2. Processus et pratique du design

La pratique du designer englobe l’ensemble de ses interactions au sein des actions liées à l’activité design. Chaque interaction est un processus entre un sujet et un objet qui transforme à la fois le sujet et l’objet : en interagissant avec ce dernier, le sujet le transforme et fait évoluer sa propre manière d’interagir avec l’objet. Au cours de l’activité, le processus design, ensemble chronologique des actions opérées, se dessine.

Dans notre réflexion épistémologique sur le design, nous nous intéressons spécifiquement à la définition de ce processus. Nous l’appliquerons au design pour enfin expliciter la relation entre processus et pratique du design. Nous révélerons en bilan les composantes de la singularité de la pratique.

2.1. Processus, procédure, procédé

Dans sa conception générale, le processus (en anglais process) se définit de deux manières. D’une part, le processus est un enchaînement ordonné de faits ou de phénomènes suivant un schéma ou une structure prédéfinie. Le processus s’apparente ici au programme où la nature des instructions est prescrite à l’avance. De cette définition, le processus design ne partage pas l’anticipation des phénomènes, car se générant et se transformant au cours de l’activité design. Cependant, les faits sont ordonnés dans le temps, se déroulant consécutivement ou simultanément.

Figure 03. Le processus comme enchaînement ordonné de faits

D’autre part, et suivant la théorie de l’activité, le processus est une suite continue d’actions constituant la manière de faire dans l’objectif de concevoir un objet au sens générique du terme. Cette définition s’ancre davantage au processus design, conférant un objectif à l’activité et une orientation aux actions guidant le processus. Le processus est orienté par l’objectif de l’activité design et l’enchaînement des actions est alors motivé.

Figure 04. Le processus motivé par l’objectif de l’activité

L’archétype du processus se décrit par un input, un process et un output : il a donc un point d’entrée et une issue, un état initial et un état transformé. Cette issue est le résultat d’une suite d’opérations conditionnant la réalisation d’une action du processus et n’est donc pas prévisible : la créativité intervient justement dans la découverte permanente de nouvelles combinaisons et d’assimilations inédites de connaissances tout en restant orientée par le but de l’action et motivée par l’objectif de l’activité.

Figure 05. La créativité au sein du processus

Ici, le processus n’est pas un enchaînement automatique d’actions dont la finalité est calculée à l’avance mais s’assimile à une logique informatique où le but du processus est moteur des actions sous-jacentes permettant de l’atteindre au profit de l’activité. De même, ce processus se subdivise de manière fractale en une multitude de processus qui eux-mêmes sont composés d’input et d’output. La quantité, la complexité, la diversité et la durée des processus ne sont donc pas prévisibles.

Figure 06. Imbrication de processus au sein du processus

Nous pouvons alors qualifier le processus design comme un ensemble chronologique de relations causales et intentionnelles entre les actions motivées par l’objectif de l’activité design.

Figure 07. Synthèse du processus design

À ce propos, le processus design coexiste avec le design en tant que processus : le processus design est donc le processus d’un processus, lui-même parent d’une multitude de processus dont les actions et les opérations de l’activité.

Pour mieux définir le processus, nous allons le confronter avec deux autres notions semblables : la procédure et le procédé. La procédure est caractérisée par un processus suivi pour conduire une expérience et par une succession d’actions à opérer pour accomplir une tâche déterminée. Ici, l’expérience est le motif de la procédure, le déroulement importe autant que la finalité. L’expérience prend le sens de l’expérimentation, de la découverte mais aussi du vécu, de la sensation, de la sensibilité. « Procéder à » implique la pleine connaissance de la finalité souhaitée sans pour autant avoir la certitude de l’atteindre. Par extension, le procédé représente la méthode pratique pour faire quelque chose, autrement dit la manière de faire. La procédure consiste donc à suivre un processus donc un ensemble de procédés dans un but défini. Le processus design est donc composé de procédés propres au sujet, mais se distingue de la procédure par la non-prédéfinition des actions et opérations à effectuer : le processus design s’improvise.

2.2. Approche d’une définition du processus design

Le processus design n’a pas d’être ni de réalité (realis, « réel ») : il détermine un ensemble abstrait où se déroulent des événements et plus précisément des actions en vue d’un objectif. Être, c’est être répétable, or le processus design ne l’est pas : au mieux réactualisé, il est singulier et propre à une activité.

Figure 08. Le processus est propre à chaque pratique

Toute quête de formalisation idéale voire absolue du processus design est vaine et contraire au processus inconstant. Paradoxalement, définir le design opposerait sa nature de processus et donc sa propre définition. Le processus design se construit au cours de son déroulement : il n’est rien sans être appliqué, entraîné, improvisé. Le design se façonne au fur et à mesure de ses associations avec d’autres champs : l’art, l’ingénierie, la fiction, etc. Or, si le design est un processus, alors ses qualités émergent, naissent, apparaissent de lui-même : il y a de la créativité et non de la nécessité.

