La Controverse de Valladolid ou les éternelles tribulations de “l’Autre”

Max Jean-Louis
Les Oubliés de l'Histoire
5 min readMar 27, 2021

En 1492, Christophe Colomb parti de l’Europe pour les Indes orientales, “tombe” sur le continent américain. C’est l’un des premiers “chocs des civilisations ” de l’Histoire.

En arrivant dans le « Nouveau Monde », les Conquistadores croient être parvenus à une sorte “d’avant-poste” des Indes Orientales, d’où le nom d’Indes Occidentales qu’ils choisissent pour appeler l’Amérique. Parallèlement, les aborigènes, en voyant les européens débarquer, ont pensé qu’il s’agissait de la descente de dieux sur Terre.

Dans son Journal de bord, en date du samedi 13 octobre 1492, soit le lendemain de sa “découverte” de l’Amérique, Colomb décrit ce qui sera appelé un « bon sauvage »:

Ce sont des gens très beaux. Leurs cheveux ne sont pas crépus, mais lisses et gros comme les crins du cheval. Ils ont tous le front et la tête très larges, plus qu’aucune race que j’aie vue jusqu’ici, et les yeux très beaux et non petits ; aucun d’eux n’est brun foncé mais bien de la couleur des Canariens […], ils ont tous semblablement les jambes très droites et le ventre plat, très bien fait.”

En opposition à ce Colomb émerveillé, on trouve, quelques années plus tard, plus précisément en 1516, Pietro Martire d’Anghiera, dans La Découverte de l’Amérique, qui décrit les amérindiens en affirmant que:

« Il n’est personne qui les voie sans que ses entrailles frémissent d’horreur, tant la nature et leur cruauté leur ont donné un aspect repoussant et infernal. Je l’affirme d’après ce que j’ai vu et, avec moi, tous ceux qui ont couru à Madrid pour les examiner. »

Pour désigner les populations autochtones, sont donc utilisés les termes « indiens », mais aussi « naturels », « sauvages », « primitifs » et « barbares ».

Parmi les pratiques particulières de certains peuples autochtones présents sur le continent américain, l’une d’elles retient particulièrement l’attention et est exagérée à souhait: il s’agit de l’anthropophagie, du cannibalisme des Caraïbes….

Le nom « Caraïbe » est utilisé par les Espagnols pour désigner les autochtones des petites Antilles. Contrairement aux Arawaks et Tainos des Grandes Antilles connus pour leur grand pacifisme, les Caraïbes sont présentés comme de sanguinaires guerriers qui mangent leurs ennemis capturés en guerre. Le nom Caraïbe est choisi par les Européens car ces derniers croyaient entendre les mots « Caniba » ou « Cariba » prononcés par les Taïnos pour désigner ces ennemis cruels du Sud . Ces mots, en langage arawak signifiaient « homme terrible » et « homme fort »… Cela est attesté dès le mardi 11 décembre 1492 par Colomb dans son Journal de bord. Ce sont donc des vocables de cariba et caniba que seront originaires respectivement les mots « Caraïbes » et « Cannibale ».

Ce cannibalisme, toutefois, peu évoqué par Colomb sera abordé de manière plus systématique par d’autres figures des XVe et XVIe siècles, tels que: Alvarez Chanca, Nicola Scillacio, Pietro Martire mentionné plus haut sans oublier Théodore de Bry et ses gravures…

L’anthropophagie, rituelle ou nourricière, de certains aborigènes est donc érigée en norme et en trait caractéristique principal de l’ensemble de ces peuples. Il faut rappeler que l’anthropophagie existait aussi en Europe, depuis belle lurette. Sur le Vieux Continent, elle a été surtout pratiquée pendant les périodes de grande famine ou lors des états de siège de certaines cités quand les provisions venaient à manquer…

Ainsi, le cannibalisme, ayant été généralisé sans ambages à l’ensemble des populations du « Nouveau Monde », devient le principal prétexte pour asservir ces peuples et les « christianiser ». C’est alors que sera débattue lors de la controverse de Valladolid, en 1550 et 1551, la question de savoir si les Indiens ont une « âme ».

Comme le remarque habilement, Lilian Thuram dans la Pensée Blanche (2020), “l’humanité” des amérindiens ayant été très clairement établie par la bulle papale « Sublimus Deus » du 2 juin 1537, dont nous avons parlé lors d’un précédent billet (ici), il s’agit en réalité de juger s’il est «légitime de convertir au christianisme les Indiens d’Amérique par la contrainte et de les soumettre au travail forcé ».

La Controverse de Valladolid sera donc un débat politique et religieux commandé par Charles Quint, opposant principalement le dominicain Bartolomé de Las Casas et le théologien Juan Ginés de Sepúlveda, en 1550 et 1551, au collège San Gregorio de Valladolid, en Espagne. Des échanges épistolaires viendront compléter les arguments exprimés lors des deux séances d’un mois organisées.

Si les deux débatteurs s’accordent sur la nécessité de convertir les amérindiens au christianisme, leurs opinions divergent sur le moyen d’y arriver. D’un côté, Las Casas défend avec ardeur et passion la cause des indigènes, des « bons sauvages », « dépourvu de rancune, de haine, de désir de vengeance ». Il priorise ainsi une colonisation pacifique.

En face de lui, Sepulveda veut légitimer l’esprit de conquête des Européens. Pour lui, l’Europe, dans le « Nouveau Monde » apporte la civilisation. L’amérindien est dépeint comme un sauvage, demeuré dans un état d’animalité primaire ayant une violence aveugle. Sont pris en exemple les actes d’anthropophagie rituelle et nourricière imputés sans distinction à ces peuples. La religion chrétienne importée par les Européens donnerait donc à ces populations des valeurs morales en même temps qu’elle permettrait de les sauver de la damnation éternelle. Afin d’atteindre ces objectifs, l’utilisation de la force est jugée légitime…

Si les deux « parties » se considèrent comme vainqueurs, à la fin de la Controverse, en réalité le vrai gagnant est l’ethnocentrisme, attitude consistant à faire de sa culture le centre de toutes les autres. Une différence, par la force des armes, réelles ou métaphoriques, devient supériorité.

L’ethnocentrisme, hélas, est toujours d’actualité: certaines cultures, certaines religions telles que le vodou ou même l’islam sont perçues par plusieurs comme des pratiques étranges, sanguinaires, rétrogrades et mêmes « inhumaines ».

La Controverse de Valladolid est aussi un prisme historique qui permet de scruter et mieux comprendre le racisme d’aujourd’hui. Dans certains imaginaires contemporains, à cet “autre” amérindien, dont parlait déjà Tzvetan Todorov dans La conquête de l’Amérique. La question de l’Autre (1982), ont succédé ces nouveaux “autres” à savoir: le Noir, l’Arabe, etc., perçus, en grande partie, comme « voyous» par nature, ne pouvant maîtriser leurs instincts primaires et dépourvus de toute boussole morale. Cela, par exemple pourrait expliquer les violences policières dont sont victimes les Noirs aux Etats-Unis. Cela permettrait aussi de comprendre les discriminations dont les minorités sont la cible que ce soit pour trouver du travail ou un logement…

Certaines perceptions, certains réflexes ont la vie dure. Il faudrait traverser bien des mers et des rivières avant de les déchouquer, avant de les déraciner…A cela nous sommes condamnés !

Max Jean-Louis

Cristóbal Alvarado Minic — flickr

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Max Jean-Louis
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MBA, Commissaire d'art, Journaliste et Spécialiste en Engagement Communautaire. MBA, Art Curator, Journalist & Community Engagement Expert