Gouvernance partagée : activation du mode expert

Ce billet fait suite à un premier exposé de la mécanique de base de la gouvernance partagée. Je vous invite à le lire d’abord si ce n’est pas déjà fait.

Duc Ha Duong
l’avenir appartient
10 min readMay 8, 2019

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Des Tensions

Je me rappelle des débuts de notre nouvelle gouvernance… le mot “tension” avait remplacé le mot “problème”, non sans un peu d’amusement, et parfois d’ironie. La présentation objectivée, factuelle des situations (“There is a problem”) était devenue subjectivée (“I have a tension”), même quand parfois il était évident que la tension serait ressentie par tous une fois partagée. Et puis elle s’est banalisée, probablement à mesure que nos réalisions qu’en fait, à des degrés divers, TOUTES les actions que nos prenions dérivaient de Tensions. En absence de chef pour donner des ordres, il fallait bien que les décisions viennent de quelque part, et certainement pas des objets inanimés qui nous entourent, qui ne portent pas d’intention. Alors oui, on écoute la nature, son environnement, son entourage… c’est une première étape. Il s’ensuit une phase d’assimilation lors de laquelle on s’écoute soi, on inteprète sa perception, on décide de voir le monde d’une certaine manière, et que ce n’est pas tout à fait ce que l’on désire. On ressent alors naître dans ses tripes un besoin d’action pour rapprocher ce que l’on voit de ce qu’on désire : la Tension. C’est un peu abstrait raconté comme ça mais dans la grande majorité des cas, on résoud ces tensions sans même en prendre conscience. Le matin on se voit en pyjama, et on s’habille avant de sortir parce que c’est l’état que l’on désire. Tout seul, on ne fait la plupart du temps même pas l’effort de poser son intention. A table, on demande le sel à son voisin sans formuler “J’observe que le sel est hors de ma portée, or je désire en mettre dans mes pâtes, peux-tu m’aider à résoudre ma tension ?”. On partage simplement son besoin (“tu me passes le sel s’il te plait ?”), ou mieux, son intention (“humm c’est très bon ; je pense qu’avec un peu plus de sel, ça serait parfait”).

Les tensions les plus intéressantes sont celles qui ont le potentiel de résonner avec d’autres personnes, soit parce qu’elles portent la même ou une très similaire, soit parce qu’on arrive à les “contaminer” avec. C’est dans ce cas de figure qu’avoir un mot pour le définir est le plus utile, pour pouvoir la partager, même si dans le cas du “crazy shirtless guy” de notre épisode précédent, il n’utilise pas de mots pour partager l’état qu’il désire, il s’y prend par l’exemple. Et comme on le voit dans cet exemple, une tension n’est pas forcément une douleur, elle peut appeler à un futur meilleur sans que le présent soit problématique en soi. Saint Exupéry serait l’auteur de cette fameuse citation qui l’illustre bien comment l’on peut développer une tension non pas en regrettant la situation présente, mais en mettant l’emphase sur le futur désirable :

… et de préférence à St Malo chez Bertier Luyt

Conclusions :

  • On pourrait avoir une lecture par tensions de toutes les décisions prises dans une organisation, mais il est vrai que l’utilité du formalisme croît avec l’enjeu et en particulier le nombre de parties prenantes.
  • Il est imporant de formuler ses tensions de façon subjective, individuelle. On dit “j’ai une tension” et non pas “il y a une tension à traiter”. Et accepter par là d’abord la mise en vulnérabilité que cela implique (“pardon mais je souffre”, “c’est moi le problème, aidez-moi”), et en conséquence que les autres coopèrent pour la résoudre non pas seulement parce que “‘il le faut pour le bien du projet” mais aussi parce que “On va le faire pour toi, pour te soulager”.

Le second lien

Les esprits les plus rigoureux auront pu remarquer une petite omission dans mon billet précédent. Je n’ai parlé que d’un seul rôle particulier dans les cercles, le Premier Lien (lead link), en lui détaillant 2 redevabilités : d’une part suivre et faciliter d’adéquation des Stratégie <-> Ressources <-> Rôles <-> Individus , et d’autre part incarner la Raison d’être de son cercle et notamment le représenter dans le supercercle auquel il appartient. La question qui se pose alors est : qui affecte ce rôle de premier lien à une personne ? Comme nous l’avions vu, un cercle n’est qu’un rôle qui s’est fragmenté en tellements de petits rôles qu’il était plus simple de les mettre ensemble en paquet. Du coup, il n’y a pas de raison de procéder différemment : c’est au Premier Lien du super-cercle d’affecter le rôle de Premier Lien du sous-cercle à quelqu’un, qui va ensuite prendre en charge toutes les allocations suivantes dans son cercle. Mais dans ce cas-là, comment ce premier lien peut-il ensuite légitimement représenter son sous-cercle, s’il n’est pas élu ? Pour résoudre ce problème on propose de créer un autre rôle, le second lien (Rep Link en anglais) qui lui est élu, et appartient également aux deux cercles. Il y a ainsi deux rôles à cheval sur deux cercles.

