Les Secrets de Jacky, tombeur de dames

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Ithaque Reportages
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7 min readJan 20, 2016
© Soirées dansantes, DR

Résumé des épisodes précédents : convié par Ithaque à battre le pavé d’une grande petite ville européenne à la recherche des vies extraordinaires des gens ordinaires, Albert Wyatt s’endort au solarium (épisode 1) et compose son épitaphe chez un marchand de disques d’occasion (épisode 2). Dans les lignes qui suivent, vous découvrirez comment ce même Albert s’enrhume en chemisette, une nuit de décembre, sur un quai de déchargement. Article paru dans Ithaque #4.

Je parle trop, c’est ma nature. Alors, quand j’ai raconté à la rédaction les nuits du Petit Prince, un night-club où la clientèle féminine peut honorablement passer le cap de la cinquantaine sans faire ceinture sur les plaisirs de la vie, mes chefs n’ont pas traîné. Ah! La bonne idée que voilà: “Tu vas passer tes soirées au dancing, tu danses, tu dragues, tu racontes.

Je les ai vus venir, tous les voyants de leur boîte à fantasmes en surchauffe clignotant: les taxi-boys de la Coupole, boulevard du Montparnasse, à Paris… les bourgeoises lausannoises cherchant la vigueur affamée de danseurs saisonniers au dancing du Château d’Ouchy (le méchamment surnommé “Ménop”), dans les années soixante… un petit tour sur la piste de danse, “oui, mais après, est-ce que tu baises?” Tel était mon ordre de mission. J’acceptai. Je parle trop, c’est ma nature. Après, faut assurer.

Grand Maître du Petit Prince, à 58 ans, Florea Cioriceanu est un ancien technicien automobile roumain. En 1982, il avait fui le régime des Ceaucescu. Depuis dix ans, il mène la cérémonie des nuits de son petit temple. Autrefois, ce Roumain a tenu un bistro dans un quartier populaire de Lausanne. On y mangeait du fromage pané, les désespérés du coin faisaient le point sur l’état catastrophique du monde et de leur foie. Maintenant, dandy tiré à quatre épingles, regard bleu énigmatique et cravate stricte, Florea a des airs d’Anthony Hopkins et sait jouer les majordomes réservés et attentionnés.

Danseur hors pair, il veille au grain des clientes du dancing et bat froid les petits malins qui appellent pour savoir “s’il y a des femmes au Petit Prince”. Sa recette pour séduire les cœurs à prendre de 40 ans et plus: danser, danser doucement, danser longtemps, tout danser, mambo, cha-cha-cha, rumba, rock, valse… “Et surtout, leur dire dans le creux de l’oreille qu’elles sont toujours belles. Encore et encore.” Si ses premières clientes ont jeté l’éponge et sont même incinérées depuis belle lurette, Florea, lui, est toujours là, et rentre sagement à la maison après la fermeture.

En m’installant au comptoir du Petit Prince ce soir-là, j’identifiai instantanément la bonne vieille boule d’angoisse qui me noue les tripes, transforme mes mains en lavette et ma gorge en feuille de papier de verre. Sur la piste, des femmes seules, en duo, trio. Au bar, des hommes alignés, scrutant la pénombre et se demandant comment se lancer. Tentant d’être calme comme Gary Cooper remontant la grande rue dans Le Train sifflera trois fois, je marchai vers les toilettes, puis, les tripes nouées, m’enfermai pour opérer une fulgurante auto-analyse. Cela recommençait comme en 1966.

Les lumières tamisées, les filles qui font tapisserie, l’heure du slow, et moi, tentant ma chance, qui ramasse bide sur bide. Comme un skieur qui se prendrait tous les bâtons du slalom dans la figure. Quarante-cinq ans plus tard, n’aurais-je pas gagné une lichette de confiance en moi? Non.

Au Petit Prince, les oubliés du comptoir n’en mènent pas large non plus. Solitudes juxtaposées, ils regardent la piste, la grosse boule aux mille miroirs qui tourne au plafond. Beaucoup de chemises rayées, quelques cow-boys à carreaux bodybuildés, de la brillantine dans les cheveux (quand il reste des cheveux), ils attendent leur heure. Relax, l’un d’entre eux se tamponne les aisselles avec un kleenex. La classe, le mouchoir est neuf! Il règne un mélange détonnant de déodorant, de sueur, de bière et de chewing-gum...

Sur scène, le duo Diamond, des musiciens slovaques, attaque un morceau de choix d’Eurythmics. “Sweet dreams are made of this. Who am I to disagree?” Une Calabraise arrivée à maturité leur fait des yeux de braise. C’est pareil pour chaque nouvel orchestre. Faudrait que je me décide à attaquer sur la piste. La boule d’angoisse explose. Je quitte le dancing.

