Pour dépasser le Front National, il faudrait commencer par sortir de nos dénis

Niels Mayrargue
In French Please
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8 min readDec 13, 2015

Ce qui me frappe dans nombre de réactions face à la percée du Front National, c’est la puissance du déni. La réalité a beau nous crier en pleine figure que l’expansion du FN ne se résume pas à un racisme latent des Français, à un manque d’éducation ou à un “vote de crise”, nombreux sont ceux qui continuent à se boucher très fort les oreilles pour ne surtout pas remettre en cause leurs grilles de lecture et leur confort personnel.

C’est sûr que c’est plus glamour “d’entrer en résistance contre le fascisme” que d’essayer de comprendre pourquoi 40% de la population a voté FN. Le problème, c’est que le FN prospère justement sur nos dénis.

Je vous propose ici quelques réflexions sur :

1/ L’importance de nos dénis dans l’expansion du Front National
2/ La probabilité de son enracinement à venir via un pôle souverainiste
3/ Les questions qu’il faut se poser pour le dépasser

1/ Le FN prospère sur nos dénis

Réduire le vote front national à un vote de contestation, à une menace pour la République ou à une folie passagère est très confortable. Le problème c’est que ce confort se fait au détriment de la réalité. Le Front National a réussi à s’installer progressivement et durablement dans le paysage politique pour une raison simple : il est devenu rationnel de voter pour lui pour un grand nombre d’électeur. Loin d’être un simple vote de contestation, il est très largement devenu un vote d’adhésion. Car malheureusement, le FN est aujourd’hui le seul parti qui fait accéder à la conscience nationale les souffrances et les revendications d’une part croissante de la population. Car le Front National est avant tout un mouvement qui prospère sur nos dénis.

Déni #1 : nous avons un système politique sain

Le “tous pourris” est le cheval de bataille traditionnel du Front National. Le problème, c’est qu’au delà de la généralisation simpliste et abusive que ce slogan constitue, il y a une réalité impossible à ignorer : la confiance dans le personnel politique n’a jamais été aussi faible et nous sommes très loin d’avoir une vie politique exemplaire.

Non seulement les scandales et frasques ne sont pas rares mais surtout le manque de représentativité de nos élus est proprement hallucinant. Nos politiques sont âgés, blancs et sont pour l’immense majorité des professionnels de la politique passés par les mêmes écoles et qui n’ont pour la plupart jamais travaillé ailleurs. Dans un contexte ou notre capacité d’adaptation est cruciale (mondialisation, révolution numérique…), c’est clairement un handicap de taille.

Et pourtant, rien ne semble changer : Hollande — Sarkozy en 2012, Sarkozy — Hollande en 2017 ?

Déni #2 : la mondialisation et la révolution numérique sont une aubaine pour l’intégralité de la société

La mondialisation et la révolution numérique sont clairement une aubaine pour notre société prise dans son ensemble.

Le problème, c’est que comme je l’avais déjà décrit dans deux articles précédents (Bientôt la guerre civile en France ? et La fabrique à morts-vivants), les grands perdants de la mondialisation et de la Révolution Numérique sont aujourd’hui les classes populaires et moyennes, qui subissent de plein fouet la compétition internationale et l’automatisation de l’économie. Et ça n’ira pas en s’arrangeant.

Les partis traditionnels étant clairement en faveur de ces deux phénomènes, il me semble effarant de reprocher à des gens de ne pas voter pour ceux qui scient la branche sur laquelle ils sont assis — sans leur en proposer une autre. Le “Sacrifiez-vous — en silence” a des limites.

