Retarder ou éviter la chute ? Quelques stratégies de réduction de la vulnérabilité à l’épreuve

chloe Voisin-Bormuth
La Fabrique de la Cité
18 min readFeb 16, 2018

par Chloë Voisin-Bormuth | La Fabrique de la Cité

La résilience, un nouvel impératif ? C’est ce qu’il peut sembler à première vue : beaucoup en parlent, tous ne parlent pas de la même chose, si bien que la résilience pourrait n’apparaître que comme un nième concept marketing ne recouvrant pas grand-chose derrière. C’est certainement parfois le cas. Mais cela ne doit pas jeter de doute sur l’intérêt du concept. Cela rend au contraire primordial un effort de définition. Et surtout cela rend essentiel de s’interroger sur l’opérationnalité du concept en étudiant plusieurs cas concrets où une démarche de résilience a été mise en œuvre. Car l’intérêt de la résilience est finalement moins dans l’utilisation, plus ou moins heureuse, plus ou moins précise, d’un concept, que dans sa capacité à guider l’action et à fédérer les acteurs. Et cette action, c’est d’abord de réduire la vulnérabilité de nos sociétés face à l’aléa pour réduire l’ampleur du choc. Quelles sont les stratégies mises en place ? Quelle est leur efficacité ?

Être résilient ou faire mieux avec ce que l’on a…encore

Snow must go on : manifestation contre le changement climatique sur la Schloßplatz de Berlin en 2010 — Steffen Zahn — CC BY 2.0

Plusieurs changements majeurs introduisent une rupture dans la compréhension des risques urbains :

- le changement climatique d’abord. En raison de son échelle planétaire, de son ampleur, de son caractère irréversible et de sa capacité à provoquer des réactions en chaîne difficilement maîtrisables, il va bien au-delà de la multiplication de catastrophes naturelles. Il bouleverse ainsi « l’archipel du danger » (Quenault[1]) et représente un des plus gros défis que l’humanité aura à affronter dans les prochaines décennies.

- l’apparition de nouveaux risques systémiques de grande ampleur ensuite. Ceux-ci peuvent être de différente nature (sociaux, économiques, écologiques etc.) et sont liés à l’interconnexion généralisée accompagnant la mondialisation.

- et enfin, la prise de conscience de l’aspect fini ou du coût d’accès croissant de certaines ressources indispensables, comme l’eau, la nourriture ou les gisements de métaux. La Banque mondiale, dans un rapport publié en Mai 2016, souligne que la raréfaction de la ressource en eau fait peser un risque important sur la croissance économique (avec une perte pouvant aller jusqu’à 6% du PIB dans certaines régions) — et sur la stabilité politique dans le monde, avec d’importantes vagues migratoires à prévoir. Et une étude[2] venant d’être publiée dans Nature Sustainability par M. Flörke, C. Schneider et R.I. McDonald montre que plus d’une centaine de métropoles mondiales pourraient souffrir de pénuries en eau sévères d’ici 2050. Los Angeles, Jaipur, Dar es Salaam, Dalian ou Karachi seraient concernées au premier chef.

L’ampleur de ces changements contraint à ne plus penser seulement à la façon de réduire l’aléa (difficilement maîtrisable car d’échelle planétaire), mais aussi à celle de réduire la vulnérabilité de nos sociétés exposées à ces risques de nouvelle nature. La vulnérabilité d’une ville se définit comme sa capacité, plus ou moins grande, à préserver ses fonctions essentielles sous l’effet d’un choc ou d’une crise. Pour cela, deux possibilités : réduire leur exposition au choc ou les adapter suite à la perturbation. L’enjeu majeur devient alors celui de la durabilité : comment faire perdurer le plus longtemps ce que l’on a, et cela même face au choc ? Comment réduire l’impact du choc sur le système urbain ? Ainsi nombreuses ont été les contributions au colloque de Cerisy sur les « Villes et territoires résilients » que La Fabrique de la Cité, l’Institut Véolia et Sabine Chardonnet Darmaillacq ont organisé à Cerisy en septembre 2017, à insister sur l’idée selon laquelle réduire la vulnérabilité passe d’abord par le fait de « récupérer de la ressource » (Alexis Delaunay, ingénieur au Conseil Général de l’Environnement et du Développement Durable (CGEDD)) et de réduire ses dépendances. Economie circulaire, synécoculture, bâti modulaire etc., autant de voies explorées pour répondre à cette question : comment faire mieux avec ce que l’on a…encore ? Si cette nouvelle façon de produire la ville et de ménager la ressource peut contribuer à retarder la chute, suffit-elle à l’éviter ? Nombreux sont ceux à douter et à remettre en cause plus profondément le paradigme de croissance sur lequel nos sociétés urbaines sont aujourd’hui pensées, même dans leur versant « durable ». Et cela, pour plaider pour une approche véritablement systémique de la démarche de résilience et de réduction des vulnérabilités.

