L’innovation municipale

Depuis quelques jours, nous avons la chance d’accueillir de nouveaux membres dans l’équipe du LIUM (voir affichages précédents). Ils se joignent à l’unité Innovation et Expérimentation du lab dont un pan de notre stratégie d’innovation reste à développer au sein de la ville.

En attendant de présenter cet axe stratégique et les initiatives qui en découlent, il peut être intéressant de présenter un peu certains éléments spécifiques à l’innovation municipale. Le hasard veut qu’un petit livre a été publié récemment sur le sujet par Gérard Beaudet et Richard Shearmur: L’innovation municipale — sortir des sentiers battus.

Premier intérêt de ce livre: proposer une définition simple et élégante de l’innovation, que j’ai un petit peu modifié:

« L’innovation c’est la mise en oeuvre d’une idée ayant un caractère de nouveauté et répondant avec succès à un besoin ou une demande. »

Cette définition souligne que l’innovation se fait dans l’action, la mise en oeuvre, et pas seulement dans la théorie. Le point que j’ajoute est le caractère de nouveauté, et il se veut vaste, c’est une nouveauté relative: intégrer au sein d’une organisation quelque chose développé ailleurs répond à ce critère de nouveauté, ceci va provoquer du changement et va généralement nécessiter une adaptation. La notion de succès est intéressante: on peut effectivement dire que l’on a été innovant lorsqu’un résultat, un impact, ont été atteint. En même temps, il faut être conscient qu’un processus d’innovation va souvent mener à des insuccès. Ça fait partie de la démarche d’expérimentation.

Second intérêt de ce livre: positionner l’innovation municipale à la fois comme un prolongement de ce qui se fait dans les entreprises tout en mettant de l’avant certains éléments spécifiques. Je vous invite à lire ce livre facile d’accès et qui démontre, exemples historiques et présents à l’appui, combien les villes sont et ont toujours été des machines à innover.

Le présent billet va se concentrer sur quelques points qui ne sont pas nécessairement abordés dans le livre et qui, à mes yeux, font de l’innovation municipale un champ de réflexion à part, un espace passionnant mais difficile à aborder.

Intrication territoriale

En matière d’innovation, les villes doivent gérer un paramètre que peu d’autres organisations rencontrent: l‘intrication territoriale, le fait de devoir intégrer un ensemble de systèmes complexes, théoriquement indépendants, mais ultimement connectés par une densité dans l’espace qui fait que tout est lié. Plus concrètement, les réseaux d’eau ne sont pas directement liés à la mobilité. Pourtant le fait que les réseaux d’eau passent sous les rues fait que lors d’une mise à jour significative des réseaux d’eau ces derniers auront nécessairement un impact sur la mobilité. Sans parler de l’impact d’un bris de canalisation passant proche du tunnel de métro!

C’est la nature des systèmes complexes que tout soit lié: l’éducation, la santé, la justice. Tout est lié, mais souvent dans des causalités intangibles. Dans les villes, nous combinons ces complexités sociales intangibles avec d’autres, de nature physiques et tangibles. Donner de l’espace à un usage va généralement en retirer à un autre. Les efforts de mutualisation ou de mixité des usages rendra ces usages interdépendants dans l’espace physique. Bref, dans une ville plus qu’ailleurs, tout se tient: la santé est liée aux aménagements, la mobilité est liée à l’offre de logement, l’économie est liée à la mobilité; les exemples et les liens de cause à effet pourraient se poursuivre à l’infini.

Cet enchevêtrement de liens, parfois physiquement visibles, parfois invisibles, a évidemment des effets conséquents sur les démarches d’innovation: tout changement sur une dimension va nécessairement affecter les autres. Innover dans le design des rues doit prendre en compte l’accès aux infrastructures souterraines, le déneigement, la rétention de l’eau de pluie, les besoins des usagers (des plus vulnérables à ceux qui veulent se déplacer efficacement), la canopée, le dynamisme économique, etc. Depuis un siècle, les théories de gestion favorisent la spécialisation et la minimisation des interdépendances entre disciplines via des interfaces limitées et clairement identifiées. Bien que certaines théories récentes proposent une vision holistique, le gros des principes de gestion s’adaptent de manière limitée à la complexité de l’intrication territoriale des villes… et donc de l’innovation qui peut s’y faire.