Figure 09. La créativité dans le processus

Le processus donc le design se pense en termes de genèse, et non pas en termes de substance : ses éléments caractérisables se génèrent d’eux-mêmes au cours du processus.

— 2.2.1. Méthode et méthodologie

Ainsi, au cours du processus, l’idée de méthode ou de méthodologie dans le design naît de plusieurs facteurs (rationalisation, institutionnalisation, reconnaissance, innovation) tout en reconnaissant l’existence de plusieurs méthodologies. La reconnaissance de cette diversité indique qu’elle est ouverte : on ne peut dresser une liste exhaustive des méthodologies du design, alors en constante évolution. Pour approfondir, Bachimont distingue la méthode de la méthodologie. La méthode est un ensemble de manières rationnelles et raisonnées — les schèmes opératoires de niveau formel de Piaget — constituant un moyen pour parvenir à un résultat. Le sujet peut interpréter, modifier une méthode pour l’appliquer à sa situation : il la subjectivise et improvise pour l’adapter à son usage.

Figure 10. Traitement de la méthode par le sujet : appropriation et improvisation

Quant à la méthodologie, le sujet ne convoque plus sa dimension interprétative et exécute la méthode plus qu’il ne l’adapte : la méthodologie devient programme, le sujet « se comporte comme une machine ». Même si la dénomination « méthodologie » semble être préférée au sein des démarches design, le sujet ne répète jamais à l’identique une méthodologie, entre autre car il en est finalement incapable, et la déforme en méthode pour répondre à son besoin.

Figure 11. Traitement de la méthodologie par le sujet : application directe

Contrairement à d’autres disciplines, le design n’établit pas de processus en amont de l’activité mais construit ce processus au fil du temps, de manière synchrone et empirique, par les actions opérées, les inscriptions et les traces générées et plus globalement par l’ensemble des événements de la pratique du designer. Le processus design ne définit donc pas à l’avance la suite des actions à exécuter pour atteindre l’objectif de l’activité design.

Figure 12. Chaque action est réfléchie au fil de la pratique

Selon la théorie de l’activité instrumentale de Rabardel, le sujet utilise des outils dans la réalisation d’une activité et, en ce sens, modifie sa pratique et l’activité elle-même par l’utilisation de ces outils, augmentant autant que limitant ses propres actions. Ces outils et leurs usages sont uniques et indissociables de l’activité et du sujet. Le choix des outils, pouvant être anticipé en amont du processus, influence alors les typologies des inscriptions sans pour autant strictement les prédéterminer.

Figure 13. Les outils conditionnent la typologie des possibles des actions

Nous constatons alors une subtilité non négligeable à considérer au cours de notre recherche : c’est bien la pratique du design qui va dessiner les contours du processus design au cours de l’activité. Pour notre instrument réflexif, l’observation de la pratique du design sera donc plus riche et pragmatiquement plus accessible que la transcription du processus design.

Figure 14. Relation entre pratique et processus

2.3. La pratique du design, une pratique réflexive

La pratique est définie par le « fait d’exercer une activité particulière, de mettre en oeuvre les règles, les principes d’un art ou d’une technique ». Appliquée
au design, la pratique implique l’exercice d’un savoir-faire et d’une technique au motif de l’activité. Cependant, la mise en œuvre des règles n’est pas systématique car le design n’est pas figé dans une procédure ni une liste de procédures définies. La définition du Larousse 2015 précise « l’application d’une discipline, d’une connaissance » : la pratique du design (practice of design) existe alors dans l’action concrète du ou des sujets, dans une dynamique fuyante de progression dans le temps, motivée par un objectif orientant l’activité.

Figure 15. Processus de réflexion

La pratique est sociale : sa signification est intrinsèquement liée au contexte social dans lequel la pratique s’opère. Cette pratique est donc normée et instaure des conditions. Ainsi, la pratique évolue au même titre que les artefacts et les instruments l’animant.

Comme observé précédemment, la pratique du design génère autant le processus sous-jacent que les modèles de méthode appliqués sans planification ni théorisation préalable. Ces modèles coexistent et peuvent être réactualisés dans la même pratique du design ou dans de futures pratiques sans jamais être strictement identiques. Le designer peut donc s’approprier et concrétiser des méthodes pour pratiquer. En opposition à la pratique scientifique, la pratique du design n’a pas et ne nécessite pas de méthode universelle : la pratique du design « ne cherche pas à être répétée ni copiée » comme le précise Nigel Cross.

