Les véritables enjeux du télétravail
On n’a pas fini de parler du télétravail.
Tu as sans doute ton avis sur la question. Et peut-être que tu aides ton entreprise à s’adapter au nouveau contexte. Mais le télétravail révèle aussi des tendances déjà à l’œuvre qu’il est bon d’analyser.
Avec la crise sanitaire, nous sommes un actif sur 5, soit 6 millions de personnes, à avoir pu continuer notre activité grâce au télétravail forcé. Cette expérience inédite à très grande échelle a permis un apprentissage important sur ce que l’on peut attendre ou pas du télétravail.
Alors que culturellement en France, les managers avaient du mal à accepter l’idée que leurs collaborateurs puissent travailler efficacement sans les avoir sous les yeux, la situation s’est littéralement inversée : les directions y voient maintenant de nombreux avantages (économie de locaux, hausse de l’efficacité, hausse du temps de travail…). À l’inverse, certains salariés évoquent de plus en plus leur ras-le-bol du télétravail et en particulier la difficulté à séparer vie professionnelle et vie personnelle.
Le contrôle du travail fait à distance pose de nouveaux enjeux auxquels les entreprises vont très probablement répondre en créant de nouveaux dispositifs, ces process, règles, normes ou encore logiciels créés par des « planneurs » que décrit Marie-Anne Dujarier dans son livre « Le management désincarné ».
Entre chasse aux « temps morts » et intensification du travail, le télétravail pose donc de manière toujours plus aiguë la question de notre rapport au travail.
Finalement, un des enjeux du télétravail, c’est peut-être notre capacité à développer une forme d’autocontrôle qui, seule, pourra éviter de laisser se développer l’addiction au travail dans les foyers.
Le télétravail, pour le meilleur et pour le pire ?
Le basculement culturel est impressionnant. Avant le covid19, même si les grèves faisaient pression sur les organisations pour adopter le télétravail, seuls 3 % des salariés le pratiquaient de manière régulière, essentiellement un ou deux jours par semaine (Source Dares 2019). À la fin du confinement, l’enquête télétravail de Malakoff Humanis indiquait que 84 % des salariés prévoyaient de demander à télétravailler, dont 72 % de nouveaux télétravailleurs. Et ce choix des salariés est appuyé par les directions : dans son enquête, l’ANDRH révèle que 82 % des DRH envisagent d’augmenter les postes éligibles au télétravail.
Évidemment, les situations individuelles sont très contrastées et il faut éviter de généraliser, mais nous avons collectivement beaucoup appris. Et nous avons ainsi une assez bonne idée de la meilleure manière d’articuler télétravail et travail au bureau.
En présentiel, tu favoriseras la créativité, l’animation d’un collectif et les échanges informels tandis qu’en distanciel, tu te concentreras sur des tâches de réflexion à réaliser en autonomie. Évidemment, je fais l’hypothèse que les écoles et les crèches fonctionnent normalement. Si tu as fait l’école à la maison ou que tu as des enfants en bas âge, tu vois de quoi je parle. Dans certains cas, le travail à domicile souffre d’une grande fragmentation parfois pire que lorsque l’on est trop sollicité par les collègues.
Ces préconisations de bon sens n’épuisent cependant pas les questions propres au télétravail :
- Est-ce qu’on doit synchroniser son temps de travail avec celui de ses collègues ou de ses clients ?
- Comment faire pour que le temps de trajet évité ne se transforme pas en sur-travail ?
- Comment travailler à domicile dans de bonnes conditions sans que la présence (même partielle) du reste de la famille ne se transforme en conflits ?
Mais selon moi, l’enjeu majeur, c’est de comprendre comment le télétravail peut accélérer une évolution du travail qui pose problème : le management par des dispositifs.