À gauche en sortant du Petit Prince, une porte du centre commercial donne sur le quai de déchargement de la Migros. C’est là que fumeuses et fumeurs se retrouvent. Là qu’on attrape froid en passant en liquette d’une étuve au frigidarium. Tibor et Marek, les musiciens, font une pause. Le désespoir décalé et syncopé d’Eurythmics ne les effleure pas. “Nous, on tourne depuis quinze ans, et c’est juste une bonne chanson.

Soudain, elle apparaît, frêle biche aux grands yeux cherchant encore dans le regard des hommes le trouble que provoque sa diaphane fragilité. Sur le quai, la dame a pris un sacré coup de vieux, mais à la manière d’une gloire passée des folles années soixante, une Gloria Swanson du Boulevard du crépuscule. Elle se vit encore belle, toujours fatale, et va prendre froid vêtue de ce mini machin clinquant. Petite chose de moins d’un mètre cinquante, on dirait Twiggy, devenue grand-mère, après trop d’années passées dans un caveau à attendre que Dracula songe enfin à l’honorer une dernière fois.

La dame va droit vers le chanteur, qui pourrait être son petit- ls. Sa voix grave séduit toujours. Elle entame la conversation. L’homme lui dit quelque chose de gentil. Tout le monde est content. On rentre pour ne pas prendre froid.

Une fois sur mon siège, au bar, un pathétique éternuement mal contrôlé me fait perdre toute chance auprès d’une géante blonde venue au Petit Prince spécialement de Sierre. À ma gauche, une grande gigue peroxydée — apparition de solarium gorgée de carotène — mâche son chewing-gum et me lance un rapide coup d’œil. Elle empeste Angel de chez Thierry Mugler. Bingo! Ma chemise blanche a fait de l’effet.

Je prends l’air détaché d’Humphrey Bogart. Pas le genre indifférent, façon “les filles, quand je tape dans un réverbère, il y en a dix qui tombent”. Non, plutôt “je te vois, cela ne tient qu’à toi”. Mais la collègue de la grande gigue, une quinquagénaire déterminée à s’amuser, fait la moue. Je jette l’éponge. Il est 2 heures du matin, j’envisage de réveiller mes rédacteurs en chef pour les remercier du plan pourri, quand soudain…

… apparaît *Jacky* (identité protégée par la rédaction). On ne s’y trompe pas: Jacky a le truc, il ne bouge pas, ne danse pas; elles viennent à lui. Jacky, 47 ans, est chasseur de cœurs solitaires et de corps délaissés. Il sort à son tour sur le quai de déchargement, je le suis, je me présente et lui demande des tuyaux pour lever les dames. Jacky est flatté. On prend ren- dez-vous dans un bar.

Et c’est devant une escalope viennoise grande comme la patinoire de la ville que Jacky crache le morceau. “Avec les filles, faut être drôle et gentil, mais comme je suis timide, je m’allume en buvant un coup.” Bonjour le tuyau… Sachant que Jacky ne danse jamais dans un établissement où les femmes viennent pour danser, cela cloche. Jacky ne me dit pas tout. On reprend une deuxième bouteille pour faire passer l’escalope. La confession coule à flots.

En fin de bouteille, avant les digestifs, entre Jacky et moi, c’est désormais à la vie, à la mort. Agenceur de cuisines quand il ne tombe pas les filles, il sort son téléphone et me montre les photos d’une grande sauterelle brune. “C’est ma fille, elle a 20 ans, je l’ai vue une fois… C’est un accident de fin de soirée après un passage en boîte.” Jacky a payé la pension sans broncher. Jacky vit tout seul, Jacky n’arrive pas à s’attacher à une femme, Jacky ne voudrait pas qu’on lui mette le grappin dessus. Alors il la joue technique.

Quand il s’agit juste de “tirer un coup, on va chez elle et je pars très, très tôt. Quand je l’aime bien, elle vient chez moi mais elle part avant midi parce que le dimanche, c’est sacré! Je suis tout seul en training devant la télé.” Un voile de tristesse tombe sur son regard. Ce soir, le séducteur est défait après tant de conquêtes. Vanitas vanitatum, il a un gros coup de mou, une crise de la vocation. Je reprends la ligne pragmatique, histoire de lui remonter le moral.

Formalité incontournable, je lui pose la question: “Oui, mais après le dancing, est-ce que tu baises?” Jacky sort le grand jeu. Le sourire fatigué et l’œil malin, il acquiesce et donne enfin son secret.

Ce ne sont pas les litres d’Habit Rouge qui lui assurent de ne pas sentir la transpiration — Jacky n’aime pas les vilaines odeurs et rentre chez lui changer de chemise quand il sent la viande après avoir mangé une fondue bourguignonne. Ce n’est pas l’ample et impeccable chemise blanche qui masque son début de bedaine, pas la drôlerie, pas la gentillesse…

Le truc de Jacky se cache dans le bouche à oreille. “Je ne baise plus boum-boum-boum comme autrefois. Prendre mon pied, je n’en ai plus rien à faire, mais j’adore toujours donner du plaisir aux femmes, par tous les moyens. Et puis, je suis membré comme un âne.

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