De plus, la pratique se veut réflexive. Dans son ouvrage « Le praticien réflexif » appliquant la réflexivité au milieu professionnel, Donald A. Schön identifie un double processus : la réflexion dans l’action et la réflexion sur l’action. La réflexion dans l’action définit le sujet pensant consciemment au fur et à mesure que se déroulent les événements et ajustant en cas de situation imprévue. Au contraire, la réflexion sur l’action définit le sujet analysant ce qui s’est passé et évaluant les effets de ses actions. La pratique est alors contexte et objet de la démarche réflexive.

Figure 16. Réflexion dans l’action et réflexion sur l’action (Schön)

Au cours de la pratique, le designer peut requestionner ses actions, la pertinence des opérations sous-jacentes voire le déroulement même de la pratique. La posture réflexive a donc un double effet : elle permet d’améliorer qualitativement la réflexion et l’objectif de l’activité, et elle conditionne le sujet à l’imprégnation de nouveaux comportements vis-à-vis de sa propre pratique. Les effets d’une posture réflexive appliquée à sa pratique se répercutent alors sur l’activité courante et sur les prochaines activités du sujet. C’est ainsi que le sujet acquière de nouvelles connaissances, une meilleure maîtrise des méthodes et des facultés de réflexion inédites. Le sujet fait évoluer sa manière de réfléchir, sa manière de convoquer des connaissances et sa relation à lui-même réfléchissant au sein d’une activité design.

Pour ce faire, la réflexivité implique des habiletés métacognitives et des compétences argumentatives que Piaget théorise par « abstraction réfléchissante ». Le sujet objectivise sa pratique en se confrontant mentalement à celle-ci grâce à une distanciation, un détachement nécessaire à une observation de haut niveau, retirant temporairement son implication dans sa pratique pour la considérer autrement. Il devient en quelque sorte un semblant d’alter ego, un nouveau personnage neutre de l’expérience de l’activité. L’abstraction réfléchissante est un processus mental immédiat, sans medium intermédiaire : précisément, notre recherche propose un instrument numérique représentant les composantes caractéristiques de la pratique et permettant de visualiser de manière sensible ce réfléchissement. Ainsi, l’instrument « réfléchit » sa pratique, et le sujet peut réfléchir sur sa pratique grâce à l’observation des composantes de cette dernière.

Figure 17. Abstraction réfléchissante

La réflexion est un retour sur l’objet par une prise de distance du sujet vis-à-vis de l’objet : le sujet adopte alors une posture réflexive et un point de vue méta, où il est à même de requestionner l’objet de l’activité, l’activité elle-même et sa propre condition de designer dans cette activité. C’est en cela que la réflexivité diffère de la simple prise de recul.

Figure 18. Prise de recul et réflexivité : la prise de recul requestionne l’objet produit,
la réflexivité interroge la relation sujet-objet, la démarche de création,
la condition du sujet voire l’activité elle-même

Un instrument de visualisation des inscriptions numériques de cette pratique permettrait donc au designer de réfléchir (au sens de « réfléchissement ») sa pratique du design afin de l’objectiver, de l’ajuster, mais également de reconsidérer a posteriori l’activité design grâce à cet instrument.

Figure 19. Réfléchir sa pratique pour favoriser sa posture réflexive

Le support a donc un rôle de médiateur, et n’est par conséquent pas neutre : le sujet se transforme dans l’activité via le rapport à l’instrument comme le théorise Rabardel dans sa théorie de l’activité instrumentale. Il s’agira au cours de cette recherche d’interroger et d’améliorer dans une démarche itérative la portée de chaque situation réflexive grâce à l’instrument de visualisation des traces et des inscriptions numériques de sa pratique du design. En outre, cet instrument a pour objectif de révéler les aspects singuliers, uniques, caractéristiques de chaque pratique du design.

2.4. Bilan : la singularité de la pratique du design

La pratique du design se forme par les interactions du ou des sujets avec l’activité. Par essence, elle n’est pas planifiable stricto sensu car elle se déroule selon les circonstances de l’activité et selon l’évolution de la relation entre le sujet et l’activité. Le processus découlant de cette activité est alors unique et caractérise cette pratique. De la même façon, les méthodes sont adaptées par le sujet pour l’activité et se réactualisent. Par conséquent, le design est un processus en train de se faire, et se faisant se crée lui-même en se différenciant dans la répétition de son être. En d’autres termes, plus le designer pratique le design, plus il différencie le design le faisant se différencier de lui-même.

Figure 20. Le design se crée en se répétant, donc en se différenciant

Alors, toute pratique du design est unique et propre au contexte de l’activité : les motivations, objectifs, acteurs et événements survenus ne sont pas transposables à l’identique. La visualisation et la manipulation de ces aspects singuliers permettent au sujet de transformer la pratique courante ainsi que ses futures pratiques, toujours dans une posture réflexive de haut niveau et dans un souci de productivité.

