Salauds d’irrationnels !

Nicolas Martin
Mon Oeil !
Published in
43 min readMay 5, 2021

La démarche critique permet de réfuter certaines croyances avec un haut degré de fiabilité. Mais doit-on se contenter de décrire ces croyances, ou est-il légitime, dans une certaine mesure, de lutter contre ?

Ce texte a été initialement publié en tant que podcast (“Enfin, peut-être”), j’en propose ici la retranscription.

Le regard d’une statue dans le film “I, Origins”. Ce film offre une magnifique illustration de cette lutte entre démarche scientifique et acte de foi. Un extrait de ce film figure au début de la deuxième partie.

Plan

Partie I : Êtes-vous un papillon ?
.
Décrire le monde ou le changer ?
. Le vrai, le faux et le reste
. La réalité n’est pas directement accessible
. Le cas des mathématiques
. Le cas de la sensation
. Alors on ne peut rien savoir ?

Partie II : Causons effet !
. Des entités invisibles au-dessus de nous
. Des effets et des causes
. La dent d’or
. Les rayons N
. Et aujourd’hui ?
. Discussions supplémentaires
. Les pièces du puzzle de la connaissance

Partie III : Être rationnel c’est fun !
.
Rappels et problématique
. Qu’est-ce qui entretient ces croyances ?
. Une question d’équilibre
. Le conséquentialisme comme juge
. Conséquences directes/indirectes
. Est-ce qu’une société rationnelle serait mieux ?
. Cheminer vers une société davantage rationnelle
. Pour la suite…

Est-ce qu’une société rationnelle serait mieux ?

Cheminer vers une société davantage rationnelle

Pour la suite…

Disclaimer :

  • Le texte ayant été écrit pour être lu, il comporte parfois des tournures plutôt orale. Et accessoirement quelques erreurs qui ont échappée à ma correction.
    Mais si jamais vous êtes outré par des fot’ dortograf je vous conseille la conférence “La faute de l’orthographe”
  • J’ai rajouté quelques commentaires [entre crochets] qui ne figuraient pas dans le podcast pour ajouter une remarque/correction.
  • “Salauds d’irrationnels” est, évidemment, ironique et un clin d’œil au “Salauds de pauvre” de Gabin (ou de Coluche ou de Disiz).
    Le vrai problème ce n’est pas l’irrationalité. C’est ce qui l’engendre.

Partie I : Êtes-vous un papillon ?

Décrire le monde ou le changer ?

La zététique est une discipline, où peut-être plus judicieusement un mouvement, qui propose de réfléchir aux croyances irrationnelles. Si à l’origine elle se concentrait plutôt sur le paranormal, les ovnis, les fantômes, les magnétiseurs et autres sorcières, elle s’attaque aujourd’hui davantage à des questions de société : la santé, le complotisme, les technologies, l’écologie, …

Quel qu’en soit l’objet d’étude, l’approche zététique est toujours relativement identique : démêler le vrai du faux, comprendre comment des fausses croyances se répandent, vulgariser les méthodes et les résultats.
Mais il y a une question primordiale qui n’est pas toujours claire :

L’objectif est-il simplement de comprendre ces croyances illusoires ou est-il de les combattre ? Est-il légitime de s’attaquer à telle ou telle croyance que l’on sait dans l’erreur ? Et si oui, dans quelle mesure ?

Toujours le film “I, Origins”

Bon voilà, comme on va pas mal parler de zététique sur cette chaîne, il me semblait judicieux de commencer par répondre à cette question.

Dire que X est faux, c’est une chose. Mais dire que X est mal, c’est autre chose [“dire que croire X est mal” serait plus correct]. Et il semble que cette question soit souvent esquivée, laissant un flou, un non-dit qui peut amener à des maladresses, des confusions voire des discordes.

Alors je propose de poser la question. Et c’est déjà pas mal. En science comme en philosophie, poser la bonne question est au moins aussi important que de trouver la réponse. Trouver la bonne question, c’est faire surgir les points critiques du problème, c’est en dévoiler la crête tranchante sur laquelle ensuite il devient limpide d’apporter des réponses.

Bon je ne suis pas sûr que la question que je pose aie cette puissance. Mais elle permet déjà d’amorcer la réflexion.

Je ne vais pas m’arrêter à poser une question. Ça ferait un peu court comme épisode. Je vais proposer quelques pistes de réflexion qui me semblent intéressantes.

En me posant cette question et en détricotant le fil de mes pensées je me suis rendu compte que j’avais pas mal à dire pour ne pas trop dire de bêtise. Cela va prendre donc quelques épisodes, probablement trois, pour en venir à bout.

Le vrai, le faux et le reste

Et la première chose sur laquelle il nous faudra être prudent et qui sera le sujet de cette première partie c’est justement la notion de vrai (et donc de faux). Et nous allons nous y intéresser en se posant cette question :

Qu’est-ce qui est vrai ? Mais genre vraiment vrai de vrai ? Absolument incontestable, insensible à toute remise en doute. Existe-t-il même un diamant de vérité pure et entièrement objective qui reste vrai à l’autre bout du monde et à l’autre bout des temps ?

À priori, il semblerait que certaines choses soient vraies ou fausses et d’autres seulement probables ou vraisemblables et naviguant entre les deux extrémités. On pourrait donc mettre un curseur entre 0% et 100%, respectivement totalement faux et totalement vrai, et ranger chaque affirmation quelque part sur cette ligne.

Mais les philosophes qui se creusent les méninges là-dessus ont l’air de nous dire qu’il n’y a pas grand chose qui peut être rangé dans les cases vrai ou faux. Une à une, les affirmations qui paraissent absolument vraies s’évaporent laissant place au doute.

