Créer des religions imaginaires — un exemple concret

Sam Metzener
Flanc à la critique
9 min readApr 28, 2020

Dans un précédent article, je fournissais un outil pour créer une religion imaginaire — en quelques jets de dés — en amalgamant les unes aux autres un grand nombre de traditions historiques différentes, à la manière d’un monstre de Frankenstein.

L’heure est venue de passer à la pratique pour voir si le résultat n’est pas ridicule. Je vais travailler en deux temps : d’abord, j’effectuerai une série de jets de dés (tirages). Ensuite, je ferai une rapide réflexion qui me permettra d’y voir plus clair et de faire émerger quelque chose de structuré (interprétation).

Zeus ans Ulysse 31 (1981, réalisation Bernard Deyriès)

Tirages

Voici les tirages que j’ai effectués (le résultat est indiqué entre parenthèses).

1. Ma religion prend place à une échelle…

(2) importante qui implique une ère culturelle commune et les moyens de s’en rendre compte permettant à une autorité supérieure d’avoir une vue d’ensemble.

2. Ma religion professe l’existence

(5) … d’un monde peuplé par des esprits qui peuvent interagir avec le nôtre et dont le respect influence notre quotidien.

3. Ma religion vénère une/des divinité.s réputée.s…

(6)secrète.s et mystérieuse.s, on ne peut accéder à son/leur message qu’en devenant l’élu de son/leur culte à mystères.

4. Ma religion fonctionne de manière…

(6)népotique. Les charges suprêmes sont achetables et distribuées ensuite comme récompenses, servant parfois à asseoir des dynasties au pouvoir.

5. Ma religion possède une véritable spécificité…

(3)elle affirme que tout être est sentient. Sa vie doit être respectée.

6. Ma religion considère que le corps est…

(5)une punition ou une rétribution pour nos vies antérieures. Nous sommes le résultat de nos actions.

7. Ma religion considère que la sexualité…

(2) permet d’atteindre la libération en mélangeant le désir à la quête spirituelle.

8. Ma religion a des buts civilisationnels. Elle considère que l’espace public…

(5)est un lieu de débat où exprimer les idées qu’elle professe.

9. Ma religion a une vision pour la vie sociale. Elle prône…

(4)une vision égalitariste. Il n’est pas juste que les gouvernants s’approprient les ressources au détriment des plus démunis. Il faut partager chaque chose équitablement.

10. Ma religion pense que l’économie doit s’inscrire dans un système…

(6)anarchiste. L’état est une construction abstraite aliénante de l’individu. La religion est là pour penser et mettre en place des structures de gouvernance différentes, centrée sur l’individu, tout en veillant au bien-être des plus démunis.

11. Ma religion porte sur les personnes ne partageant pas ses idées un regard…

(4)tolérant. La religion accepte l’altérité que ce soit par nécessité ou conviction. Elle est engagée dans un dialogue avec les autres formes de cultes et les autorités civiles.

12. Dans ma religion, les femmes sont…

(2)traitées avec paternalisme. Elles sont jugées à risque et les instances dirigeantes ont mis en place un discours et des structures pour les surveiller.

13. Ma religion considère le progrès/la technologie…

(3)avec hostilité. C’est une abomination qui pervertit l’humain en altérant son corps ou son mode de vie. Il a provoqué des catastrophes par le passé et il faut s’en garder coûte que coûte.

14. Pour intégrer ma religion, il faut…

(6)subir une mise à l’écart du monde durant un laps de temps déterminé afin de refléter le passage d’un monde à un autre et l’entrée dans la communauté.

Interprétation — La Fraternité des Mille Mânes

Voici l’exemple que j’ai imaginé à partir des résultats (environ 15 minutes de réflexion et 15 minutes de rédaction).

1. La Fraternité des Mille Mânes est une organisation religieuse importante qui s’étend dans tout l’empire lunaire des Céruléens. Elle possède des sanctuaires dans la plupart des villes importantes.

2. Ses membres croient en l’existence d’un monde spirituel peuplé d’esprits, appelés mânes, qu’il s’agit de révérer afin de garantir la stabilité et le bon fonctionnement de l’empire dont ils sont les garants.