Et le leadership alors ?

Une confusion courante des adeptes les plus mordus des organisations en cercles est de penser que puisque nous n’avons pas de hiérarchie pyramidale, pas de chef, alors pas besoin de leadership. La vie quotidienne nous force pourtant à reconnaître que des leaders émergent toujours, que nous avons tous besoin d’être inspiré et d’avoir des modèles à suivre. Lorsque le fondateur d’un collectif ressent qu’il a trop d’influence (de par son aura de fondateur), il est tenté de prendre un peu de distance, pour donner le champ libre à d’autres leaders qui en émergeant vont créer une diversité d’influences. Souvent malheureusement, beaucoup éprouvent plus un sentiment d’abandon par le fondateur qu’une opportunité de prendre du leadership. Et si cette période de creux dure trop longtemps, des voix vont commencer à s’élever pour demander la retour du père fondateur, ce qui serait bien entendu un échec.

Le ciment : la Raison d’être

Tout le monde partage la raison d’être. Dans un petit groupe très concentré (20 personnes), on peut la définir collectivement et espérer aboutir à une formulation simple qui crée l’adhésion. Quand le groupe grandit (100 personnes), qu’on cherche des compétences bien spécifiques, qu’on n’a pas forcément les ressources infinies pour s’offrir le luxe de trop les choisir, il devient de plus en plus difficile de trouver des personnes parfaitement alignées avec cette raison d’être qu’ils n’ont pas eu l’occasion de co-écrire. Pourtant on y est tellement attaché … Et puis c’est cognitivement pratique, cette idée du texte saint. De la bible au tryptique corporate vision/mission/valeurs, on a tous l’habitude de fonctionner ainsi. Alors on demande aux nouveaux venus de s’y conformer, quitte à prendre le risque de les faire mentir voire se mentir, quitte à perdre un peu d’authenticité…

Une astuce peut être de ne plus s’attacher à proposer une raison d’être définie de façon univoque, mais d’offrir un “espace de causes” dans lequel chacun peut aller librement trouver sa position, et se sentir ainsi à la fois appartenir au groupe et être reconnu dans son individualité. Par exemple pour notre collectif Officience 5 causes sont posées, charge à chacun d’identifier sa raison d’être personnelle, voir comment elle peut se définir par une combinaison de tout ou partie des 5 Causes, et se sentir du coup appartenir au collectif.

Par exemple si même la civitech n’est pas explicitement listée, Voxe.org en sa qualité de startup qui agit pour le bien commun par le partage de connaissances, coche trois des cinq causes de notre collectif.

Que l’on passe par cette pirouette ou pas, il reste toujours crucial de faire un effort conscient et constant pour se rappeler régulièrement la raison d’être partagée. C’est ainsi souvent un rôle qui se retrouve dévolu pour large part aux ex-fondateurs d’entreprises qui se sont affranchi du système pyramidal. Si l’on n’était pas porté par l’enthousiasme de la Cause, il faut admettre que cela pourrait sembler à la longue assez usant voire frustrant car au fond on ne fait que répéter inlassablement la même chose, à longeur de semaines. En complément, des rites peuvent aussi jouer ce rôle, comme se rappeler la Raison d’être à chaque début de réunion, ou l’usage d’un vocable particulier (“C’est disco ou c’est pas disco ça ?”, se demande souvent le disco crew de Disco soupe). En tout cas, ne pas se contenter de l’afficher sur un mur, il va finir par se fondre dans le décor et perdre de son impact.

La confiance, qui est contre ?