La raréfaction des ressources, un double défi pour la résilience des territoires

Un exemple des conséquences sur les villes de la raréfaction des ressources : la multiplication des épisodes de sécheresse en Californie — ©Kevin Cortopassi CC BY-ND 2.0

Il est difficile aujourd’hui d’ignorer la raréfaction des ressources, le coût croissant pour y accéder ou encore la perte accélérée de la biodiversité. Une étude d’Inge de Graaf (Université d’Utrecht) présentée lors de l’American Geophysical Union Fall Meeting en décembre 2016 a montré qu’environ 1,8 million de personnes pourraient vivre en 2050 dans des régions aux ressources en eau épuisée, ou sur la voie de l’être — au premier rang desquelles l’Inde, l’Australie, l’Argentine, la Californie ou encore le sud de l’Europe. Les raisons ? La croissance démographique et la hausse de la consommation individuelle, agricole et industrielle — qui expliquent l’épuisement de toutes les ressources naturelles, pas seulement de celles en eau. Sur l’ensemble du 20ème siècle (1900/2009), l’extraction mondiale de matières premières (biomasse, minéraux industriels et de construction, minerais métalliques, ressources énergétiques fossiles) est passée de 7 à près de 70 milliards de tonnes[3] ; d’ici 2020, elle devrait atteindre les 80 milliards de tonnes[4], soit le double de la quantité extraite 40 ans plus tôt, ce qui témoigne d’une nette accélération du rythme. Notre empreinte écologique mondiale dépasse en effet depuis les années 1980 la capacité de la terre à produire les ressources naturelles que nous consommons et à absorber les déchets que nous produisons.

Chaque année, le fameux « earth overshoot day » calculé par le Global Footprint Network arrive toujours plus tôt dans l’année : en 2017, nous avons consommé l’ensemble des ressources que la planète peut produire en un an en seulement 7 mois et dès le 2 août nous avons commencé à vivre à crédit. Certaines ressources sont bien sûr d’un point de vue géologique loin d’être épuisées. Toutefois le coût de leur exploitation va lui aussi croître en raison de la difficulté d’accès de certains gisements. McKinsey avance ainsi qu’exploiter un nouveau puit de pétrole dans 20 ans coûterait deux fois plus cher qu’aujourd’hui[5].

Un « Earth overshoot day » toujours plus précoce © Cmglee

Le constat est alarmant. Il pose un double défi pour la résilience des villes : d’une part, l’épuisement des ressources naturelles, indispensables à notre survie sur terre, représente un choc délétère susceptible de déclencher des réactions en chaîne (depuis l’impact environnemental de la surexploitation des ressources — émission de gaz à effet de serre, pollutions, surproduction de déchets, aggravation du phénomène de changement climatique — jusqu’à l’impact social — phénomènes migratoires de masse). Il exige par conséquent une réponse adaptative. D’autre part, cet épuisement des réserves, inégal à l’échelle de la planète, accroit la vulnérabilité des territoires face à d’autres chocs par la dépendance aux flux de ressources entrants qu’il entraîne.

L’économie circulaire : faire de la ressource un actif pour de nouvelles opportunités de croissance ?