Le penseur de Rodin

Tenez, vous êtes dehors dans votre jardin, en train d’écouter ce podcast. Les oiseaux chantent, le vent souffle légèrement, les rayons du soleil vous réchauffent le cœur et le ciel est bleu !

Oui, le ciel est bleu. Rien ne peut vous faire douter de cela.

Bon, bien sûr faut imaginer. Oui parce que dans la réalité, votre vie est possiblement un peu plus nulle, il fait sûrement gris dehors et vous êtes enfermé chez vous à cause du couvre-feu. Puis en ville, il n’y a jamais d’oiseaux qui chantent.

Mais imaginons quand même ce beau ciel bleu. Incontestable. Hurlant la vérité de sa propre existence.

Et bien non, il n’est pas si incontestable. Un premier argument assez simple et plutôt joli pour se convaincre de cela, c’est d’imaginer que vous êtes simplement en train de rêver.

Vous ne pourrez jamais vraiment être totalement sûr que le ciel est bleu en ce moment et pas totalement noir pendant que vous êtes paisiblement aux pays des songes.

Bon évidemment, on pourrait dire que c’est une curiosité philosophique qui n’a pas de portée dans notre monde. Et c’est vrai, au moins en partie, les chances que vous soyez en train de rêver sont extrêmement faibles.

Tout semble cohérent autour de vous, les évènements s’enchaînent de manières logique, la temporalité est respectée. Bon sauf peut-être si vous avez une gueule de bois de la veille ou que vous ne dormez pas depuis des mois.

Pour l’essentiel, cet argument du rêve peut paraître anodin.

On pourrait aussi imaginer que nous sommes enfermés dans une simulation à la Matrix. Cette hypothèse n’est pas forcément si improbable et le philosophe suédois Nick Bostrom propose même un argument assez convaincant qui soutient qu’il y a une chance sur trois que nous soyons actuellement dans une simulation informatique.

On pourrait également imaginer que cette simulation a été lancée le matin du 17 Janvier 2021 à 8h27 et que tous les souvenirs antérieurs à cela ont été implantés dans votre mémoire.
Bon en fait, cela ne change pas grand chose, si nous vivons dans une simulation alors appelons cette simulation “réalité” et alors on pourrait considérer les évènements qui s’y passent comme vrais.

Les philosophes ont souvent utilisé des expériences de pensée où notre cerveau serait manipulé pour mettre en doute la fiabilité absolue que l’on pourrait donner à nos sens.

Dès l’antiquité, Platon et Aristote déjà proposait l’argument du rêve, René Descartes au XVIIème siècle celui du malin génie qui joue avec nos sensations et Hilary Putnam en 1981 utilisera l’image plus moderne d’un cerveau plongé dans une cuve et branché sur un ordinateur. Plus lointain encore le penseur chinois Tchouang-Tseu il y a 2400 ans proposait la métaphore du rêve du papillon :

Zhuangzi rêva une fois qu’il était un papillon, un papillon qui voletait et voltigeait alentour, heureux de lui-même et faisant ce qui lui plaisait. Il ne savait pas qu’il était Zhuangzi. Soudain, il se réveilla, et il se tenait là, un Zhuangzi indiscutable et massif. Mais il ne savait pas s’il était Zhuangzi qui avait rêvé qu’il était un papillon, ou un papillon qui rêvait qu’il était Zhuangzi. Entre Zhuangzi et un papillon, il doit bien exister une différence ! C’est ce qu’on appelle la Transformation des choses.
Tchouang-tseu, Zhuangzi, chapitre II, « Discours sur l’identité des choses »

Le rêve du papillon de Tchouang-tseu

La réalité n’est pas directement accessible

Mais si ces arguments du rêve, de la simulation ou du malin génie ne vous convainquent pas tellement de l’inexistence de vérité absolue, il y a encore un argument.

Le monde tel que nous le percevons, capté par nos sens et interprété par notre cerveau, est relativement différent du monde tel qu’il est réellement. Il y a nécessairement un voile, une interface entre nos impressions et la réalité. On pourrait même décomposer cette interface en plusieurs couches qui chacune filtre, déforme, simplifie l’information.

Il y a d’abord une couche matérielle, anatomique : nos sens ne sont pas parfaits. Notre vue est limitée à la lumière visible, notre ouïe est limitée à une gamme de fréquences même notre goût a son domaine de viabilité. Les amateurs de bière le savent peut-être, on peut artificiellement augmenter l’amertume d’une bière mais au-delà d’environ 110 IBU, l’unité d’amertume, notre palais ne sent plus de différence.

Ainsi, le ciel n’est perçu bleu que parce quel’évolution nous a dotés de trois types de cônes, ces photorécepteurs au fond de notre rétine, nous permettant de distinguer cette couleur. Mais d’autres animaux possèdent une vision différente leur permettant plus ou moins de nuances.

Dans le règne animal, une des visions les plus exceptionnelles est celle de Stomatopoda, une sorte de crevette qui peut voir dans les ultraviolets et qui possède 12 types de cônes différents. Allez donc affirmer à cette crevette que votre ciel est bleu !

Mister Stomatopoda et ses yeux de Lynx (enfin, de crevette du coup)

Après la couche sensorielle, il y a ensuite une couche cognitive, c’est-à-dire le traitement que va opérer notre cerveau sur l’information qu’il reçoit. Il écarte les informations insignifiantes et en transforme d’autres en comparant avec ce qu’il connaît déjà. Il rassemble les signaux provenant de nos différents sens pour nous offrir une vision cohérente du monde.