D’un manière générale, la confiance, les gens sont plutôt pour. Et puis il y a le “mais” qui vient juste derrière. Oui, il va y avoir des gens qui en abusent. Oui, il faut les anticiper. Et pour prévenir ces abus, plutôt que de viser la tolérance zéro en érigeant proactivement des murs de règles et d’opacité, on peut travailler une culture qui exprime clairement que “c’est pas ok” de sorte que personne ne puisse dire qu’il n’avait pas compris et qu’il était de bonne foi. Puis se préparer à accepter que malgré cela, des accidents arrivent, et cultiver proactivement un climat de bienveillance assez prégnant pour qu’on arrive à se pardonner ces accidents. De bienveillance mutuelle mais aussi envers soi-même, car on a vite fait de se culpabiliser en se disant qu’on aurait pu tout éviter, si on n’avait pas dit, si on n’avait pas partagé telle info…

Cas très classique, quelqu’un vous donne une information et ajoute : “c’est confidentiel hein”. Qu’en faire ? A priori il vous l’a donnée pour l’utiliser, cette info. Vous auriez besoin de la partager pour être efficace. Qu’entendait-il par “confidentiel” ? Jusqu’à quand ? Comment puis-je mentir au reste de mon équipe maintenant que je sais ? Ca va peut-être finir par se savoir de toute façon ? Et à ce moment là les autres voyant que je savais, ne vont plus me faire confiance :-( … Et puis, il y a plusieurs niveaux de “confidentiel” : cela peut vouloir dire “je nierai que cela vient de moi”, ou bien “Je te le confie. Charge à toi de bien choisir à qui tu le repartages, tu en prendras la responsabilité”. Et il y a aussi plusieurs façon de partager l’information derrière sans trahir sa source. Par exemple s’approprier l’info “A mon avis ceci est vrai”, ou la présenter comme une hypothèse de travail “Faisons comme si ceci était vrai”. On a là tout un éventail de “nuances de gris” avec lequel il convient de savoir jongler. La gouvernance partagée ne nous épargne pas des subtilités du réel et des versions multiples de la vérité…

La joie des petits pas

Lorsqu’on se retrouve à plusieurs pour tenter de résoudre une Tension, nous avons assez naturellement une tendance à chercher une solution. Or souvent pour concrétiser cette solution un nombre incalculable d’autres Tensions ont de fortes chances d’arriver en route. Surtout si l’on essaie de simplifier le problème en ignorant certaines de ses dimensions. Une approche plus efficace en milieu complexe est de simplifier le problème en racourcissant l’horizon de temps, et en se contentant d’une direction plutôt que d’une solution. A la manière d’une partie d’échecs où l’on ne peut pas tout prévoir, on considère juste la direction qui nous paraît être la plus souhaitable, et ensuite on cherche le coup le moins cher qui peut nous amener dans cette direction. Par exemple ce coup peu cher peut être la simple mise en relation de parties prenantes entre elles alors même qu’on ne sait pas encore ce qu’on va leur proposer, à part juste une intention. Vous avez reçu 300 candidatures et vous ne savez pas quoi en faire ? Créez un lieu numérique (une chatroom Whatsapp par exemple), et mettez-les tous dedans, peut-être que eux, ils sauront ! Cette approche de résolution des défis complexes est très bien décrite par les principes de l’Effectuation élaborés par Saras Sarasvahty et porté en France par Philippe Silberzahn.

Le conseil d’Erwann

Suite au premier épisode, et dans un esprit de perfection game, j’ai demandé à Erwann Rozier de Fly The Nest s’il pouvait nous donner un conseil à ajouter pour compléter l’exposé, et le voici : la mise en place de pre-mortem et post-mortem systématiques sur les projets et les prises de décisions :

  • Le pre-mortem est un exercice d’anticipation où chacun raconte de manière détaillée (et drôle si possible) ce qui a mené à la mort du projet. Très puissant pour identifier collectivement les risques et évoquer les sujets qui fâchent avant qu’ils ne soit trop tard.
  • Le post-mortem est un exercice de bilan qui consiste simplement à revenir en fin de projet sur ce qui s’est bien et moins bien passé, afin de faire évoluer la pratique / le process en s’améliorant toujours.

Super utile pour faire progresser l’organisation assez vite et éviter la démobilisation des équipes dans cette organisation pour laquelle on manque tous cruellement de formation.

Merci Erwann !

Enfin, mes camarades du groupe Reinventing Organizations Francophone où nous débattons de ces sujets m’en voudraient de ne pas vous dire une dernière chose avant de nous quitter : tout cet exposé est plutôt technique, très orienté sur le comment et sur les relations interpersonelles factuelles, et ferait presque croire à une recette de cuisine. Cela serait sous-estimer l’importance au moins aussi grande du travail nécessaire sur la posture intérieure de chacun, l’intelligence émotionelle, le partage de moments informels de qualité, les croyances partagées, la CNV, les flux d’émotion et de confiance. Rejoignez-nous dans le groupe si vous souhaitez aller plus loin sur ces sujets !

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Duc Ha Duong
l’avenir appartient

Entrepreneur, father, barbarian, dreamer, prospectivist, teal evangelist, optimistic, french-vietnamese, parisian, feminist, caretaker. Blind to legal fictions.