Pollution dans un port Maltais ©Alain Bachellier

Comment faire face au défi de la transition énergétique ? Comment concilier développement économique, promotion du bien-être et maîtrise de la consommation des ressources naturelles ? 75% des déchets ne sont pas valorisés, seulement 2% des eaux sont recyclées, moins de 20% des énergies sont produites par des énergies renouvelables, 20% de l’eau en France est perdue à cause de fuites (Laurent Auguste, Veolia). Ces chiffres laissent apparaître une nouvelle voie pour résoudre l’équation « produire plus avec moins » : l’économie circulaire.

« l’économie circulaire est un élément de renaissance pour les territoires »

L’économie circulaire est un nouveau modèle de développement économique qui rompt avec le modèle de l’économie linéaire : extraire, fabriquer, consommer, jeter. Elle met en avant la possibilité d’utiliser de manière durable les ressources naturelles et de créer conjointement de nouvelles richesses — entérinant ainsi le paradigme économique basé sur la croissance. Valorisant l’échelle locale et les formes de coopérations entre acteurs locaux, l’économie circulaire repense les modes de production, de distribution et de consommation sur la base des circuits courts permettant d’optimiser les flux de matières et d’énergie, de la sobriété, de la prolongation du cycle de vie, de la mutualisation de l’usage (vs. la propriété) et du recyclage pour limiter autant que possible le gaspillage et la consommation de matières premières. Dans ce nouveau modèle économique, déchets et rejets deviennent de nouveaux actifs producteurs de croissance et sources de nouveaux emplois durables et non délocalisables, permettant à Laurent Auguste, directeur innovation et marché de Véolia, d’affirmer à Cerisy : « l’économie circulaire est un élément de renaissance pour les territoires ». Dans une étude sortie en 2015, Mc Kinsey estime d’ailleurs que l’économie circulaire pourrait permettre aux pays européens, d’ici 2030, de réaliser 1 800 milliards d’économie ainsi que d’augmenter leur productivité de 3% annuellement et leur PIB de 7% par rapport aux scénarios de croissance dans le modèle économique actuel [6].

Les trois domaines d’action et les sept piliers de l’économie circulaire selon l’ADEME

Quel lien entre économie circulaire et résilience ? L’économie circulaire permettrait d’une part de réduire l’empreinte écologique et d’agir ainsi directement doublement sur l’aléa (contre l’épuisement des ressources et contre les externalités négatives lui étant liées — comme le changement climatique) ; elle permettrait d’autre part de renforcer la robustesse des territoires en en réduisant la dépendance aux flux extérieurs et en en augmentant la force de cohésion sociale. En effet, un des arguments avancés en faveur de l’économie circulaire comme vecteur de résilience est bien celui de créer de nouveaux liens entre les acteurs locaux, dont on sait que la coopération est clé dans la gestion d’une crise, ainsi qu’entre les acteurs et leur territoire que les premiers doivent connaître finement pour mieux le gérer et l’adapter.

L’agriculture, cause et victime du réchauffement climatique… mais aussi espoir pour des villes plus résilientes ?

« Pray for rain » : Pancarte installée lors de l’épisode de sécheresse à Wichita Falls, Texas en Avril 2013 © Billy Hathorn — Wikimedia Commons

D’un côté l’agriculture, à la fois dans ses modes de production, et dans ses modes de consommation apparaît comme le mauvais élève du changement climatique et de l’économie circulaire. Les modes de production agricoles actuels contribuent en effet au changement climatique et accentuent l’aléa : à l’échelle mondiale, ils sont en effet responsables d’environ 25% des gaz à effets de serre ; le passage à des modes de production industriels a fortement participé à la déforestation, à la dégradation des sols et à leur moindre capacité de rétention de l’eau ; le passage à la monoculture et l’emploi massif d’intrants ont comme externalités négatives principales la pollution des sols et la perte de biodiversité. L’étude de Mc Kinsey montre que 31% des denrées alimentaires sont gaspillées le long de la chaîne de valeur.