3. C’est un culte secret qui ne réserve son message qu’à celles et ceux qui sont jugés dignes de le recevoir, que ce soit par leur pouvoir, leur savoir ou leur fortune. Lors des cérémonies, les membres portent des tuniques colorées symbolisant des catégories de mânes et qui marquent leur degré d’initiation.

4. Les responsabilités du culte s’acquièrent par l’argent afin de permettre aux plus hautes instances de garder la mainmise sur sa gestion. Plusieurs familles formant de véritables dynasties sont en concurrence et cherchent à s’emparer du « pouvoir » dès qu’elles en ont l’occasion. Elles récompensent leurs suivants en leur octroyant des charges, ce qui augmente leur réseau et leur influence. Cette instabilité au sein du haut clergé a paradoxalement renforcé l’autorité des ministres inférieures dont le magistère s’exerce plusieurs années dans un sanctuaire. Cela leur permet de bien connaître leurs fidèles et d’avoir une solide implantation locale.

5. Pour les membres de la Fraternité, chaque créature vivante est dotée de la même capacité d’éprouver des sentiments et d’en retirer une expérience, qu’il s’agisse d’un humain, d’un animal ou d’un esprit. Cette chaîne de sensations est ce qui relie les mondes visibles et invisibles.

6. La Fraternité enseigne la métempsychose. À sa mort, l’âme de chaque être vivant se réincarne dans un autre être vivant, celui-ci pouvant être un insecte, un poisson ou un oiseau. C’est la raison pour laquelle, chaque être doit être considéré avec les mêmes facultés sensitives. En revanche, nos actions commises durant une existence conditionnent la prochaine incarnation. Plus les actions ont été mauvaises et plus l’incarnation est sensée l’être aussi (insecte, animal impur, humain de basse extraction…). Au fil des incarnations, l’âme est sensée gagner en maturité et en pureté. Arrivé au terme de ce cycle, elle accède au monde des mânes.

7. Un des concepts principaux du culte est la croyance en une énergie qui amalgame le monde des vivants et le monde des mânes. Pour nourrir cette énergie et s’en nourrir en retour, ils pratiquent un grands nombre de rituels dont le plus secret fait appel au désir, qui est le moteur de cette énergie. En s’accouplant les uns avec les autres et avec les esprits qui les possèdent à ce moment là — selon des secrets connus d’eux seuls, les membres permettent de nouer des contacts, de créer des ponts, de combler des failles et de maintenir l’équilibre entre les mondes.

8. Bien qu’elle garde ses croyances secrètes et réserve ses connaissances à un nombre restreint de fidèles, la Fraternité est très engagée dans la société céruléenne. Ses dirigeants interviennent fréquemment dans les débats secouant les Barbes Grises, les membres de l’organe délibératif conseillant l’impératrice lunaire dans sa gestion.

9. Même s’il s’agit d’une organisation réservée à l’élite, les membres de la Fraternité partagent une vision sociale plutôt égalitariste. Ils tirent un lien entre les dérèglements frappant l’empire depuis maintenant deux décennies et une fragilisation du lien entre les vivants et les mânes. A leurs yeux, ce processus délétère est dû aux choix impériaux de modernisation des armées et d’une fuite en avant dans la recherche technologique. A l’inverse, ils préconisent le renforcement du lien social et l’aide aux plus démunis pour ramener la paix dans l’empire. Pour cela, ils organisent des jeux à l’issue desquels de la nourriture est distribuée gratuitement. Ils ont également fondé des greniers dans tout l’empire. Des rations y sont prélevées et données aux pauvres lors de leurs principales fêtes religieuses. Enfin, ils ont fondé une loterie annuelle dont les gains sont versés à une famille tirée au hasard dans l’empire.

10. Cet engagement social masque en réalité le fondement même du culte. Pour eux, l’empire s’est détourné de son but civilisateur — qui était de maintenir uni le ciel et la terre — en ne devenant qu’une gigantesque machine de guerre dont les exactions éloignent les mânes. La mission des céruléens était aussi de dispenser le savoir. Derrière les nombreux organismes charitables créés par la Fraternité se cachent des écoles qui apprennent à des miséreux à lire et à écrire. Pour le culte, la transmission de cette connaissance permet au monde impérial de perdurer en préservant son âme.

