Design systémique

Concevoir en appréhendant la complexité

éléonore sas
La Boussole des designers
10 min readJul 15, 2021

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En 5 secondes, kézako ?

  • Le design systémique est une approche de conception basée sur la compréhension globale des systèmes complexes dans lesquels elle s’inscrit
  • Le designer est souvent cité comme possédant des appétences pour la systémique de part ses compétences-métiers
  • L’approche systémique permet d’appréhender des problèmes complexes, comme peuvent l’être ceux liés à l’écologie

Qu’est-ce que le design systémique ?

Origines et définition

Notamment issue de la cybernétique et de la théorie générale des systèmes formalisée par Ludwig von Bertalanffy, l’approche systémique permet d’obtenir une vision logique et holistique. C’est pourquoi elle a rapidement été intégrée dans diverses disciplines, et ce particulièrement en sciences humaines (avec l’émergence de l’école de Palo Alto par exemple). Plus récemment elle a été récupérée par le champs du design sous l’appellation “design systémique”.

Ainsi, le design systémique est une approche de conception basée sur la compréhension globale des systèmes complexes dans lesquels elle s’inscrit. On nomme “système” un ensemble d’éléments coordonnés et organisés. Il peut en exister à différentes échelles, comme par exemple le corps humain, un écosystème, une entreprise, un téléphone… Les frontières de ces systèmes (spatiales, temporelles ou conceptuelles) varient également en fonction du point de vue et des objectifs de celui qui les observe. L’approche systémique sert donc à appréhender les systèmes complexes en comprenant comment les différentes sous-entités interagissent entre elles et comment l’ensemble interagit avec un contexte plus large.

Matrice d’identification d’un problème complexe par CoLab
Définition comparative de l’approche systémique proposée par les Designers Éthiques
Définition comparative du design systémique proposée par les Designers Éthiques

Étude des structures et dynamiques des réseaux

Afin d’appréhender ces systèmes complexes, il est nécessaire d’étudier les structures et les dynamiques de ces réseaux à travers plusieurs concepts :

  • Les interconnexions : observer l’ensemble des liens qui compose le système. Ceux-ci peuvent être positifs envers les différentes parties prenantes ou bien asymétriques, voire négatifs, comme dans le cas de liens de prédation.
  • La capacité de synthèse : s’intéresser à la façon dont les éléments qui composent le système interagissent les uns avec les autres et en transcrire la dynamique globale.
  • Les phénomènes émergents : identifier comment la combinaison des éléments d’un système entrent parfois en synergie pour produire quelque chose de nouveau, différent de la simple somme des parties (cf la série d’articles sur le principe d’émergence).
  • Les boucles de rétroaction : analyser la façon dont le système est régi par des boucles qui se renforcent ou s’équilibrent, notamment à travers des feedbacks.
  • Les principes de causalité : identifier comment les éléments d’un système sont influencés par le principe de cause à effet. Ce dernier peut être décrit à travers des outils d’analyse tels que l’“analyse causale problème” en analyse de la valeur (cet outil peut être réalisé de différentes manières, comme dans ce cas par exemple).
Une autre proposition quant aux points principaux à prendre en compte en design systémique, proposée par les Designers Éthiques

Figure du designer systémique

Le designer est souvent cité comme possédant des appétences pour la systémique. En effet, celui-ci (et particulièrement le designer d’expérience utilisateur) a notamment pour habitude de s’intéresser à des contextes précis en recherchant des informations complexes sur le terrain. Il s’applique également à entrer en empathie avec les parties prenantes à travers divers outils comme des entretiens d’explicitation, par exemple. Cela lui permet d’identifier plus facilement des liens de causalité, des patterns, et de comprendre les différentes mises en relation des éléments du réseau selon différents points de vue. Le designer s’habitue ainsi à circuler entre plusieurs échelles — une vision très micro et une perspective très macro — ce qui lui forge un regard particulier. Enfin, le designer possède des capacités représentationnelles utiles pour mettre en forme la complexité afin de l’appréhender.

Le designer systémique développe alors une nouvelle façon de penser et de percevoir le monde. Cela lui évite notamment de considérer un problème indépendamment de son contexte.