De l’autre, l’agriculture apparaît comme la victime du changement climatique. Les principaux risques pesant sur elle sont la qualité et la disponibilité d’eau douce, l’élévation du niveau de la mer et les intrusions salines pour les régions côtières, une possible recrudescence des aléas climatiques tels que les inondations et les sécheresses et une élévation globale des températures mondiales — mais aussi, plus indirectement, les pics des prix alimentaires, la rareté des terres, la hausse des prix de l’énergie et des fertilisants.

Dans ce contexte, quelle stratégie de résilience pour assurer la sécurité alimentaire mondiale — sachant qu’il s’agira de nourrir plus de 9 milliards d’individus d’ici 2050 et, dans ce but, de doubler la production alimentaire mondiale ? La stratégie de résilience doit pouvoir se déployer selon deux axes principaux.

- Adaptation d’abord : il s’agit de développer des technologies et des modes de culture appropriées aux futures conditions climatiques, aptes à résister aux différentes dégradations et permettant de produire davantage sans épuiser les ressources ni les terres.

- Atténuation ensuite : il s’agit à la fois d’agir sur les modes de production agricoles pour les rendre moins émetteurs de gaz à effets de serre et plus respectueux de l’environnement et des ressources, et d’agir sur la demande en réduisant la surconsommation, le gaspillage alimentaire et en adaptant le régime alimentaire en direction de produits à plus faibles émissions.

En plus d’être cause et victime du changement climatique, l’agriculture ne pourrait-elle pas devenir une partie de la solution contre celui-ci ? Le « secteur des terres » pourrait contribuer de 20 à 60% au potentiel d’atténuation des émissions de gaz à effet de serre d’ici 2030 en jouant le rôle de pompe à carbone, en produisant des matériaux et des énergies renouvelables — et en réduisant la vulnérabilité des villes en leur offrant une alternative réelle à la dépendance alimentaire. En effet, les villes ne produisent aujourd’hui que rarement leur production agricole. Le lien fonctionnel entre elles et leur arrière-pays agricole s’est très largement affaibli, au profit d’un arrière-pays monde, entraînant une augmentation importante entre le lieu de production des denrées alimentaires et leur lieu de consommation — environ 2000 km.

Masatoshi Funabashi, chercheur au Sony Computer Science Laboratories, a fait la démonstration à Cerisy qu’une autre forme de production agricole est possible et que celle-ci peut fortement contribuer à la résilience des villes : la synécoculture. Il s’agit d’une nouvelle forme de maraîchage adapté au modèle urbain. Elle ne requiert qu’un espace réduit pour une production intensive et variée. Son principe repose sur une « polyculture mixte à biodiversité augmentée » (Funabashi) qui limite très fortement l’usage d’intrants et vise à augmenter la biodiversité pour garantir une meilleure production agricole. La polyculture, à l’opposé de la monoculture, est moins vulnérable aux aléas climatiques, sa diversité permettant l’adaptation et la survie d’un plus grand nombre d’espèces, sa diversité se nourrissant même des changements du climat : plus celui-ci est varié, plus la production est variée. Elle permet également de diversifier les apports alimentaires et de répondre ainsi à l’objectif de nouveaux modes alimentaires tout en créant un nouvel écosystème socio-économique local et durable, source de nouvelles coopérations entre les mondes urbains et ruraux ainsi qu’entre producteurs et consommateurs, favorisant les logiques de peer-to-peer. Ainsi au Sahel, la synécoculture a permis de transformer une terre inculte de 500m² de façon à ce qu’elle produise en un an plus de 150 espèces différentes et à ce qu’elle dégage des revenus supérieurs au PIB/habitant du Burkina Faso. Ainsi, des villes disposant d’options plus nombreuses seraient plus résilientes puisque leurs capacités d’adaptation seraient augmentées.

L’adaptable, le flexible, le modulaire : nouveaux paradigme de l’architecture et de l’urbanisme résilients

Les chantiers produisent jusqu’à 40 millions de tonnes de déchets par an pour 28 millions d’ordures ménagères ©Alexandre Prévot — CC BY-SA 2.0

Comment faire mieux avec l’existant ? Cette question se pose aussi directement dans l’urbanisme et dans l’architecture. Le défi de la résilience se pose à plusieurs niveaux :

- D’abord dans la réduction de l’empreinte écologique du secteur du bâtiment.

