L‘enfant qui ne peut pas croire au Père Noël

Catherine Leduc
Lézamimo
Published in
9 min readDec 23, 2017

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Noël approche à grands pas. Cette tradition très ancienne nous invite à faire de ce jour la joie des enfants, nous en avons presque oublié le sens. Dans quelques jours, ce sera la fête de la nativité. Les enfants n’ont pas demandé à être là mais ils sont notre promesse à l’avenir. C’est un mystère qui traverse le temps, les civilisations et les sociétés. Célébrer la nativité nous rappelle l’universalité de notre condition humaine. Sans enfants, nous ne sommes rien. Si des enfants naissent au monde, il faut rêver pour eux un avenir. Si nous ne le faisons pas, nous sommes juste irresponsables.

Noël approche à grands pas, je ne voudrais pas jouer les troubles-fêtes. J’écris juste ma petite lettre au Père Noël.

Cher Père Noël,

Si tu existais, ce serait chouette. Tu pourrais par exemple sortir de ta hotte un beau paquet de rêves pour tous les adultes pressés de ranger les enfants dans des cases. Tu pourrais planter dans leur crâne une petite lumière qui grandirait avec eux. Elle leur donnerait les idées qu’ils n’ont pas.

Si le Père-Noël existait, ce serait chouette. Surtout pour les enfants qui ne ne peuvent pas y croire.

C’est l’histoire de Lorenzo, il a cinq ans et demi. Lorenzo va fêter Noël comme il se doit avec ses parents, ses frères et ses sœurs. Il recevra sûrement une montagne de cadeaux. Il les alignera peut-être au pied du sapin, à moins qu’il n’y porte aucun intérêt. Peu importe à vrai dire, il sera choyé, aimé et respecté pour ce qu’il est. Un enfant. Sa famille n’est pas différente des autres, elle rêve d’un avenir pour lui. Ils ne demandent pas la lune, ils rêvent juste comme tous les parents qu’il apprenne à grandir et qu’il devienne autonome. Mais là, le bât blesse. Comme celui de l’âne que l’on force à avancer malgré la charge sur son dos bien trop grande pour lui.

Il paraît que l’avenir d’un enfant se joue avant six ans. Pour Lorenzo, on ne se pose même pas la question. Ses parents pensent à son avenir depuis cinq ans et demi mais dans six mois, ce serait fichu?

En fait, on a déjà déclaré que c’était fichu depuis qu’il a atteint l’âge canonique de trois ans et demi. Je n’en reviens pas mais c’est comme ça. On ose penser cela pour un enfant.

Qui est ce on, me diras-tu? Pronom indéfini, vaguement inclusif, souvent bien pratique pour se dédouaner collectivement. On, c’est souvent eux, ceux-là, sans plus de précision, avec un petit moi dedans.

Pour Lorenzo, ce on c’est moi, c’est toi, c’est nous tous. Ce on, c’est la société française toute entière. Lorenzo est un petit garçon autiste.

Aujourd’hui, on a envie d’arranger les mots. On a envie de dire qu’il est “porteur d’un trouble du spectre autistique”, comme si cela allégerait la charge. Certains veulent le voir comme un handicapé, d’autres comme une personne différente. Pour moi, c’est d’abord un enfant de cinq ans et demi. Un enfant qui se développe.

Mais, on fait une différence entre Lorenzo et tous les autres enfants de cinq ans et demi. Pour Lorenzo, pas la peine de croire au Père-Noël. On a décidé pour lui qu’il n’aurait pas d’avenir. Extrait:

-Votre enfant ne saura jamais parler, Madame. Il n’apprendra jamais rien. Pas la peine de rêver. Mais on va bien s’occuper de lui, ne vous inquiétez pas.

-Oui, mais on pourrait essayer des séances d’orthophonie? Une psychothérapie? Quelque chose?

-Madame, ne vous faites pas d’illusions. Même s’il faisait des séances d’ortho, tout ce qu’il arriverait à faire, ce serait comme un petit chien qu’on conditionne. Le retard est trop grand. On a des éducateurs, on sait comment l’occuper. Laissez-nous faire notre travail.

Il y a trois ans, la maman de Lorenzo a fait comme toutes les mamans du monde. Elle est allée à l’hôpital parce qu’elle voyait bien que quelque chose clochait. Elle a trois autres enfants, elle sait qu’il n’est pas “normal”. Il ne fait pas de crises, non, et elle sait très bien gérer le quotidien. C’est juste que la communication est compliquée. Très compliquée. C’est l’hôpital psychiatrique qui prend le dossier. Elle n’a pas trop le choix, en France c’est comme ça que ça se passe.