Déni #3 : il n’existe pas de problème d’identité en France

Naturellement, si la seule problématique était économique, l’on observerait un report massif de voix vers les partis d’extrême-gauche. Mais il n’en est rien et l’extrême-gauche a rarement été aussi faible. La raison est simple : notre pays souffre d’un grave problème identitaire, que l’on pourrait résumer de la sorte :

-La France est un pays qui a depuis très longtemps fonctionné avec un projet national extrêmement fort (ce que j’appelais “matrice républicaine” dans cet article sur l’intolérance de la France vis-à-vis des religions). A savoir un ensemble de valeurs, de règles, d’idéaux et de devoirs servant de ciment au pays.
-Suite à la révolution économique de la mondialisation et à la révolution culturelle de mai-68, le projet national qui assurait alors une certaine cohérence a explosé, de même que l’essentiel des structures encadrantes de la société (cellule familiale, idée de Patrie…).
-Aucun nouveau projet n’a pris le relais depuis, créant un vide structurel.
-Conjugué à un contexte de début de crise économique, cet effondrement de notre projet national a contribué à l’inefficacité de notre modèle d’intégration, laissant se développer des “sous-communautés” s’organisant autour de projets ou matrices communautaires alternatifs, notamment religieuses. Tout cela masqué derrière l’idéal du multiculturalisme.

La conséquence est simple : nous sommes dans un entre-deux extrêmement délétère. Notre société est toujours organisée autour de cette idée de Matrice Républicaine, mais celle-ci est aujourd’hui non seulement presque vide, mais surtout menacée par l’émergence de matrices alternatives. Nous sommes donc dans les faits en train d’évoluer vers une société à l’anglo-saxonne, mais sans l’avoir ni préparé ni véritablement choisi.

Le vote FN se comprend donc également à la lueur de ce phénomène : nombreux sont ceux qui refusent le modèle communautaire vers lequel nous nous dirigeons de facto.

Le déni qu’il y a un problème à ce niveau là est sans doute le plus fort. Cela fait par exemple des années que l’on sait qu’en tant que religion à forte teneur politique l’Islam vient en l’état nécessairement interroger/perturber à notre modèle classique. Et pourtant il était pratiquement impossible jusqu’à peu d’évoquer publiquement cette question.

Déni #4 : l’Europe est une chance pour tout le monde

La puissance de la mondialisation libérale n’est plus à démontrer. Qu’elle se manifeste à travers le poids de la finance internationale, des organisations mondiales ou des multinationales, son pouvoir sur notre destin national n’a jamais été aussi grand.

Face à cette état de fait, une première voie a été envisagée : l’Union Européenne. Nous avons consenti à de moins en moins de souveraineté nationale contre plus de pouvoir sur l’échiquier international via le “marche-pied” de l’Europe.

Le problème, c’est que l’Europe est aujourd’hui une puissance absolument pas démocratique, avant tout orientée vers la protection du libéralisme. Il est donc logique que ceux qu’elle dessert s’en détournent, en cherchant des solutions au niveau national. En rêvant d’un retour à la souveraineté national comme instrument politique.

Déni #5 : le Front National est un parti fasciste

Cette vision du Front National comme s’il n’avait pas évolué en de si longues décennies a été une chance incroyable pour ses dirigeants. Elle a permis de poursuivre la cassure déjà bien réelle entre ses électeurs et la classe politique traditionnelle, renforçant l’impression de manipulation médiatique et de censure de la “bien-pensance”.

Bien sûr qu’il reste une part non négligeable d’extrémistes, comme il y en a toujours eu dans les partis d’extrême. Mais refuser de voir que le Front National est en train de muter pour devenir un parti souverainiste proche de la ligne idéologique d’un Chevènement (avec des morceaux de gaullisme) est une grave erreur. Car l’on ne se bat pas de la même manière contre un petit groupuscule néo-fasciste et un parti souverainiste.

Je conseille la lecture du livre de Serge Moati qui raconte très bien cette évolution.

2/ Le souverainisme a de beaux jours devant lui

Il est probable que dans les prochaines années, le champ politique s’organise autour de deux grandes tendances :

  • Une tendance dirigiste et souverainiste, (au début) menée par le Front National
  • Une tendance libérale et européaniste, menée par les plus centristes de l’ancien bloc gauche-droite

Et cela est logique, car cela correspond aux enjeux les plus importants du moment.