Le parc bâti par exemple représente aujourd’hui presque le quart des émissions des gaz à effet de serre en France. Le bâtiment en France et en Europe est le secteur le plus consommateur en énergie, avant l’industrie, notamment en raison de la consommation en électricité. Et les chantiers de construction produisent chaque année jusqu’à 40 millions de tonnes de déchets, pour 28 millions d’ordures ménagères. Si le bilan est lourd, le secteur du bâtiment a toutefois des marges d’amélioration certaines, notamment par l’intégration des principes de l’écoconception. Ceux-ci ont pour vocation de réduire l’impact environnemental du bâti en intégrant l’analyse du cycle de vie, des conséquences sociales et des coûts induits, et cela à chaque phase de sa conception et de sa maintenance. Cette stratégie permet ainsi de concilier à la fois développement durable et soutenabilité économique des projets éco-conçus. Les bénéfices de cette approche sont réels car ils relèvent d’une approche systémique du développement durable. Comme l’a montré Jérôme Stubler, président de VINCI Construction, lors du séminaire international de la Fabrique de la Cité à Lyon en juillet 2017, les projets éco-conçus réduisent à la fois la pression exercée par le secteur de la construction sur l’ensemble des ressources naturelles (énergie, eau, matières premières, biodiversité etc.) par une optimisation de leur utilisation et de leur protection et permettent de favoriser la santé. La fenêtre horizon développée par VINCI Construction et SunPartner Technologies transforme par exemple la fenêtre en micro-centrale électrique permettant tout à la fois de combattre les îlots de chaleur urbains, de favoriser la santé et le confort de l’usager par une régulation thermique et lumineuse optimisée et de favoriser un meilleur usage des bâtiments. Dans le même registre, l’outil développé par la chaire ParisTech-VINCI “Éco-conception des ensembles bâtis et des infrastructures” : Biodi(V)strict® permet d’analyser la biodiversité avant opération et en projection après opération, visant à réduire l’impact environnemental du projet et à favoriser une intégration réussie entre bâti et espaces supports de biodiversité.

- Ensuite dans la promotion de l’adaptabilité du bâti.

Le second levier d’action concerne l’adaptabilité du bâti, axe qui rejoint le précédent en ce qu’il permet de lutter contre l’obsolescence précoce du bâti, mas qui va au-delà en se concentrant sur la question des usages sur le long terme. Avec la résilience, il est accepté que la ville subit des chocs, brutaux ou délétères, qui la contraignent de s’adapter sans cesse. On pense naturellement aux catastrophes naturelles. Mais il peut s’agir également — et c’est d’ailleurs le cas le plus fréquent — d’une adaptation aux phénomènes, parfois très rapides, de croissance ou de décroissance urbaine d’un côté ou d’obsolescence des usages de l’autre.

Projet TANGRAM, ©Agence AUC

Flexibilité des usages et modularité de l’aménagement représentent de nouvelles pistes intéressantes, comme l’a montré à Cerisy François Decoster, architecte co-fondateur de l’Agence AUC. Elles permettent en effet de penser le bâtiment dans le temps long comme une structure adaptable à l’évolution des besoins et des usages, que celle-ci soit structurelle ou conjoncturelle. Tangram, lauréat de l’appel à projets Réinventer Paris, est composé de sept modules différents à assembler : « 1- Solid, des plateaux flexibles pour bureaux ou logements ; 2- Soho, des locaux d’activités en extension des logements ; 3- Appartement, un programme de logement social ; 4- Capable, un ensemble de logements livrés brut avec une grande hauteur sous plafond, et plateau d’activité productive ; 5- Coopératif, des logements et bureaux coopératifs ; 6- Vertical Factory, un plateau d’activité productive ; 7- Pavillon productif, plateau d’activité productive de plain-pied[7] ». La modularité se retrouve dans la possibilité de faire évoluer les différents modules dans leurs usages et dans le temps, mais également dans le processus même qui doit conduire à la conception définitive du projet, à savoir sur la base d’un atelier urbain participatif. Le bâtiment voit sa résilience augmenter par sa capacité à pouvoir se déformer et à reprendre ses formes en fonction des différents « chocs » subis.