Mais ce processus n’est pas sans failles et les erreurs de ces deux premières couches peuvent résulter en ce que l’on appelle des illusions sensorielles dont les illusions d’optique. Une telle illusion pourrait bien entraver votre perception de la couleur du ciel.

Vous vous rappelez peut-être de la photo de cette robe que certains voient bleu et noir là où d’autre la voient blanche et dorée. [#TeamBlanche&Dorée]

Une fois passé les deux premières couches, l’information traverse une couche psychologique qui va encore la déformer en fonction de nos croyances, nos préférences idéologiques ou encore nos états d’esprit du moment.

Enfin, la dernière couche est socio-culturelle et largement mélangée avec la couche psychologique. Elle va modifier l’information en fonction des constructions sociales dans lesquelles nous vivons, afin d’harmoniser nos idées avec celles de nos semblables.

“Le ciel est bleu”, par exemple, c’est une construction sociale. Le couplage entre un mot et une gamme de couleurs n’est pas universellement partagé. Quand Homère écrit l’Odyssée par exemple, il n’utilise jamais de mot spécifique pour le bleu et décrit le ciel ou la mer tantôt comme vert, tantôt comme blanc ou clair.

L’apparition d’un terme distinct pour la couleur bleue se fait relativement tard dans l’évolution d’une langue et certaines langues ne les distinguent toujours pas. Jusqu’à récemment, par exemple, le japonais utilisait un mot unique Ao pour le vert et le bleu. Au contraire, d’autres langues ont de l’avance et distingue plus de couleur, en russe par exemple il y a deux termes bien distincts pour désigner le bleu foncé et le cyan.

Bon le découpage en quatre couches est un schéma un peu arbitraire et il n’y a pas de vraies frontières entre celles-ci, mais ça donne une idée des différentes déformations qui peuvent prendre place entre le monde extérieur et le monde intérieur.

On ne peut donc jamais être sûr de la vérité absolue des choses. Cependant ces différentes hypothèses n’ont pas suffisamment de poids pour me faire sérieusement douter de mes convictions les plus intimes. On atteint donc jamais les 100% mais on peut en être infiniment proche. Et au quotidien, on dira d’une affirmation qu’elle est vraie si elle dépasse un certain pourcentage de vraisemblance. Des affirmations comme “La terre est ronde”, “Une viennoiserie fourrée de chocolat s’appelle une chocolatine”, ou encore “Le ciel est bleu” ont une vraisemblance telle que l’on pourrait leur octroyer un pourcentage de 99,999… avec une pelletée de 9 derrière. Et à défaut de les penser absolument vrais, il est utile de les tenir pour vrai.

P(“Ceci est une chocolatine”) = 0, 999 999 …

Ce que cela nous apprend c’est que dans le royaume des idées, dans l’univers immense de la connaissance, tout navigue entre le faux et le vrai, rien ne se tient fièrement à l’une de ces deux berges.

Enfin vraiment rien ? Il reste deux cas un peu spéciaux dont je voudrais parler.

Non, je ne veux pas parler de faits scientifiques. Ils ne sont jamais absolument vrais et sont aussi soumis à des biais d’expérimentation, d’interprétation et sont ancrés dans un contexte social, culturel et historique. Non, les faits scientifiques ne peuvent pas prétendre à une absolue vérité. Plus justement, on pourrait dire qu’ils cheminent vers la vérité en contournant au mieux les couches déformantes que nous avons vues. Plus justement encore peut-être, les faits scientifiques cherchent à délivrer de l’information utile plus que vraie.

Le cas des mathématiques

Le premier cas dont je voudrais parler c’est celui des affirmations mathématiques. Difficile de remettre en cause que 2+2=4. Une telle affirmation pourrait alors prétendre au statut de vrai ultime et absolu. Mais en réalité, il se pourrait encore que l’on se trompe et qu’en réalité 2 et 2 fassent 5 ou tout autre chose ! Explication en 3 points.

  1. Premièrement, l’hypothèse du malin génie et du rêve ne peut toujours pas être totalement écartées. 2+2 vaut bien 5, mais peut-être que vous faites le doux songe que cela fasse 4 ou que l’on vous manipule pour vous le faire croire, probablement à des fins maléfiques. Dans cette même idée, l’écrivain Georges Orwell imaginait dans 1984 qu’un gouvernement totalitaire puisse contraindre ces citoyens à accepter une telle stupidité mathématique. Il déclara par ailleurs : “S’il dit que deux et deux font cinq, eh bien, deux et deux font cinq. Cette perspective m’effraie bien plus que les bombes”.
  2. Deuxièmement, un théorème mathématique, tel que 2+2=4, se base sur d’autres théorèmes qui eux-mêmes se basent sur d’autres théorèmes. Jusqu’à un point d’arrêt. Des affirmations que l’on considère vraies parce que suffisamment en accord avec notre conception de la réalité. C’est ce que l’on appelle les axiomes.
    Les mathématiques se construisent avec ces briques élémentaires. Et il existe plusieurs systèmes d’axiome sur lesquels on peut construire les mathématiques.
    Bon, et si ces axiomes sont faux, alors tout s’effondre ?
    Oui et non. En fait, il est difficile de dire d’un axiome qu’il est faux.
    Un axiome en réalité c’est plutôt une définition. Imaginons que je décide de raconter une histoire où tous les personnages sont chauves, où les week-ends durent 19 jours et où les pizzas peuvent parler. Dire qu’un axiome est faux, c’est comme dire que le fait que mes personnages soient chauves est faux. Ça n’a pas vraiment de sens. Les axiomes comme les éléments de base de mon histoire sont les fondements d’une construction, d’un monde indépendant de la réalité.
    En revanche, il y a deux problèmes que peuvent poser les axiomes.
    i) Premièrement ils peuvent se contredire entre eux, si je dis par exemple que tous mes personnages sont chauves et que l’héroïne est une grande guerrière à la chevelure rousse. On parle alors d’incohérence.
    ii) Le deuxième problème c’est que mes axiomes restreignent le champ de validité. En racontant quelque chose dans ce monde où les week-end durent 19 jours je ne pourrais rien établir directement sur notre monde où les week-ends ne durent malheureusement que deux jours. On parle alors d’incomplétude.
    Incohérence et incomplétude sont donc les deux obstacles sur lesquels un système axiomatique peut buter. Ainsi une affirmation mathématique peut perdre son statut de vérité absolue soit parce que les axiomes qui y mènent se contredisent soit parce que ces axiomes limitent le domaine de validité de l’affirmation.
  3. Cela nous amène à notre troisième point : les mathématiques sont une schématisation du réel. Elles sont une construction artificielle où il est possible d’énoncer des vérités. Quand je veux additionner mes carottes, je vais transposer mes carottes par des chiffres et faire des calculs. Là, c’est plutôt immédiat. En revanche, si je dois calculer la trajectoire d’un ballon, je vais considérer que celui-ci est une sphère. Ce qui est une projection très proche de la réalité sans en faire exactement partie.
    Pour le dire autrement, les mathématiques peuvent dire des choses vraies, mais elles ne sont jamais qu’une image indirecte du réel et ainsi ne disent rien de vrai sur le réel.