Figure 21. Prenant en compte les singularités de sa pratique, le sujet peut l’ajuster dans l’action

Dans les expérimentations envisagées, la visualisation de ces aspects singuliers par comparaison à ses autres pratiques du design peut, à moyen et long terme, révéler des patterns répétés, des méthodes réactualisées et des comportements récurrents dans les micro-interactions.

Figure 22. Révélation de comportements similaires au cours de la pratique

En pratiquant, le designer inscrit ses connaissances et génère des traces contextualisées et comprises dans l’activité design. Toutes ces inscriptions sont uniques et permettent au designer de se confronter à ses connaissances en les externalisant. Ainsi, il peut libérer ses fonctions cognitives pour davantage se concentrer sur les opérations mentales d’assimilation, de combinaison et de synthétisation, motrices de la réflexion.

Figure 23. Processus de réflexion sans inscription et avec inscription

Les connaissances spécifiques du sujet sont donc extraites de ses connaissances génériques et sont convoquées au titre de l’activité par leur réactualisation voire leur inscription. Les inscriptions agissent aussi comme des marqueurs temporels de l’état du processus à un moment de la réflexion. Consulter une inscription permet de réactualiser dans son esprit le processus la précédant, le cheminement mental, les schèmes convoqués voire la pratique mémorisée ayant constitués ce processus, et de restaurer son esprit à cet état du processus pour avancer et continuer la réflexion. On ne peut anticiper, prédire, prévoir ni programmer les futures manipulations opérées avec ces inscriptions. Les traces peuvent également être les témoins d’une activité, de l’utilisation d’un outil ou d’une démarche médiée : celles-ci sont alors des inscriptions indirectes puisque le designer ne les a délibérément pas inscrites sur un support, mais sont la conséquence d’une interaction entre le designer et un média. On distingue alors deux usages donc deux typologies : d’une part, les actions opérées pour inscrire (production intentionnelle d’inscriptions), et les actions opérées pour consulter (production inintentionnelle et causale de traces de l’activité).

Figure 24. Distinction entre inscription et trace de l’activité

La visualisation des inscriptions et des traces est une manière, au cours de l’activité et une fois l’activité révolue, d’expliciter et de clarifier la conception de sa pratique. Néanmoins, en gardant une trace certes incomplète de la pratique du design, l’instrument ne susciterait-il pas de reproduire fidèlement cette activité ultérieurement ? Ici se pose la question du systématisme de la pratique assisté par cet instrument et potentiellement de la critique de cet instrument. Si nous admettons la possibilité de ce phénomène de reproduction, alors il est l’évolution d’un usage du design qui, rappelons-le, n’a vocation ni à figer sa définition ni celle du déroulement d’une pratique ; reproduire une pratique ne serait alors qu’une autre manière de « pratiquer le design », contribuant avec ses apports et ses limites à l’un des usages du design. Cependant, l’instrument est limité et limitant : il ne peut réfléchir (au sens de « réfléchissement ») l’intégralité d’une pratique et ne sera pas capable d’intégrer l’ensemble effectif des inscriptions et des traces liées à l’activité. De plus, le sujet ne pourrait au mieux que réactualiser — extraire puis transformer pour adapter — une pratique mais en aucun cas strictement la reproduire.

Figure 25. L’instrument est limité et limitant : la pratique réfléchie n’est pas exhaustive

Dans le cadre de cette recherche, la visualisation et la manipulation des inscriptions et des traces s’effectuera par l’intermédiaire d’un instrument numérique avec lequel il sera possible d’interagir. En soi, l’interaction numérique est un processus qui est exclusif au sujet et à l’objet mais également au contexte encadrant cette interaction. Cet instrument aura pour vocation de révéler la singularité de sa pratique, en représentant les traces de son activité. Il s’agira de ne pas déformer les inscriptions et les traces collectées dans des modèles trop contraignants : nous proposerons dans le chapitre suivant et au cours de nos expérimentations des méta-modèles universels et intégrateurs suffisamment souples aux diverses pratiques hétérogènes. L’enjeu sera de représenter les signifiants des connaissances et les signifiants de l’activité.

La pratique du design se définit alors dans l’action concrète du sujet au motif de l’activité, par ses interventions et ses inscriptions. Incarnées par l’activité, les inscriptions et les traces témoignent de la singularité de chaque pratique. Puisque l’instrument permet de visualiser et de manipuler ces traces, la question de la représentation va jouer un rôle majeur dans la pertinence de l’instrument et dans l’interprétation des signifiants.

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