Projet de l’AUC pour la friche FCB dans le quartier de Fives à Lille — © Agence AUC (François Decoster, Djamel Klouche et Caroline Poulin)

Songeons enfin à des types de chocs plus sourds, plus délétères : ceux dus à des frontières urbaines invisibles qui ont été érigées par un urbanisme ou une architecture clivants ou de rupture, qui introduisent des fragmentations nuisibles à la cohésion sociale — et donc à la résilience de la ville dans son ensemble. La réponse ici vient d’une attention nouvelle apportée à la mémoire du lieu et d’une compréhension fine de son fonctionnement social et spatial de façon à réussir à recréer du lien et de la cohérence entre les ensembles bâtis et sociaux grâce à des interventions porteuses de sens. François Decoster a ainsi présenté à Cerisy le projet de réhabilitation et de transformation de la friche FCB dans le quartier de Fives, un des plus défavorisés de Lille. Alors même que le site représente une enclave dans le quartier avec ses hauts murs qui bloquent la vue et les déplacements transversaux et qu’il incarne de façon radicale les conséquences dramatiques de la fin de l’industrie lourde et textile dans la métropole lilloise, le projet a pris clairement le parti de la continuité. Il assume le passé industriel du quartier et le met en scène sans nostalgie : les plus belles halles et les plus beaux bâtiments sont conservés et leur potentiel est révélé ; les usages sont réinventés mais dans la continuité avec les usages industriels du passé. Pas de high-tech tertiaire ici, mais un site consacré à la formation pour les métiers de l’hôtellerie et à la cuisine avec un food court, de l’agriculture urbaine et la délocalisation de l’unité de production de la pâtisserie Meert. Et surtout un site enfin ouvert et traversant, agrémenté d’un jardin, qui permettra aux habitants de se le réapproprier.

Les formes d’aménagement temporaires et réversibles présentent également de nombreux avantages : d’abord en favorisant un usage subtil de la temporalité dans l’urbanisme qui permet de créer une phase de dialogue et d’expérimentation, favorable pour lever les frontières invisibles, révéler le potentiel des lieux et rétablir une nouvelle forme de confiance entre les différents acteurs ; ensuite en redonnant aux usagers une place centrale en faisant de l’expérimentation et de la co-construction de la ville une étape essentielle à la définition et à la réalisation du projet urbain. Un des exemples les plus emblématiques de cette démarche est celui de Grands Voisins à Paris. L’occupation temporaire de l’ancien hôpital de Saint-Vincent de Paul par des associations, des entreprises solidaires, des start-up, et une structure d’hébergements pour les personnes démunies gérée par l’Association Aurore a permis de révéler le potentiel du site, de retisser des liens au sein du quartier par la création d’une nouvelle centralité et, enfin, d’aider à la définition de la future programmation du projet.

Plus douce sera la chute — mais la chute sera ? Un nouveau paradigme pour une démarche résiliente de long terme

Ces visions optimistes ne font pas l’unanimité. Nombreuses sont les voix qui s’élèvent pour montrer que les solutions proposées pour réduire la vulnérabilité des territoires, du fait même qu’elles restent solidaires d’une hypothèse de croissance, pérennisent le paradigme de la ponction des ressources. Fréderic Lemarchand, codirecteur du Pôle RISQUES MRSH-CNRS, à l’Université de Caen, a ainsi posé la question radicale suivante à Cerisy : « est-il possible de substituer indéfiniment du capital reproductible au capital naturel immanquablement détruit par nos activités économiques ? La résilience ne permettrait-elle que d’atténuer la chute, mais non pas de l’éviter ? »