En conclusion, sur la question des mathématiques : Oui 2+2 fait 4 sauf si votre esprit est manipulé par un génie, un dictateur ou un rêve ou si les axiomes qui arrivent à ce résultat sont incohérents. Et quand bien même, nous acceptons que 2+2 feraient réellement 4 alors cela ne dit rien de vrai sur le réel.

Alors pour ceux que ça intéresse, la question de 2+2 = 5 a souvent été utilisée dans la littérature, la philosophie, les mathématiques, la politique et même la musique puisque c’est le titre d’un titre de Radiohead :

Le cas de la sensation

Le deuxième et ultime candidat d’une vérité absolue qui nous reste à affronter est la sensation. Vous pourriez être dans un rêve, dans une simulation, le cerveau dans une cuve, ou manipulé par un génie. Limité par vos biais sensoriels, cognitifs et socio-culturels vous pourriez vous tromper sur l’interprétation de vos sens, mais il n’en demeure pas moins que vous êtes en train de percevoir des sensations. Votre cerveau reçoit une série d’influx nerveux et produit de la pensée. Voilà, tout ce que vous savez, c’est qu’actuellement vous pensez. Et c’est également l’argument de Descartes : “Je pense donc je suis”. Il y a 4 siècles déjà il estimait que rien n’était absolument vrai sinon qu’en ce moment même, il pense. Je vous ai donc menti, il y a bien dans le royaume des idées, l’une d’entre elles qui se dresse fièrement sur la berge du vrai. C’est l’idée que vous avez actuellement une activité cérébrale complexe, autrement dit, vous pensez.

Le ciel est-il bleu ? Pas si sûr.

En revanche, voilà ce qui est sûr : vous voyez un ciel bleu.

Alors on ne peut rien savoir ?

Alors soyons très prudent cela ne signifie pas du tout que toutes les idées se valent. Que puisqu’il n’y a pas moyen d’accéder à une vérité absolue alors il n’y a pas d’échelle de valeur possible. Soyons conscient que nos idées voguent entre le vrai et le faux et qu’elles sont limitées à nos sens, déformées par nos capacités cognitives et influencées par un contexte historique et culturel. Mais cela n’implique pas que nous devions renoncer béat à toute espèce de connaissance ou d’échelle de vraisemblance.
J’ajouterais en conclusion ces mots du physicien et philosophe Carlo Rovelli :

“Certes, nous pouvons pour un moment déclarer que tout est égal, que la réalité n’est qu’un rêve. C’est très bien, cela nous fait sourire comme Bouddha; mais ensuite, si nous choisissons de continuer à vivre dans la réalité, nous ne pouvons que nous remettre en jeu, comprendre et choisir. Nous pouvons se faisant continuer à sourire, mais nous ne continuons pas moins à nous mettre en jeu, à comprendre et décider.[…] Parce que juger et choisir est la même chose que penser et vivre”
— Carlo Rovelli, “Anaximandre de Milet, ou, La naissance de la pensée scientifique”

Enfin, je sais pas.

Enfin, peut-être.

Partie II : Causons effet !

Des entités invisibles au-dessus de nous

- Et généralement cette sorte de ver a combien de sens ?
- Ils en ont deux : l’odorat et le toucher. Pourquoi ?
- Alors, ils vivent sans avoir la capacité de voir et donc d’appréhender la lumière ? Pour tes vers, la notion de lumière est inimaginable.
- Exact.
- En revanche, nous les humains, nous savons que la lumière existe. Elle les enveloppe. Elle est au-dessus d’eux. Mais ils ne la sentent pas. Sauf si tu provoques leur mutation. C’est bien ça ?
- Parfaitement.
- Du coup, Monsieur le chirurgien, il ne serait pas impossible qu’une minorité d’humains ait muté pour avoir un autre sens : un sens spirituel ! Et que ces gens puissent percevoir un autre monde se trouvant au-dessus de leur tête. Tout comme la lumière plane au-dessus de ces asticots.
- Donc pour résumer tu es une mutante.
- Hm hm. Mais pour info je suis pas la seule.
— I Origins (2014) de Mike Cahill [l’extrait en question]

L’extrait en question

Sommes-nous, comme le propose cet extrait du film I, Origins, tels des asticots limités à quelques sens. Il pourrait tout à fait y avoir une substance, un signal qui échappe à notre perception et à nos instruments de mesure.