11. La Fraternité cohabite sans heurts avec les autres cultes céruléens. Pour ses membres, les dieux révérés par les grandes religions de l’empire ne sont que des représentations imaginées à partir des manifestations des mânes les plus puissants. En retour, aux yeux des prêtres des autres religions, le culte est davantage perçu comme une organisation caritative avec ses propres rites mais pas comme un « concurrent », ce qui limite les frictions.

12. Même si l’empire est dirigé par une femme, la société céruléenne reste profondément misogyne. La Fraternité ne fait pas exception à la règle. Si les femmes sont admises dans ses rangs, elles n’ont cependant pas accès à la prêtrise. Elles sont astreintes à un plus grand nombre de rituels de purification que les hommes suite aux pratiques sexuelles communes, auxquelles elles ne peuvent pas participer quand elles sont en période menstruelle. Les dirigeants du culte ont mis sur pied toute une cosmologie qui soumet les femmes aux hommes en hiérarchisant les mânes. Et il va de soi que les esprits les plus puissants sont masculins.

13. Pour les membres de la Fraternité, la fuite en avant technologique afin de renforcer les armées est la cause de tous les malheurs de l’empire ; invasion des barbares du nord, pauvreté des récoltes, disettes, rébellions, etc. Seul un retour à une vie plus simple et pure — loin du ronronnement des manufactures — ainsi que l’instruction de la population permettront de restaurer la confiance avec les mânes.

14. Quand une personne a été jugée digne d’entrer dans la Fraternité et qu’elle en a émis sur le souhait suite à une présentation volontairement parcellaire, elle est sortie du monde pendant plusieurs jours en intégrant un lieu d’apprentissage, un cadre luxueux situé dans un sanctuaire. Là, on teste sa motivation à travers une série d’entretiens et d’épreuves symboliques. Si le résultat s’avère concluant, elle est invitée à lire les textes sacrés du culte

En résumé :

L’outil m’a permis de créer un culte à mystères composé de membres faisant partie de l’élite d’une puissant empire mais cherchant à obtenir plus de justice sociale afin de garantir un meilleur équilibre avec le monde des esprits qu’ils révèrent. Malgré les conflits clientélistes de sa caste dirigeante, il s’efforce d’aider les plus démunis en créant des organismes caritatifs servant de paravents à des écoles enseignant l’apprentissage de la lecture à la population dans le plus grand secret. Il mène ces actions clandestines en réaction à un tournant militariste s’appuyant sur une technologie qu’il honnit.

Panthéon des Royaumes Oubliés

Ce que j’en retire

Les paradoxes créés par les jets de dés ont davantage stimulé mon imagination qu’ils ne l’ont refrénée. Je me suis pris à me demander « pourquoi ci ? » et « pourquoi ça ? » plutôt que de me dire “c’est impossible”. Et au fond, les religions — comme tout système de pensées — sont parcourues par des lignes de tensions qui reflètent les manières d’interpréter des points vagues de la doctrine, ce qui conduit bien souvent à des visions contradictoires.

Je pense que dans un élan initial, il ne faut pas s’arrêter à une forme de vraisemblance. Il faut jeter ses idées sur le papier en développant les points tirés au hasard. La phase de consolidation se fait dans un second temps en effectuant des allées et venues entre les points pour donner de la consistance et de la cohérence.

Au final, le rôliste biclassé historien que je suis ne peut s’empêcher de sourire devant ce mélange de shintoïsme révolutionnaire pour des raisons conservatrices agrémenté d’un soupçon de cultes isiaques, de paternalisme patronal du XIXe siècle et de tantrisme spirite. Cela donne quelque chose qui tient à peu près la route et surtout qui me donne envie de jouer. Et accessoirement, c’est une version vachement plus chouette des kolats de L5A, non ?

Legend of the Five Rings, jeu de cartes

Allez, j’espère que cet outil vous sera utile, ou tout du moins qu’il vous donne matière à réflexion. Maintenant, il est entre vos mains.

D’autres exemples

Plusieurs personnes ont créé leurs religions. Je vous laisse voir ce que ça donne.

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