En 2018, j’ai décidé de quitter mon emploi chez SII et me consacrer à plein temps aux problématiques environnementales. Je souhaite créer un éco-lieu avec un centre de formation pour dirigeants d’entreprises, dans le but de les former aux enjeux écologiques et à la permaculture. On a racheté une ferme et on est partis pour 2–3 ans de travaux.

J’ai aussi une petite activité de conseil sur laquelle j’accompagne des chefs d’entreprises pour repenser leurs modèles de gouvernance, en lien avec les entreprises libérées. C’est cependant mon activité secondaire. Je ne réponds qu’aux requêtes entrantes sans faire de prospection.

Es-tu plus satisfait avec le sens de ta vie maintenant ?

Bien sûr. Pour moi, les notions de conscience, d’éthique, de sens et de raison d’être sont primordiales. Il y a d’ailleurs un nouveau label d’entreprises qui a été monté dans ce but, notamment par le PDG de la MAIF et celui de la CAMIF. Mon but est de pouvoir regarder mon fils et me dire que je lui laisserai un monde meilleur. On est en train de transitionner au second niveau de conscience. Au premier, il y avait beaucoup d’individus qui se rendaient compte de cette problématique, étaient très vocaux, peut-être créaient une activité de conseil. Maintenant, le but est de toucher les décideurs.

Les entreprises à mission, label dont font partie la MAIF et la CAMIF

Une question importante est comment renoncer à une partie de l’ascension sociale dessinée par la société, sans pour autant faire un retour en arrière sur l’utilisation de mes compétences. Je sais que je renonce à une carrière traditionnelle, mais je ne veux pas renoncer à ce que j’ai appris et encore moins à être utile.

Une critique qui revient souvent par rapport à ces activités de conseil est qu’elle ne font que légitimer un certain “green-washing” de grandes entreprises donc le coeur du business est profondément polluant. A l’inverse, après l’installation de poubelles de tri, elles se déclarent souvent vertes.

Je suis absolument d’accord avec ce risque. C’est pour cela que je n’affectionne pas particulièrement les fonctions de RSE dans les grands groupes. Elles sont un mal nécessaire, mais évitent de se poser des questions plus profondes.

Lors d’une présentation devant un grand groupe ayant de nombreux clients dans l’aéronautique, je leur ai déclaré qu’une action environnementale forte serait plutôt de se diversifier hors de leur client principal. Évidemment, ce sont des changements que les entreprises ne sont pas encore prêts à effectuer et il est plus facile de se contenter de soigner son image en apparences.

Que penses-tu de la hype sur l’intelligence artificielle ?

L’intelligence artificielle est une façon de déléguer la prise de choix d’acteurs humains par un ordinateur et donc de chercher une surhumanité. Cela va à l’encontre de notre caractère d’Humain : c’est renoncer à utiliser notre mémoire, notre libre-arbitre, notre prise de décisions. Elle peut avoir du sens dans la vie professionnelle pour diminuer la pénibilité des tâches, mais je l’évite dans ma vie personnelle.

Tu essayes donc de rendre ta vie plus difficile ?

J’essaye de me reconnecter au monde et à la nature ! Un pacte explicite des sociétés capitalistes que, en échange de se spécialiser à l’extrême, on reçoit une rémunération qui nous permet de s’abstenir d’explorer les autres : il suffit d’acheter. Pas besoin de savoir réparer un objet, on peut en acheter un nouveau. Pas besoin de préparer de nourriture, on peut la commander … Un de mes souhaits, avec ce projet d’éco-lieu, est de développer toutes les compétences que mes aînés avaient pour m’auto-suffire.

Tu te rends compte que ce que tu prêches est à l’opposition de ce qui est enseigné en école d’ingénieur ?

Bien sûr et c’est pour cela que j’ai souhaité faire cet entretien après celui de PJ. C’est très bien qu’il y ait des entrepreneurs qui innovent, répondent aux besoins du marché et donc gagnent bien leur vie. Cependant, je pense que la question de l’impact social doit se poser.

Arrivé en école, on nous présente très vite comment tirer un bénéfice financier de notre éducation. On nous dit d’aller faire de la finance, du machine-learning, car ce sont les secteurs où les salaires sont importants. En revanche, je n’ai pas le souvenir d’avoir dû réfléchir à mon impact pour le plus grand nombre.