Parmi ces asticots aveugles, imaginons-en un, un petit peu excentrique qui proclamait l’existence de la lumière du soleil, une sorte d’onde qui aurait parcouru des dizaines de millions de kilomètres depuis une boule de feu perdue dans l’espace jusqu’à nous. Il serait probablement moqué par les asticots scientifiques et sceptiques arguant qu’il n’y a aucun argument dans ce sens-là et qu’en vertu du principe de parcimonie il n’y a aucune raison de croire cela.

Et chez nous autres humains, potentiellement aveugle à bien des sens on a aussi des “excentriques” qui proposent des substances ou des phénomènes invisibles agissant sur l’univers, sur nos vies ou sur nos esprits. Ces substances invisibles se retrouvent dans de nombreuses cultures et peuvent agir à différentes échelles ou sur différents supports … je vous en donne quelques exemples :

  • Le Ch’i dans la culture chinoise ou japonaise qui est à l’origine de l’univers et relie l’ensemble du vivant
  • Les forces éthériques et astrales en biodynamie qui influencent le développement du sol, des plantes et des animaux
  • Les chakras dans l’hindouisme
  • Les anges dans le christianisme
  • Les mahabhutas dans la médecine ayurvédique
  • Les humeurs dans la médecine médiévale
  • L’énergie universelle du reiki
  • Les énergies vibratoires en radiesthésie ou dans la culture new age
  • L’âme
  • L’orgone qui serait l’énergie de vie d’après certaines théories psychanalytiques
  • …..

Tout un tas de principes qui n’ont rien à voir entre eux mais qui ont le point commun d’échapper à notre perception ou du moins à la perception des méthodes scientifiques conventionnelles.

Remarquons d’ailleurs qu’un certain nombre de principes scientifiques ont également échappés à notre examen avant de pouvoir être appréhendés et reconnus : les ondes électromagnétiques, les microbes, les atomes, les trous noirs, les infrasons et les ultrasons, …

Est-il alors bien raisonnable de rejeter des concepts plus exotiques parce qu’ils échappent encore aujourd’hui à notre compréhension du monde ?

La science ne manquerait-elle pas d’humilité en annonçant l’inexistence de principes simplement parce qu’elle ne sait ni où, ni quoi chercher ?
Parce qu’elle ne sait pas quel instrument utilisé quand on ne sait ni la forme, ni la nature de ce que l’on cherche ?

Pas évident hein ?

En fait, on m’avait posé cette question il y a quelques années quand j’affirmais que des recherches montraient l’inefficacité de telle ou telle thérapie. “Comment la science peut dire que ça n’existe pas, si elle ne sait pas où chercher ?”.. et, ne sachant pas quoi répondre, je m’étais retrouvé un peu con. Ça m’ a un peu perturbé pendant un moment, mais j’ai fini par comprendre. Comprendre pourquoi nous ne sommes pas si aveugles que ça par rapport à ce qu’on ne voit pas et que même un asticot sans œil pourrait en réalité découvrir l’existence de la lumière !

Des effets et des causes

Comprendre comment l’on peut parler de choses que l’on ne voit pas sera donc le sujet de ce deuxième épisode. Et en fait l’idée se résume en une unique phrase :

Nous peinons à appréhender les causes, mais nous excellons à mesurer les effets.

Autrement dit, on est extrêmement fort pour tester si tel ou tel processus a réellement un effet quand bien même on ne comprendrait pas bien ce processus.

Exemple de l’homéopathie
Et c’est ce qu’on fait en pratique. Prenons l’exemple de l’homéopathie. Oui, bon on prend souvent l’exemple de l’homéopathie, mais c’est un cas d’école.

Les partisans de cette médecine postulent qu’il existe une “mémoire de l’eau” : un mécanisme qui fait que l’eau garde d’une certaine manière les propriétés des substances avec lesquelles elle a été en contact. Imaginons que l’on plonge une pierre dans une bassine d’eau. On remue très fort. On retire la pierre et on s’assure par un procédé de dilution qu’il n’y a plus la moindre trace de la pierre dans l’eau. L’hypothèse de la mémoire de l’eau postule que l’eau a conservé une empreinte de certaines propriétés de la pierre.

Investiguer les mécanismes de ce processus s’avère extrêmement complexe. Comment chercher dans l’eau des traces de cette empreinte ? Sur quel mode, de quelle manière cette empreinte s’incruste-t-elle dans l’eau ?
On devrait dégainer tous nos appareils pour vérifier les propriétés physiques, chimiques, quantiques, électromagnétiques, optiques, thermodynamiques … et quand bien même on ne verrait pas de différences, nos instruments et nos connaissances sont limités. Non, ce n’est clairement pas la bonne manière de faire.

En revanche, sélectionnons 200 personnes réparties au hasard en deux groupes.
Aux 100 premiers, on donne un médicament homéopathique.
Aux 100 autres un médicament tout à fait semblable mais sans aucun principe actif.

On regarde la part d’individu guéri dans les deux cas. S’il n’y a aucune différence, alors l’histoire est entendue. L’homéopathie n’est pas efficace, pas besoin de chercher à comprendre comment la mémoire de l’eau pourrait l’expliquer.
Pas d’effet. Pas besoin de cause.