Ces choses qui nous managent
C’est un sujet que j’évoque régulièrement, notamment dans Monde d’après : sauvons le travail ! : le travail est de plus en plus encadré et contrôlé, ce qui produit souffrance et perte de sens pour les collaborateurs. Mais la sociologue Marie-Anne Dujarier propose une hypothèse très intéressante : on est de plus en plus managé par des dispositifs : machine, logiciel, process, KPI,…
Ces dispositifs sont perçus comme désagréables et inutiles et pourtant, ils prolifèrent. Ils sont de trois types suivant qu’ils régulent la finalité, les moyens et l’« adhésion ». Peu à peu, le travail s’efface pour faire du chiffre, cocher des cases et être incité à adopter les nouvelles procédures par une combinaison de séduction, de menaces et de sanctions.
Il faut absolument lire « Le management désincarné » qui s’intéresse en particulier au travail des créateurs de dispositifs, que Marie-Anne Dujarier appelle ironiquement des « planneurs », car leur métier est de planifier alors que les opérationnels leur reprochent justement de planer.
Au travers des dispositifs, les planneurs entretiennent avec les opérationnels un rapport social sans relation à tel point que certains opérateurs parlent à leur ordinateur à défaut de pouvoir échanger avec le concepteur du logiciel. À l’extrême, le travail consiste à faire fonctionner la machine. Tu peux comprendre ainsi le désarroi des infirmières par exemple face à la bullshitisation progressive de leur travail (Faut-il se résigner aux jobs à la con ?).
L’organisation du travail est ainsi séparée de l’activité proprement dite. Cette séparation est fondée sur l’évacuation du non rationnel et elle est malheureusement aggravée par le développement des spécialités des planneurs (RH, IT, Finance,…). Les différents spécialistes proposent des méthodes en général indépendantes des métiers et surtout sans se concerter, ce qui produit un empilement que les managers de proximité doivent essayer de gérer.
Le télétravail peut tout à la fois induire de nouveaux mécanismes de contrôle de l’activité (on connait les dispositifs utilisés par les centres d’appel) et aggraver l’isolement des collaborateurs qui se retrouvent empêchés dans leur travail.
Car ce qui constitue le travail, c’est justement la capacité à délibérer et à s’organiser en fonction des objectifs multiples et contradictoires qu’il faut remplir : qualité et délai, tâches urgentes et importantes, demande simultanée d’un client, d’un collègue et de son manager…
Une nouvelle compétence : gérer son rapport au travail
L’étude du quotidien des planneurs dont tu fais peut-être partie est révélatrice de deux théories du travail qui se superposent : en effet, les planneurs sont eux-mêmes soumis à des dispositifs qui les managent et qu’ils critiquent comme tout le monde. Pourtant, ils continuent de créer de nouveaux dispositifs sans vraiment croire à leur efficacité. Dans leur vie, le travail a une grande importance et ils travaillent beaucoup et avec enthousiasme. Ils craignent en revanche le burn out (3 conseils pour échapper au burn-out).
Même si ça n’est pas ton cas, ça doit te faire réfléchir. Beaucoup de salariés témoignent d’une forme de culpabilité de travailler à la maison, qui leur fait augmenter la durée du travail, diminuer les pauses et même rester disponibles si besoin pendant le reste de leur journée.
Bien vivre son télétravail nécessite donc de développer de nouvelles compétences de maîtrise du temps et de l’espace. De même, il faut savoir s’arrêter de travailler pour éviter le développement de l’addiction au travail comme l’avait déjà analysé l’article Télétravail et « travail à distance équipé » paru en 2014 dans la Revue Française de Gestion.
Dans le monde de l’entreprise, les objectifs sont de réduire les coûts et/ou d’augmenter les revenus et bien sûr de mesurer les progrès sur ces deux fronts. Donc de plus en plus, l’activité est connue au travers de remontée d’information et d’études. La quantification devient alors une abstraction qui se transforme en idée et rend le réel absent (lire aussi Les illusions du management — la rationalité).
On peut malgré tout s’appuyer sur le quotidien des collaborateurs pour reprendre la main sur les dispositifs et continuer à proposer un travail qui soit une activité plaisante, utile et performante. C’est le cas par exemple en acceptant la déviance positive (Consulter mon livre blanc sur la déviance positive).
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