La maman de Lorenzo attend de l’aide, des réponses, une prise en charge. Elle attend. Le diagnostic tarde à arriver. Les évaluations se succèdent, on ne sait pas ce qu’il a. On attend. Le pédopsychiatre a tout de même signé son admission à l’hôpital de jour. Lorenzo a deux et demi. Puis trois ans. Puis trois et demi.

L’heure de l’école sonne. Elle veut l’y inscrire comme ses autres enfants mais là, ça se complique encore. Il lui faut une AVS (Auxiliaire de Vie Solaire). Elle en obtient une. Une matinée par semaine, pas plus. Lorenzo va à l’école une matinée par semaine. Quand l’AVS n’est pas là, l’école n’en veut pas. De toute façon, il va à l’hôpital de jour, c’est déjà pas mal. (Sic)

Quand Lorenzo arrive sur ses quatre ans et demi, sa maman s’inquiète vraiment beaucoup. Elle ne le voit pas du tout évoluer, pourtant elle sait qu’il est intelligent. Les mamans pensent toujours cela de leur enfant, me diras-tu. Quand un enfant est déficient, il ne fait pas des puzzles de 20 pièces à deux ans. C’est ce qu’elle se dit, elle se le répète, elle a bien entendu raison.

Mais Lorenzo ne parle toujours pas. Il babille tout au plus, il fait des lallations. Il prend le bras et utilise la main pour qu’elle fasse ce qu’il veut. La main de sa mère comme la main de celui qui est là, il n’a pas appris autre chose. Il ne tient pas assis sur une chaise plus de trois secondes, et ne regarde jamais dans les yeux. Il aligne des objets, agite ses petites mains quand il est content. Il se coule comme une poupée de chiffon quand on veut le porter, et il est pris de passion par tout ce qui se feuillette. Il est comme ça parce qu’il est autiste. Le mot est enfin lâché, Lorenzo a presque cinq ans.

Le diagnostic prononcé et écrit noir sur blanc, la maman de Lorenzo entame des démarches pour qu’il soit suivi dans un SESSAD (Service d’éducation et de soins spécialisés à domicile) parce qu’elle veut une prise en charge adaptée. L’hôpital de jour, c’est bien joli mais elle ne voit pas beaucoup d’efficacité. Elle veut des éducateurs et des psychologues mais aussi des orthophonistes et des psychomotriciens. Sauf qu’il n’y en a pas à l’hôpital de jour. Enfin, il y en a mais à dose tout à fait homéopathique.

La réponse du SESSAD est effrayante, kafkaienne en fait: Nous ne prenons en charge que les enfants scolarisés à temps plein ou quasi temps plein. Lorenzo ne va pas assez à l’école, il a trop de retard.

Le choc est rude, très rude. Elle a fait tout ce qu’on lui a dit de faire. Elle a confié son enfant à l’hôpital, elle a attendu qu’il évolue comme on le lui a demandé, mais maintenant “il a trop de retard”! Si même les structures spécialisées excluent, où va-t-il aller?

Elle ne baisse pas les bras. Elle décide de faire quelque chose qu’on ne lui a pas demandé. Oh, la dissidence n’est pas extrême. Lorenzo ne manque jamais sa demi-journée d’école par semaine ni les plages prévues à l’hôpital de jour dans son emploi du temps. Elle cherche juste une orthophoniste en libéral. C’est sur moi que ça tombe.

Pour des raisons économiques, la sécu ne veut plus payer les honoraires des libéraux si l’enfant est déjà pris en charge dans une structure publique (affaire “double prise en charge”). Je prends quand même le risque de lui dire oui parce qu’elle est déboussolée. Elle pleure presque au téléphone. Je lui propose aussi un suivi avec une psychologue en libéral que je connais pour son expérience dans l’autisme. Elle accepte de payer de sa poche ces séances-là, elles ne sont pas remboursées par la sécu.

Lorenzo présente une forme légère d’autisme alors il accède très vite aux pré-requis de la communication. Puis il se met à parler. Des mots arrivent dans sa bouche, de plus en plus de mots. Maintenant, il ne prend plus jamais la main pour obtenir quelque chose parce qu’il sait faire des demandes. Il regarde son interlocuteur, il va même vers les enfants dans ma salle d’attente. Il aime les câlins. Autiste, il l’est toujours. Il a juste appris les rudiments de la communication. Sans prise en charge, il ne pouvait pas l’apprendre.

C’est une bonne nouvelle, me diras-tu? Oui, mais en fait pas vraiment. La question de son avenir ne se pose toujours pas pour la société. On a déjà prévu la réponse. La maman de Lorenzo a demandé son maintien en grande section de maternelle mais on en a décidé autrement. Ce sera l’IME. Institut médico-éducatif. Endroit où l’on accueille les enfants incapables de suivre une scolarité “normale”. C’est-à-dire tous les enfants avec “un trop gros retard”. Autant dire déficients toutes causes confondues, et très peu de temps consacré aux apprentissages fondamentaux. Lire, écrire, compter, ce n’est pas la priorité dans les IME.