La dent d’or

Cette histoire vous en rappelle peut-être une autre, celle de la dent d’or. C’est une histoire chère aux défenseurs de l’esprit critique. Voilà ce qu’en disait le biologiste et philosophe Jean Rostand il y a une cinquantaine d’années :

Enseigner aux jeunes l’esprit critique, les prémunir contre les mensonges de la parole et de l’imprimé, créer en eux un terrain spirituel où la crédulité ne puisse prendre racine, leur enseigner ce que c’est que coïncidence, probabilité, raisonnement de justification, logique affective, résistance inconsciente au vrai, leur faire comprendre ce que c’est qu’un fait et ce que c’est qu’une preuve — et surtout les mettre en garde contre le témoignage humain, en leur faisant apprendre par cœur l’histoire de la « dent d’or » et en les faisant réfléchir sur celle des rayons N…
— Jean Rostand (j’ai pas retrouvé la source)

Alors, accomplissons les vœux du philosophe en racontant ces deux histoires.

Le biologiste philosophe Jean Rostand dans un prequel méconnu de “La princesse et la grenouille”

Cette histoire est racontée par l’écrivain et philosophe De Fontenelle dans son ouvrage “l’histoire des Oracles” au XVIIe siècle. Mais cette histoire vraie se déroule, en réalité, un siècle plutôt en 1593 en Silésie dans l’actuelle Allemagne.

C’est l’histoire d’un enfant de sept ans à qui il avait poussé une dent en or, du moins c’est ce que la rumeur laissait entendre. De là, de nombreux savants de l’époque se mirent à expliquer l’origine de cette dent miraculeuse : Jacob Horstius, Rullandus, Ingolstetetus, Libavius, autant de savants en -us qui ont proposé leur interprétation et débattu de celle des autres : avènement d’un âge d’or, ou consolation envoyée par dieu aux chrétiens, … chacun y va de son sentiment.

Et comme le dit si cyniquement De Fontenelle : “ Il ne manquait autre chose à tant de beaux ouvrages, sinon qu’il fût vrai que la dent était d’or.
Et oui parce que quand on consulta finalement un orfèvre, on remarqua que la dent était tout à fait naturelle recouverte d’une feuille d’or appliquée avec beaucoup d’adresse.

Pas d’effet. Pas besoin de cause.

Voilà ce qu’en conclut le philosophe :

Je ne suis pas si convaincu de notre ignorance par les choses qui sont, et dont la raison nous est inconnue, que par celles qui ne sont point, et dont nous trouvons la raison.
— Bernard Le Bouyer de Fontenelle, Histoire des oracles (1686)

Voilà, si joliment formulée, l’idée que je voulais proposer ici. Soyons vigilant aux causes que l’on trouve à des effets qui n’existent pas.

Les rayons N

Évoquons maintenant l’histoire plus récente des rayons N, histoire de remettre un peu de confiture sur la tartine (non, ça veut rien dire).

En 1904, le physicien français René Blondlot qui jouit d’une très bonne réputation, affirme avoir découvert un nouveau phénomène physique : les rayons N. Le N provenant, on ne se moque pas de sa ville natale de Nancy.

Bon, il faut savoir qu’à cette époque c’était la mode de proposer des nouveaux rayons : En 1895, l’Allemand Whillelm Ronthen découvre les rayons X, et en 1896 Henri Becquerel les rayons uraniques qui, perfectionnés par Marie Curie, dont c’était le sujet de thèse, deviendront la radioactivité.

En 1904 donc le fier Lorrain René Blondlot propose ses rayons N qui auraient la capacité d’amplifier une source lumineuse.

Photogravures supposées mettre en évidence les rayons N, dans une communication faite par Blondlot à l’Académie des sciences1.

Pour le prouver, il fait des expériences où il demande à un public de comparer la luminosité d’une bougie avec ou sans l’émission de rayon N. L’expérience n’est pas très rigoureuse, les résultats peu encourageants, mais c’est suffisant pour convaincre d’autres physiciens français et l’académie des sciences qui lui accorde un petit chèque de 50000 francs de l’époque, environ 200000€ aujourd’hui.

L’illusion, de bonne foi, des rayons N ne dura qu’un an, et fut révélée par le physicien américain Robert Wood (qui est par ailleurs à l’origine des lumières noires souvent utilisées en soirées pour faire ressortir les blancs des tissus synthétiques).

Pour cela, Wood perturba une expérience en retirant du dispositif, un des composants rendant ainsi impossible l’émission de rayon N. Malgré cela, les expérimentateurs, qui n’en savaient rien, continuèrent d’observer des variations de luminosité qui était donc, en réalité, totalement subjectives.

Pas d’effet. Pas besoin de cause.

Ou pour reprendre, à nouveau des mots de De Fontenelle

Assurons-nous bien du fait, avant de nous inquiéter de la cause. Nous éviterons le ridicule d’avoir trouvé la cause de ce qui n’est point.
— Bernard Le Bouyer de Fontenelle, Histoire des oracles (1686)

Et aujourd’hui ?

Alors, ces deux histoires peuvent paraître vieillottes, anecdotiques et témoignant d’une naïveté passée dont nous serions aujourd’hui délivrés.
Arrogants que nous sommes… Il n’en est rien, bien au contraire. La majorité des pseudo-sciences, complotismes, et autres médecines alternatives qui gagnent de plus en plus de terrain aujourd’hui ne résiste pas à un tel examen : l’acupuncture, l’homéopathie, le magnétisme, la biodynamie et bien d’autres qui ont été mis à l’épreuve ne montrent pas d’effet propre. Les améliorations qu’elles provoquent proviennent d’effets contextuels, ou effet placebo, que l’on est capable de reproduire sans avoir besoin des hypothèses invoquées par ces pratiques.