A noter que cette situation a été fréquente et répétée dans notre histoire politique. Si l’on dépasse la tentation de tout vouloir ramener à la Seconde Guerre Mondiale, l’on se rend compte que durant tout période de transition massive la vie politique s’est structurée autour d’une tendance dite progressiste, allant dans le sens de cette évolution, et d’une tendance dite conservatrice, luttant contre. Ce qui a permis de freiner cette transition, à tort ou à raison.

Ainsi, après la Révolution de 1789, le pays a connu de très nombreuses alternances entre des périodes où les républicains dominaient la vie politique et des périodes de restauration où c’était le tour des royalistes de gouverner.

Si l’on accepte le caractère inéluctable de la montée en puissance du souverainisme, veut-on vraiment en laisser la domination au Front National ?

3/ Comment dépasser le FN ?

Je me méfie de l’idée de “combattre” le Front National, car elle a trop longtemps servi à justifier les dénis dans lesquels nous vivions, qui ont causé beaucoup de torts à ceux qui en souffraient. Il ne sert à rien de combattre simplement le Front National : tant que les causes resteront, les conséquences seront les mêmes.

Pour moi, ce dépassement du Front National se fera en deux étapes :
-Se mettre d’accord sur le diagnostic de sa raison d’être, plutôt que de hurler au loup en permanence.
-Proposer un projet alternatif qui prenne en compte les problématiques et la souffrance de ses électeurs.

J’insiste sur l’importance de se mettre d’accord sur cette question du diagnostic. On me reproche parfois de ne pas proposer assez de solutions, mais c’est que je juge que l‘on ne peut pas bien répondre à un problème mal posé. Et l’urgence me semble pour le moment être cette question du diagnostic.

Je ne rentrerai pas ici dans le détail de mesures précises, mais voici les axes qui me semblent primordiaux :

  • Renouveler notre classe politique : il n’a jamais été aussi urgent de la rajeunir (et oui, je pense que les plus jeunes sont mieux placés pour poser un regard neuf sur la réalité en train d’advenir, et notamment la question de la Révolution Numérique), de la diversifier, de la déprofessionnaliser et surtout de mieux la contrôler, en tirant par exemple profit du numérique. J’espère que des nouveaux partis verront rapidement le jour, opérant sur des modèles complètement neufs grâce au numérique, qui permet un meilleur contrôle, une plus grande collaboration, une transparence plus forte (type http://voxe.org).
  • Choisir notre modèle identitaire : soit nous restons dans notre modèle républicain classique et dans ce cas là il faut se montrer bien plus intransigeant sur notre territoire et surtout assumer le fait que notre modèle dépasse le simple cadre de la vie publique et comporte un “art de vivre” et une philosophie. Ce qui implique mécaniquement une “républicanisation” de l’Islam. Soit nous transitons vers un modèle communautaire à l’anglo-saxonne et dans ce cas là il faut l’officialiser pour pouvoir l’organiser.
  • Développer et intégrer une pensée économique qui inclut les nouveaux paradigmes de la révolution numérique. Comment partager la valeur quand la “power law” règne ? Comment organiser notre modèle social lorsque le Travail se raréfie massivement ? Doit-on mettre en place un revenu universel ? Qui possède nos données ? Quid de l’intelligence artificielle ?
  • Quel est notre projet pour l’Union Européenne ? Se limite-t-on à un espace ou veut-on en faire une puissance ? A quelles conditions ? Avec qui ?
  • Sur quel projet de long-terme peut-on se mobiliser collectivement ? Que veut-on faire de notre pays à moyen-long terme ? Se dire que le dernier politique a avoir proposé quelque chose d’un peu fort était Cheminade avec son idée d’aller sur Mars a quelque chose de bien triste…

En conclusion…

En bref, j’espère vraiment que l’on pourra rapidement dépasser les dénis qui bloquent la pensée pour pouvoir actualiser nos logiciels politiques et proposer de nouveaux programmes à la hauteur des enjeux qui nous attendent. Car plus on attend pour voir la réalité en face, plus dure sera notre chute, et plus le Front National aura de beaux jours pour prospérer.

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