Christian Arnsperger et Dominique Bourg, chercheurs à l’Université de Lausanne, nuancent ainsi fortement les espoirs fondés sur l’économie circulaire telle qu’elle est conçue aujourd’hui[8]. Ils montrent en effet « [qu’]une économie circulaire serait une économie dont le taux de croissance de consommation d’une matière donnée reste en deçà d’1% par an, car si on excède ce niveau, même en recyclant 80% de la matière, cela ne changerait pas grand-chose[…] Si on veut que l’économie soit en harmonie avec les capacités du système Terre, il faut donc non seulement stabiliser, mais aussi réduire éminemment les flux qui entrent dans le système économique […et] les volumes de toutes nos activités[9] ».

Ce que montre cette dernière position, c’est, d’un côté, le caractère prometteur de toutes les actions lancées qui témoignent d’une prise de conscience essentielle de notre capacité à agir pour réduire nos vulnérabilités en modifiant nos modes de production pour qu’ils respectent l’équilibre de nos ressources ; mais c’est aussi, de l’autre, l’insuffisance actuelle des actions menées et la nécessité de poursuivre les efforts selon deux axes principaux :

- Promouvoir une action réellement systémique : ce n’est pas parce que chaque secteur pris isolément développe une stratégie de réduction de la vulnérabilité que l’économie, la société ou la ville deviennent dans leur ensemble moins vulnérables et plus résilientes. Daniel Florentin, chercheur post-doctorant au LATTS a ainsi cité à Cerisy l’exemple des incinérateurs de déchets en Allemagne, qui certes, conformément aux principes de l’économie circulaire, permettent de produire chaleur et électricité à partir de déchets. Toutefois, ils se sont aujourd’hui multipliés au point qu’il est désormais nécessaire d’importer des déchets de toute l’Europe pour pouvoir les alimenter…

- Réussir à ne pas adapter que nos modes de production, mais aussi nos modes de consommation pour éviter le fameux « effet rebond » qui conduit à ce que les gains environnementaux obtenus par l’adoption d’une nouvelle technologie soient annulés par une augmentation des usages. Par exemple, les usagers d’une voiture économe en essence vont en profiter aller plus loin pour la même quantité d’essence consommée au final — et non pour économiser sur le volume d’essence.

Un changement de paradigme plus profond est donc nécessaire à la mise en place d’une démarche de résilience de long terme. Et ce n’est pas le moindre des défis que de réussir à continuer à faire des villes les lieux du « plus » (plus de bien-être, d’activités, de mouvement, d’interactions, de projets etc.) avec… moins.

La Fabrique de la Cité tient à remercier Maya Cohen, doctorante à l’Université Paris Diderot, pour sa contribution à ses travaux sur la résilience.

[1] Quenault, B et alii (2011) Vulnérabilités et résilience au changement climatique en milieu urbain: vers de nouvelles stratégies de développement urbain durable? MSHB, pp.203.

[2] Flörke et alii (2018) “Water competition between cities and agriculture driven by climate change and urban growth” Nature Sustainability volume 1, p. 51–58

[3] https://www.eea.europa.eu/data-and-maps/figures/global-total-material-use-by

[4] OCDE (2008), Perspectives de l’environnement de l’OCDE à l’horizon 2030

[5] McKinsey Global Institute (2011), Resource Revolution: Meeting’s the world’s energy, materials and food and water needs

[6] McKinsey Global Institute (2015) Growth within: a circular economy vision for a competitive Europe. https://www.mckinsey.com/~/media/mckinsey/business%20functions/sustainability%20and%20resource%20productivity/our%20insights/europes%20circular%20economy%20opportunity/growth_within.ashx

[7] http://arsenal.napsy.com/projets/2576-tangram.html

[8] Arnsperger A, Bourg, D (2016) « Vers une économie authentiquement circulaire. Réflexions sur les fondements d’un indicateur de circularité », Revue de l’OFCE 2016/1 (N° 145), p. 91–125.

[9] http://www.millenaire3.com/interview/croissance-verte-economie-circulaire-et-economie-permacirculaire

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