L’efficacité de ces pratiques étant invalidée, faut-il alors les interdire ou du moins s’y opposer ? Peut-on interdire à d’autres certains choix au nom de notre recherche de rationalité et de preuves ? Après tout, si les effets contextuels permettent d’améliorer la situation, pourquoi s’y opposer ? Et quand bien même il n’y aurait pas d’effet placebo, chacun devrait pouvoir se soigner comme il le veut ?
Toutes ces questions loin d’être simples, seront abordées dans le troisième et dernier épisode de la série. Patience donc !

Discussions supplémentaires

En attendant, nous allons approfondir un petit peu le propos précédent : À savoir d’une part que l’on peut robustement montrer l’inexistence d’un effet et d’autre part que cette absence d’effet peut se traduire par une absence de cause. On va détailler trois points :

  1. Premièrement, sommes-nous 100% sur de l’inexistence d’un effet ?
    Non, comme nous l’avons dit dans l’épisode précédent, il n’y a de toute façon jamais de propositions qui peuvent atteindre une certitude de 100%. Mais on peut s’en rapprocher énormément.
    Imaginons que l’on veut tester l’efficacité d’une thérapie sur un seul individu. On applique la thérapie, puis on constate qu’il n’y a aucune amélioration ou en tout cas pas au-dessus de ce que l’on peut atteindre grâce à l’effet placebo.
    Cependant, cela ne signifie pas que le traitement ne marche jamais. Il peut n’avoir aucun effet sur lui pour une raison inconnue, il se peut aussi que l’état du patient était en train de grandement se dégrader et que l’effet de la thérapie était en réalité bien supérieur à ce que l’on a mesuré. Il se peut aussi qu’il y ait eu une faille dans la procédure, dans l’application du traitement, dans le diagnostic, dans la publication des résultats...
    On peut raisonnablement attribuer 70% de chance au fait que le traitement soit inefficace et 30% au fait qu’il soit efficace mais que l’expérience ne l’a pas mis en évidence.
    Répétons l’expérience avec un deuxième individu. Toujours aucune amélioration. En attribuant à nouveau des probas de 70% et 30% pour le résultat de ce test-là : un calcul mathématique montre qu’au total la probabilité que le traitement ne soit pas efficace est de 84%.
    Un troisième test négatif et l’on passe à 92,7%
    Avec cinq individus la probabilité est de 98,5%. Avec dix individus on passe à 99,98%.
    Bon à vrai dire, ce n’est pas tout à fait vrai. Parce que pour ces calculs, on considère que tous les tests sont indépendants. Mais imaginons que sur les 10 tests, on répète toujours une même erreur de protocole. Alors on pourrait passer 10 fois à côté de son efficacité. On pourrait aussi imaginer, qu’un conflit d’intérêts pousse l’équipe de recherche à falsifier ses résultats. Évidemment, c’est assez peu probable au vu de l’organisation actuelle de la recherche scientifique. Mais on ne peut pas l’exclure.
    Pour résoudre ces deux problèmes-là, il va falloir attendre que l’étude soit reproduite par une autre équipe de recherche. On réduit ainsi les chances que cette équipe répète les mêmes erreurs de protocole et que les mêmes conflits d’intérêts perturbent les résultats.
    Au plus, il y aura d’études indépendantes et d’individus testés par étude au plus notre confiance en l’efficacité ou l’inefficacité d’un traitement sera grande.
    Dans les faits, aujourd’hui la probabilité que des théories communément qualifiées de pseudo-science aient en réalité une vraie efficacité que l’on a jamais mise en évidence est infime. Probablement de l’ordre de 0,00000001%
  2. Deuxième point : Il peut y avoir ambiguïté sur la cause d’un effet.
    Oui, une pseudo-médecine peut guérir. Les scientifiques attribueront ces guérisons aux effets contextuels (ou effet placebo) alors que les partisans les attribueront à l’efficacité propre du traitement.
    De la même manière, des partisans des arts divinatoires expliqueront les prédictions d’une voyante par les dons de celle-ci, là où des scientifiques donneront un panel de mécanismes psychologiques qui favorisent notre acceptation de la prédiction.
    Ou encore les agriculteurs en biodynamie expliqueront leurs bons rendements par l’influence des astres et de leurs préparations, alors que des scientifiques expliqueront que c’est leur investissement et le soin particulier qu’ils apportent à leur travail qui explique leur efficacité.
    On pourrait alors dire que chacun à son interprétation et que l’une comme l’autre sont valable puisqu’elles expliquent effectivement les effets observés.
    En réalité non, ces interprétations ne se valent pas. Et cela en vertu du principe de parcimonie des hypothèses, aussi appelé rasoir d’Ockham [Notons que ce principe peut-être mathématiquement justifié] !
    Si un effet peut être expliqué par une cause qui est largement établie, il n’y a aucune raison d’invoquer une nouvelle explication.
    Et une manière de mettre ça en évidence est d’essayer de se rapprocher au plus proche de l’effet propre pour tenter de le capturer. Si on regarde de loin les résultats d’une pseudo-science, on peut avoir l’impression qu’elle a un effet considérable. Par exemple, l’agriculture biodynamique donne de meilleurs résultats sur certains points que l’agriculture conventionnelle. C’est ce que montre une revue de la littérature de 2009. Mais on peut tenter d’isoler l’effet propre de la biodynamie en la comparant à une agriculture biologique qui lui est tout à fait semblable, avec les mêmes semences, les mêmes moyens techniques, la même implication des agriculteurs en excluant seulement les prétentions propres à la biodynamie.
    C’est ce que fait également la même revue de la littérature qui indique que des résultats similaires peuvent être obtenus en agriculture biologique.
    Pas d’effet propre. Pas besoin de cause.
  3. Enfin troisième point : Est-ce qu’une cause pourrait exister sans que l’on puisse observer d’effet ?
    Certains partisans de pseudo-sciences disent que les effets de leur prétention disparaissent dès lors qu’on essaye de les investiguer.
    Dans une certaine mesure, cela pourrait se comprendre. Imaginons un médium ou un magnétiseur qui aurait besoin d’une concentration extrême pour pouvoir utiliser leur don. La présence d’un protocole scientifique pourrait perturber cette concentration et entraver ses capacités. Certes. D’autres prétendent qu’ils sont perturbés par les ondes négatives des scientifiques.
    Il semble plus probable que ce soit une excuse un peu grossière qui rend intouchable n’importe quelle théorie.
    Et quand bien même une telle pseudo-science aurait des effets considérables en dehors des protocoles, il est probable que l’on s’en rendrait compte de manière plus indirecte.
    Enfin, on pourrait également se demander s’il est possible qu’il existe une cause dont strictement aucun effet ne serait détectable que ce soit au sein ou non d’un protocole scientifique. Quelque chose qui existerait mais qui ne laisserait aucune trace dans la réalité sous quelque forme que ce soit. Cela remet en question même la notion d’existence.
    Cela rappelle l’histoire du dragon dans le garage. Carl Sagan, astronome et grande figure du scepticisme [et sa femme Ann Druyan] racontaient cette histoire. Ils prétendaient qu’il y avait dans leur garage un dragon invisible, inodore, intouchable. Bref indétectable par n’importe quel moyen imaginable.
    Dans le même style, Bertrand Russel prétendait qu’il y a quelque part entre la Terre et Mars une théière. La petitesse d’un tel objet dans un espace aussi grand la rend en pratique indétectable. D’autres sceptiques parlent aussi de la licorne rose invisible.
    Ces exemples sont utilisés pour montrer qu’il est vain de prétendre l’existence d’une entité qui n’a aucun impact sur la réalité.
La licorne rose invisible : Bénis Soient Ses Sabots Sacrés