Pourquoi s’intéresser au design systémique ? Le cas de l’île de Borneo

(Les images suivantes proviennent de cette vidéo ainsi que de cet article en lien)

Comme expliqué dans la vidéo précédente, l’île de Borneo a subit dans les années 1950 une épidémie de malaria. Pour la contrer, les habitants ont fait appel à l’organisation mondiale de la santé (OMS). Celle-ci a décidé de vaporiser une grande quantité de DDT (un produit chimique) sur l’île pour tuer les moustiques porteurs de la maladie. Ici, l’OMS a donc considéré l’épidémie de malaria comme un problème isolé auquel elle a apporté une solution sur mesure.

Un problème = Une solution

Cependant, la non-prise en compte des chaînes alimentaires et de la complexité du terrain ont eu de graves conséquences. Nous n’en citons qu’une ici. Les autres insectes ont été infectés, tous comme leurs prédateurs directs, les lézards. Néanmoins, les chats sont morts en mangeant les lézards infectés car eux-mêmes ne résistaient pas au DDT. Cela a permis aux rats de proliférer, entrainant par la suite une épidémie de peste sur l’île. En résolvant une problématique sanitaire, l’OMS en a donc indirectement déclenchée une autre. Pour régler cette dernière il a fallu réduire le nombre de rats et rééquilibrer la chaîne alimentaire en parachutant des chats sur place.

Rééquilibrage de la chaîne alimentaire sur l’île en parachutant des chats

Cet exemple montre bien la perte de temps subie pour ne pas avoir pris en compte dès le départ l’intégration du problème dans un système plus global, comme on peut le voir représenté ci-dessous.

Représentation systémique des chaînes alimentaires impactées par leDDT sur l’île de Borneo

Comment se mettre au design systémique ?

Premiers pas : penser en système

Il existe de nombreuses méthodes de design systémique. Pour débuter, il est recommandé de tenter de changer sa façon globale de penser par quatre étapes relativement simples :

  • Identifier le sujet à étudier en répondant à la question “qu’est-ce que je cherche à étudier ?” de façon très claire et précise.
  • Cadrer et délimiter le périmètre d’étude en choisissant un seul sous-système parmi ceux disponibles dans le sujet choisi. Par exemple pour le sujet “mon entreprise” on peut en étudier soit l’organigramme, le marché, la comptabilité, etc.
  • Étudier le système en le décomposant en éléments et en identifiant les liens qui les relient ainsi que leurs types. Par exemple pour le sujet “le marché de mon entreprise”, listez les différentes entreprises du marché et identifiez les leaders, les concurrents directes, les alliances, leurs positionnements, etc. Cette étape nécessite beaucoup de recherche itérative.
  • Cartographier le système pour l’appréhender. En effet, c’est en le comprenant que vous pourrez agir dessus. Pour ce faire, vous pouvez schématiser les éléments et les liens du systèmes de nombreuses façons, propres au sujet étudié : graphique temporel, modèle de l’iceberg pour voir des strates, boucles de causalité, cercle connecté…
Exemple de plusieurs types de cartographies systémiques

Méthode plus complète : le Systemic Design Toolkit

Namahn et shiftN ont tenté de rassembler de façon cohérente les outils disponibles dans un toolkit commun assez exhaustif : le Systemic Design Toolkit. Depuis 2016, la première version de ce toolkit a été enrichie par des collaborations avec Peter Jones (Systemic Design Association) et Alex Ryan (MaRS Discovery District) notamment.

On remarque alors que, tout comme CoLab, le Systemic Design Toolkit se base sur la distinction entre des outils provenant originellement du System Thinking (pensée systémique) et d’autres du Design Thinking (pensée de conception).

Vision des origines du design systémique par CoLab : réunion des pensées systémique et conceptuelle

Le Systemic Design Toolkit se base bien sur cette distinction à travers 7 étapes itératives :

Les différentes phases méthodologiques proposées dans le Systemic Design Toolkit. Celles-ci alternent entre pensée systémique et pensée conceptuelle.
Reprise en français du cadre méthodologique de Systemic Design Toolkit par Mélanie La Roque des Designers Éthiques

Enfin, les différents outils présentés dans le toolkit ainsi que dans d’autres boîtes à outils peuvent être positionnés dans le processus habituel de design thinking. Cette approche permet d’intégrer plus doucement la systémique dans les projets en cours sans remettre directement en question l’organisation globale de conception de l’entreprise. En voici un exemple ci-dessous :

Intégration d’outils de design systémique dans le processus habituel de design thinking (source)

Quelques points d’attention avant de partir ?

