Les livres, au bout du compte.

Anj Pambüh
In French Please
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6 min readApr 11, 2015

Il y a, comme ça, des livres dont on sait dès la couverture de quoi ils parlent et de comment ils en parlent. D’autres dont le thème et la thèse sont évidents dès les premières lignes de l’intro. Et puis, il y a ceux dont on ne sait pas tout à fait de quoi ça parle tant qu’on n’a pas lu le dernier mot de la dernière ligne de la dernière page. Et ceux dont on ignore de quoi ça parle quand même on en a lus tous les mots, jusqu’au dernier.

Dans les quatre cas, quelques questions évidentes viennent à l’esprit : Si on a compris un texte dès son titre ou son incipit, à quoi ça sert que Ducros y se décarcasse de l’ingurgiter jusqu’à sa dernière syllabe ? Et, à l’inverse, si on en pige que dalle dès l’entame, ou pas grand chose, vaut-il la peine de traverser les brouillards, les froids, les obscurités, les solitudes par lesquels vous fait passer un texte ?

Prenons l’exemple d’une personne qui entreprendrait de lire, au hasard, We Were the Mulvaneys de Joyce Carol Oates et Molloy de Samuel Beckett. Dans le premier cas, le titre mettrait cette personne sur la piste de quelque chose qui s’est défait, quelque chose qui a existé et qui n’est plus, peut-être une famille, peut-être un club, une association, quelque chose. Les premières pages le confirmeraient dans cette première impression, et les premiers chapitres le laisseraient aisément deviner l’événement qui, le jour de la Saint Valentin, a mis fin à cette chose dont le titre annonce qu’elle n’est plus. Dans le deuxième cas, cette personne devra faire sien le parti pris narratif du roman : donner congé au téléologique et procéder, au contraire, par boucles itératives et croisées où viennent tout ensemble se signifier le recommencement sans fin d’une parole à la fois errante et erratique et les aberrations d’une trajectoire de vie qui ne laisse de se dérober à sa propre nécessité. Il se peut qu’on comprenne au terme de tout ça, ou quelque part au milieu, que le Molloy du titre annonce une (anti-)biographie ou une quête de soi en trompe-l’oeil, mais ce n’est pas sûr.

Dans le premier cas (Oates), la personne pourrait très bien se dire : Ok, j’ai compris, tout ça est assez clair pour moi, je peux m’arrêter là, je ne tirerai qu’un gain marginal de la poursuite de ma lecture. Ou bien : Ce récit est écrit de telle sorte qu’il semble toujours en retard par rapport au lecteur, qui en connait les péripéties avant même qu’il ne les lise sur la page, mais allons jusqu’au bout des 500 pages de ce roman, une heureuse surprise nous y attend forcément, ce n’est pas possible autrement. Idem dans le second cas (Beckett). Réaction 1 : T’es gentil, Samuel, mais tes divagations en cercles embrouillés et tout ça, très peu pour moi, merci. Réaction 2 : Ces élucubrations en clair-obscur doivent nécessairement réserver au lecteur une gratification et des enchantements qui ne sauraient être anticipés, allons jusqu’au bout et découvrons-les.

En sorte que parmi les raisons qu’il y aurait à toujours aller au bout d’un texte, il faudrait faire une place éminente à l’optimisme, l’espoir que notre attente, informulée et insue de nous-mêmes, trouvera de quoi se combler dans ce qu’il reste à lire. Quoi précisément ? En l’occurrence : des contenus de conscience, des situations narratives, des partis pris par rapport au langage qui s’accordent avec nos préjugés ou font scandale avec ceux-ci, selon ses goûts. Plus largement : tout le je-ne-sais-quoi qui fait les bons livres. Cet optimisme bienveillant, c’est notre manière d’accorder le bénéfice du doute à l’auteur. C’est ce sans quoi il n’y aurait rien d’autre que du “hate-reading”, pour parler le sabir contemporain. C’est le pari que l’on fait (un peu contre soi-même) que l’encore-à-venir du texte rendra débiles toutes nos préventions initiales.