Pour le bien commun

Élément moins spécifique aux villes, mais qui prend une dimension particulière avec l’intrication territoriale: le service du bien commun. Dans la majorité des organisations, l’innovation peut se contenter d’être au service d’un nombre spécifique de besoins, ceux des clients, tout en se permettant de négliger les besoins des autres. Aujourd’hui, nombre de services peuvent se limiter à exister sous forme d’application mobile, même si cela rend ce service inaccessible à plusieurs catégories de personnes pour des questions de revenus, de littératie ou encore de situation de handicap.

Évidemment, un service public ne peut pas se permettre de négliger une partie de la population ou d’avoir des externalités négatives. L’enjeu du non-recours à des services publics, ne serait-ce qu’à cause de barrières perçues par certaines personnes ou d’une complexité administrative exagérée, est bien documentée. L’intégration complète et tous les besoins demeure généralement imparfaite, mais dans l’ensemble les villes et organismes publics font des efforts considérables pour que les services bénéficient à chacun individuellement ainsi qu’à l’ensemble collectivement et de plus en plus tout en préservant voire en améliorant l’environnement.

En d’autres termes, une administration publique peut difficilement se permettre d’avoir quelques créatifs redessinant un nouveau service, un nouveau produit et le lancer ainsi comme c’est le cas pour de nombreuses entreprises innovantes en visant à répondre à certaines clientèles. Il est nécessaire d’avoir un niveau de réflexion approfondie intégrant une large gamme de besoins et d’impacts. Dans ce contexte, la numérisation des services municipaux doit être pensée en conjonction avec l’évolution des services présentiels, toujours dans le contexte d’intrication.

Comment innover dans ces conditions

Bien qu’il existe quelques cas d’espèce similaires à des startups qui peuvent rapidement mettre sur pied de nouvelles générations de services gouvernementaux, comme le modèle Startup d’état en France, cette approche reste l’exception.

Il est donc nécessaire de faire appel à des modèles adaptés et différents de ceux de l’entreprise ou déployés au sein de d’autres organismes, même s’ils peuvent être source d’inspiration. Cela implique des méthodologies mobilisantes capables d’intégrer un nombre important de parties prenantes, parfois avec des besoins divergents. Comme dans tout processus d’innovation, cela prend des modèles d’expérimentation et d’itération, mais probablement sur des séquences temporelles plus longues, notamment parce que les liens intangibles peuvent mettre un certain temps à se matérialiser. Enfin, il faut également envisager des modèles de mesure d’impact adéquats, prenant autant en compte des indicateurs de succès que des externalités envisagées et surtout permettant de comprendre la dimension systémique et les impacts indirects.

De nombreux modèles existent pour supporter ce genre d’approche systémique: Théorie du changement, Théorie U, Approche de l’enquête appréciative, etc. Mais ce ne sont là que des cadres et des guides généraux. Leur application à l’échelle urbaine nécessite une adaptation, du design, des mises en application concrètes et le développement de compétences pour savoir conjuguer avec la complexité, l’ambiguïté et l’émergence, autant d’éléments sur lesquels nous allons travailler cette année.

Comme le soulignent Beaudet et Shearmur, l’innovation municipale n’a été que peu étudiée jusqu’à présent; pourtant c’est un espace avec des spécificités qui méritent d’être regardées de plus près. Ce billet se veut une contribution à cette réflexion; les prochains mois seront l’occasion de vous partager nos observations sur le sujet.

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Stéphane Guidoin
Lab d'innovation urbaine de Montréal

Expert en innovation et stratégie, avide consommateur de chocolat, cycliste invétéré