Design systémique ne veut pas dire “éco-conception”

Le design systémique est une approche de conception qui sert avant tout à appréhender des problèmes complexes. Aujourd’hui, elle est beaucoup reprise en éco-conception, ce qui a pour conséquence de générer parfois des amalgames entre “design systémique” et “éco-conception”. C’est pourquoi il faut bien garder en tête que l’éco-conception se sert du design systémique mais que les deux ne sont pas équivalents !

Cette approche est particulièrement reprises par les concepteurs écologistes car elle correspond à l’état d’esprit de tous ces mouvements en permettant d’appréhender la complexité. En effet l’écologie est un sujet dont les causes sont multi-factorielles et dont les impacts sont difficiles à prévoir. Effectivement, les enjeux soulevés par l’Anthropocène sont complexes et souvent pris dans des trames internationales liées à la mondialisation. De ce fait, la plupart des approches d’éco-conception essayent de faire prendre conscience de la dimension systémique des problèmes à résoudre.

Dans notre recherche pour La Boussole des Designers, nous avons ainsi remarqué que tous les sujets que nous avons abordé jusqu’à présent sont reliés d’une façon ou d’une autre à l’approche systémique.

Proposition de mises en lien du design systémique avec les sujets abordés dans nos précédents articles

Incertitude inévitable à accepter

L’approche systémique permet de mieux appréhender la complexité. Cependant, cette dernière est telle qu’il est extrêmement difficile de la représenter à la fois de façon exhaustive et compréhensible. En cherchant à tout représenter pour être le plus objectif et rationnel possible, on obtient parfois des cartographies tout aussi complexes que ce qu’elles sont censées aider à appréhender. Au lieu de devenir des outils stratégiques, les cartographies trop complexes deviennent des freins à l’action.

Schéma représentant la complexité de la stratégie américaine en Afghanistan : il y a tellement d’éléments, de liens et couleurs dans cette cartographie qu’il devient très dur de s’y repérer et s’en servir

Par ailleurs, même avec les protocoles de recherche les plus stricts et la meilleure volonté du monde, il est impossible de penser à tout. Les choix du sujet, du point de vue, de la représentation, etc. entraînent forcément une part non négligeable de subjectivité. L’approche systémique n’est donc jamais totalement exhaustive et objective. De plus, le choix de visualisation peut entrainer différentes perceptions de la complexité et directement influencer la prise de décision. Il faut donc se montrer particulièrement prudent.

Les toolkits proposés par des théoriciens permettent ainsi principalement de ne pas oublier l’étude de certains regards considérés comme “essentiels” pour la plupart des systèmes. Par ailleurs, la diversité des regards aide à passer en revue davantage de facettes du système. Privilégier la transdisciplinarité revient donc également à contenir certains biais de l’approche systémique.

Exemple de toolkit : la table périodique du changement systémique, où chaque item constitue un facteur à intégrer à la réflexion (Labo MaRS)

En outre, on ne prévoit jamais toutes les conséquences d’une modification d’un système. L’approche systémique permet donc de mieux appréhender un système de complexe mais n’empêche pas à une certaine part d’incertitude de persister malgré tout. Le caractère imprévisible des systèmes complexes est à modérer à travers des approches basées principalement sur les itérations.

Par ailleurs, il faut prendre conscience de cette part d’incertitude mais sans que cette idée ne viennent bloquer les actions liées à des systèmes complexes. Nous ne seront jamais omniscient mais cela ne nous prive pas du droit (voire du devoir, selon certains) d’essayer d’agir face à des enjeux complexes. Le designer systémique est alors aussi une figure de modestie et de persévérance.

Aller plus loin

Principales sources

Autres références de l’article

Nos fiches synthétiques ont pour objectif d’ouvrir le débat. N’hésitez pas à laisser vos remarques, compléments, corrections, idées, etc. en commentaire !

Vous pouvez également nous contacter : boussoledesdesigners@gmail.com

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éléonore sas
La Boussole des designers

UX designer et doctorante en géographie (La Rochelle Université-CNRS), je cherche à déconstruire/changer le rapport humain-nature occidental via un jeu sérieux.