Aller au bout d’un texte, c’est aussi déployer une morale de la lecture qui lie la plénitude de la jouissance d’un livre à quelque chose comme une expérience du fini. Ce qu’on pourrait appeler, en détournant une expression de Tim Parks, la catharsis de l’exhaustion. Ce sentiment, qui n’est pas seulement de la joie, que l’on éprouve à l’accomplissement de quelque chose, quand on est allé au bout de quelque, quand on est arrivé à bout de quelque chose. Or, qu’il y ait entre catharsis et cognition des rapports assez étroits, on le sait depuis Aristote au moins. On soupçonne que s’y joue quelque chose de l’ordre de la culpabilité aussi. Sinon comment comprendre que celui qui lit le début puis la fin d’un livre (en faisant l’impasse sur le milieu) a plus facilement le sentiment d’avoir lu ledit livre (et culpabilise moins) que celui qui (n’)en lit (que) le début et le milieu ?

Plus fondamentalement, si on lit les livres jusqu’au bout, c’est parce qu’on veut savoir — et pas seulement être informé. Si on lit jusqu’au bout un livre de fiction quand même on en a compris l’histoire dès les premières pages, c’est parce qu’on veut, dans l’ordre, identifier, comprendre et savoir comment ça fait ce que ça fait. Si on lit jusqu’au bout un livre de non-fiction quand même on en a compris la thèse, c’est parce qu’on veut identifier, comprendre et savoir comment ça pense ce que ça pense. Dans l’introduction à l’une des éditions de son Last Exhit to Brooklyn, Hubert Selby Jr. dit que parmi la myriade de choses qu’il a apprises en faisant ce livre, il y a que déplacer un personnage du salon vers la salle de bains, par exemple, peut être une entreprise impossible. Eh ben, lire un livre jusqu’au bout, ça a ça comme objectif, mutatis mutandis : repérer et comprendre les petits miracles par lesquels un auteur fait passer un personnage d’une pièce à l’autre.

Par exemple, tous ces tours, détours et retours dans L’emploi du temps, comment ça marche et, surtout, à quels types de manipulations du matériel narratif se livre Michel Butor pour y parvenir ? Quels procédés et quels effets mobilise Marlene Van Niekerk dans Triomf pour que le lecteur n’ait jamais l’impression de lire ou même de s’entendre raconter la vie des Benade, mais l’impression, bien plutôt, d’entendre et de voir directement les personnages englués dans le sordide et le glauque de leurs vies toutes petites ? Dans Le concept de Dieu après Auschwitz, où il nous est dit que Dieu n’est pas le transcendantal absolu mais celui qui vient habiter l’immanence et en est affecté, et que c’est parce qu’il n’est pas toute puissance que Dieu est bon et compréhensible et que le mal est possible, comment fait Hans Jonas pour passer du concept de Dieu à Dieu tout court ? Que fait exactement Edward Saïd dans Culture & Imperialism quand il lit une partie du canon littéraire occidental à la lumière de ses impensés et ses préventions ?

A ces questions, s’en enchaînent d’autres, conséquence des premières et de tout ce qui précède :

Toute lecture doit-elle être savante ? Oui, au sens — nimimal — où on doit retirer du savoir de ses lectures. Et ce savoir est-il toujours lié à comment fonctionne un livre ? Oui, pour une raison simple, énoncée par Deleuze & Guattari au siècle dernier : “Il n’y a pas de différence entre ce dont un livre parle et la manière dont il est fait”. De là suit-il que ne peut être tenue pour lecture véritable que celle qui se fait de bout en bout d’un livre ? A priori. Et les mauvais livres alors, faut-il les lire entièrement aussi ? Non. Comme dit Tim Parks dans l’article mis en lien plus haut, toute personne âgée de plus de 16 ans devrait savoir quand laisser tomber un livre indigeste — sauf si on est élève ou étudiant et que le livre en question est imposé par le professeur. Et les bons livres, ceux qui sont tout à fait engageants et parfaitement enthousiasmants, mais que, à un moment donné, on n’a quand même pas envie de lire jusqu’au bout, parce qu’on estime qu’on en a eu son compte et qu’on n’en tirera pas plus, il faudrait malgré tout les absorber jusqu’à la dernière page ? Un livre qui ne soutient pas votre attention tout du long est un mauvais livre. Pourquoi ? Parce que l’auteur n’a pas su s’arrêter à temps et qu’un bon livre est (aussi) un livre qui sait s’arrêter au moment où il doit s’arrêter.

PS1 : Ce texte est écrit par quelqu’un qui ne lit pas toujours les bons livres jusqu’au bout, surtout ces dernières années, et qui en culpabilise.

PS2 : Il serait intéressant de savoir combien de gens n’ont lu ce texte qu’à moitié et combien n’en ont lu que le début et la fin.

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Anj Pambüh
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