Le temps des cartes postales est révolu

La crise

Ariane Picoche
Madrid tout cru

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Amandine est une fille du sud-ouest très attachée à ses origines. Généreuse, douce, élégante. Elle porte des chapeaux en hiver. Nous sommes proches et différentes. Elle est enfant unique et vote à droite. Moi l’inverse. Mais nous partageons de jolies discussions, des fous-rires absurdes et le même perfectionnisme. Je l’ai rencontrée à l’occasion du Festival de Cannes 2009, où nous faisions toutes les deux un stage. Elle était étudiante dans une école de com’ à Bordeaux ; j’apprenais les rouages de la production cinématographique. Nous avions beaucoup de rêves. Elle a rejoint Paris l’année suivante. Ensemble, nous avons traîné nos guêtres à Milan, Athènes et Berlin. Et aujourd’hui Madrid. Elle m’avait manqué. Nous avons chanté sous la pluie. Critiqué mes colocataires. Goûté les churros de San Ginés. Découvert un karaoké planqué dans un parking, le Master Plató. Et entre deux éclaircies, nous sommes tombées sur une manifestation contre la politique austère du gouvernement Rajoy. Les anarchistes, les infirmières, les étudiants, les retraités, les anti-franquistes et les pro-Podemos se tenaient par la main. Foule sentimentale. Nous avons frôlé la colère.

La crise est le point commun cynique des États européens. Ici, je la sens partout. Une force invisible qui pollue les esprits et les journaux. On m’a souvent demandé comment allait la France, ce que je pensais de Hollande, si je regrettais Sarkozy. Pour comparer. Et vérifier qu’il y avait de l’espoir ailleurs. Y en a-t-il ? Amandine bosse dur, dans le secteur public, pour des clopinettes. Depuis l’obtention de ma licence, le bénévolat et la précarité sont devenus mes amants. J’ai déjà eu six employeurs, sans compter mes piges journalistiques. Tous ont essayé de m’arnaquer d’une façon ou d’une autre. Le premier, un cyclothymique autoritaire, me déclarait à mi-temps et me payait au SMIC, quand je travaillais cinquante heures par semaine. Le dernier m’avait embauchée en CUI, un “contrat aidé” a priori réservé à une population défavorisée, qui au final n’a d’avantages que pour l’entreprise. J’ai accepté ces situations par dépit, nécessité et peur de l’avenir, influencée par la société qui nous répète, hypocrite, “C’est mieux que rien”, et valide ces abus à vomir. Amandine est courageuse, mais cède aux désillusions. Moi pareil. Alors, je leur réponds quoi, aux Espagnols ?

Originally published at medium.com on December 2, 2014.

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