La règle de base que l’on suit encore en France est un sophisme éhonté. On fait semblant d’ignorer tout ce qu’on a appris sur l’autisme depuis plus de 30 ans.

Le handicap mental est institutionnalisé en France. Or les autistes sont déficients. Donc les autistes sont institutionnalisés.

Sauf que Lorenzo n’est pas déficient. Il est “seulement” autiste. Il est parfaitement capable d’apprendre. En fait, il sait même déjà lire. Et oui, à force de feuilleter plein de livres, il lit et comprend beaucoup de mots. Même son enseignante l’a remarqué. “C’est le seul de sa classe qui sait reconnaître tous les prénoms des enfants.” s’est-elle étonnée.

Mais tout cela n’a pas d’importance. L’avenir de Lorenzo, cinq ans et demi, est déjà décidé. Sa mère n’a rien à dire. Il doit grossir les rangs des instituts parce que… Et bien, parce que c’est comme ça.

Signez en bas de la page, Madame. Si vous ne signez pas, nous pouvons faire un signalement auprès du juge.

Oui, tu as bien lu. La menace de signalement aux services sociaux n’est pas exceptionnelle. La maman de Lorenzo a signé, elle n’a pas eu le choix. Elle espère juste qu’on ne lui donnera pas une place en IME trop vite. Elle espère que Lorenzo fera encore plus de progrès pendant ce temps-là. Elle espère qu’elle saura faire seule le travail que l’école aurait dû faire. Pour Lorenzo, l’école n’est pas un droit acquis. Il doit faire ses preuves.

Sa maman est déjà bien fatiguée. Elle a quatre enfants. Il va falloir tenir.

Il y a plein de petits Lorenzo en France, plein de petits enfants de trois ans et demi qui deviennent déficients par faute de prise en charge adaptée et précoce. Pourquoi? Parce qu’on ne fait rien. On ferme les yeux. On ne veut pas savoir. On préfère dire que les autistes sont des attardés ou des psychotiques. On préfère attendre qu’ils fassent leurs preuves sans leur en donner les moyens.

On devrait tous être concernés par le cas de Lorenzo. Pas parce que l’autisme a été déclaré “grande cause nationale” mais parce que nous savons fêter Noël. Cette grande fête de la nativité célèbre notre pouvoir de mettre au monde des enfants, très bien. Et après? Qu’en fait-on? Que décide-t-on de leur donner comme modèle pour faire société? Comment peut-on se targuer d’appartenir à une “civilisation évoluée” si l’on est capable de parquer des enfants dans une zone sans avenir et des familles dans une zone de non-choix?

Il ne s’agit pas de s’indigner mais de réfléchir. Qu’est-ce qui dérange autant la société pour qu’elle traite ses enfants avec autant d’hypocrisie et d’impotence? Qu’est-ce qui empêche Lorenzo d’aller à l’école, au fond? Il dérange les autres? Il est trop compliqué à gérer? Il fait peur? De quoi cet enfant est-il coupable?

Les enfants autistes sont d’abord des enfants, ils méritent un avenir comme tous les autres. Leur place est à l’école, au milieu de tous. C’est à la société de créer les conditions pour qu’ils aient un avenir. Les moyens existent, les connaissances existent, des professionnels existent. Mais l’inclusion scolaire n’existe pas en France. Par rigidité, par peur et par ignorance. L’école et la société serait-elle autiste?

L’ignorance ne devrait pas être difficile à combler, c’est une question de volonté. La peur est une émotion qu’on peut surmonter, c’est aussi une question de volonté. Être moins ignorant aide, quoi qu’on en dise. La rigidité est certainement le plus gros problème dans la société française tant on est engoncé dans un cadre de pensée pesant. Pour autant, c’est encore une question de volonté. Il n’y a rien d’insurmontable. Inclusion contre exclusion, parcours individualisés contre standardisation, c’est tout à fait possible.

Cher Père Noël, si tu existais, ce serait peut-être pas si chouette. On pourrait te demander de planter dans la tête des enfants un joli programme bien ficelé pour qu’ils soient tous pareils et parfaits. En une seule nuit, ce serait difficile, je veux bien te croire. Mais ce serait pas grave, tu n’aurais qu’à apporter de jolis paravents, on serait pour toujours dans le meilleur des mondes…

Noël arrive à grands pas. Que va faire le Père Noël? Mystère…

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Catherine Leduc
Lézamimo

Passionnée idéaliste en quête de sens et d’énergies. J’aime les renards et les petits princes #utopieréaliste (et j’adore mon métier d’orthophoniste!)