L’État et la société française nous ont financé des études très coûteuses. Comment peut-on rendre cela à la société ? Quelle est ma raison d’être en tant qu’humain sur Terre ?

L’éducation que nous avons reçue est précieuse. Elle nous accorde des droits, et notamment la possibilité de s’émanciper financièrement. Cependant, nous devons aussi avoir des devoirs. Il nous revient de nous poser les questions sur comment nous souhaitons voir la société évoluer.

Il ne faut pas penser que je demande à renoncer aux compétences des ingénieurs, au contraire. Un de mes amis est en phase de transition : de concepteur de formations type MOOC à permaculteur. Avec ce choix radical, il renonce aussi à beaucoup des compétences qu’il pourrait rendre à la société. Il aurait, par exemple, pu développer des formations à la permaculture, qui auraient touché un bien plus grand nombre.

En parlant d’impact, penses tu que tu avais plus d’impact dans ton ESN que tu en as maintenant ?

C’est fort possible. Je suis en transition en ce moment. Ce n’est d’ailleurs pas facile tous les jours de passer de quelqu’un qui a un statut, qui met des cravates et va expliquer à des chefs d’entreprise comment faire son projet, à un marginal. Dans le petit village où je me suis installé, beaucoup de gens se demandent ce que je fais.

En revanche, j’ai beaucoup gagné en crédibilité dans mon discours et ai fait le pas de côté. Beaucoup de personnes me contactent, notamment sur LinkedIn et me demandent comment j’ai eu le courage de faire ce mouvement. Je ne pense pas que cela soit une histoire de courage, mais simplement d’alignement avec ses valeurs.

Quels sont tes souvenirs de l’Ensimag ?

L’Ensimag était vraiment une période bénie pour moi. Déjà car j’ai adoré Grenoble et mes meilleurs copains aujourd’hui sont les anciens du BDE de mon année. C’est aussi là que j’ai découvert que j’avais une appétence pour le business, en partie grâce au BDE.

L’Ensimag m’a aussi permi d’aller à l’étranger. Découvrir des nouvelles langues m’a permis d’accéder à des nouvelles carrières. Découvrir des nouvelles cultures a fait la personne que je suis aujourd’hui.

Au niveau académique, j’ai aussi des bons souvenirs de professeurs, notamment Jean-Louis Roch [maintenant directeur de l’Ensimag] grâce à qui je suis allé au Brésil. Il y a aussi des souvenirs plus douloureux, mais très gratifiants avec du recul, comme le projet C et le projet de conception de processeur.

Quel est ton appel pour les étudiants actuels de l’Ensimag ?

Posez vous des questions : quelles sont vos valeurs, qui êtes-vous ? Les études, particulièrement par le principe prépa-ecole, n’appellent pas à se poser ces questions. Vous ne pouvez pas séparer votre être de votre job ou encore avoir une conscience au travail et une dans le privé. Si vous ne vivez pas maintenant en cohérence, vous le regretterez plus tard.

Pour répondre à ces questions, invitez à l’école des personnes qui vous inspirent. Ils accepteront. Une fois par semestre, remplacez la soirée OB au sono par une soirée débats !

C’est aussi le moment d’accorder de l’attention à vos actions. Avoir de l’intention dans ses actions demande un plus grand effort à votre époque qu’à la mienne. Cela est dû aux réseaux sociaux qui phagocytent votre attention. Etant étudiant, je jouais aussi beaucoup aux jeux vidéos, qui est aussi un vol d’attention et je le regrette beaucoup. Tout cela, c’est du temps que j’aurais pu consacrer à rencontrer des personnes, m’ouvrir, et mettre mes compétences au service de la société. Retrouver la maîtrise de votre temps est la clé pour avoir une vie épanouissante. Cela demande un certain effort. Sachant que je n’avais pas un très fort mental, j’ai par exemple supprimé mon smartphone.

Pour retrouver Julien :

Linkedin : juliengeffray

Blog : addithana.com/blog

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Noé Pion
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Computer Science / maths Student at Ensimag - Grenoble INP in Grenoble, France. I love tech.