Les pièces du puzzle de la connaissance

Voilà en arrivant à la fin de cet épisode, faisons une épanadiplose et revenons-en à notre ver de terre aveugle :
Celui-ci pourrait connaître l’existence de la lumière du soleil en constatant les effets de cette lumière. La chaleur qui varie au cours de la journée, les espèces de plantes qui changent au fil des saisons, la différence des prédateurs le jour et la nuit, pourrait le conduire à comprendre l’existence d’une substance encore inconnue variant au cours de la journée et de l’année. Et, intégrant ces conclusions, à d’autres connaissances qui auraient pu être établies sur la forme de la terre, sur l’air ou encore sur la gravité, il pourrait découvrir, émerveillé, l’existence du soleil.

Et comme ce ver de terre, en plus de notre formidable capacité à observer des effets, l’autre force extraordinaire pour établir du savoir est la cohérence avec l’ensemble des connaissances déjà établies. Des connaissances forgées par des siècles de réflexion et qui ont résisté aux tentatives sans cesse renouvelées du marteau de la critique, principe fondateur de la science.

Ces connaissances forment un complexe puzzle multidimensionnel dont certaines pièces sont encore élastiques mais dont certaines ont acquis la rigidité extrême du diamant. Pour insérer une pièce dans ce puzzle il faudrait alors
- soit qu’elle prenne une place vide
- soit qu’elle soit mieux ajustée qu’une pièce déjà en place
- ou alors qu’elle explique pourquoi les pièces alentour sont imparfaites, malgré les multitudes de confrontations au réel et à la critique à laquelle elles ont résisté.

Enfin, je sais pas.

Enfin, peut-être.

Partie III : Être rationnel c’est fun !

Rappels et problématique

Troisième et dernière partie de la série “Salauds d’irrationnels” où on va enfin rentrer au cœur de la question. Pour rappel, dans les deux premières parties on avait vu que d’une part on ne pouvait jamais atteindre un niveau de certitude absolue et d’autre part qu’il était quand même possible de réfuter certaines propositions de manière extrêmement robuste.

Donc on n’arrive jamais à des vérités à 100% mais on peut s’en approcher considérablement. En réalité, la fiabilité de certaines propositions se rapproche tellement de 100%, qu’il est utile de les considérer comme vraies, de les tenir pour vrai plutôt que de leur octroyer un pourcentage de 99,9999 que notre cerveau est très mauvais à comprendre et qui nous met un petit peu mal à l’aise.

Alors ces deux points peuvent être discutés et il est dans votre droit de ne pas les accepter mais si vous le voulez bien nous les considérerons comme points de départ de cette dernière partie et nous ne reviendrons pas dessus. En particulier, nous acceptons qu’il existe des énoncés plus ou moins vraisemblables et que la méthode scientifique est capable de montrer que certaines croyances sont fausses.

Dans cet épisode nous allons donc répondre à la question qui a initié le début de cette série à savoir :

Dans quelle mesure sommes-nous légitimes à nous attaquer aux croyances des autres que l’on sait dans l’erreur ?

Bon en réalité, je ne vais pas trop me mouiller et je ne vais pas donner de réponse claire et définitive. Je préfère proposer des cadres de réflexions qui peuvent permettre à chacun de se faire son avis.

Alors c’est vrai que chez certaines personnes qui défendent l’esprit critique et la méthode scientifique, et ça a probablement été mon cas également, il y a une tendance à s’attaquer aux croyances fallacieuses.

C’était d’ailleurs un peu la position historique des premiers zététicien·ne·s, dans les années 90 et 2000, qui avaient tendance à ne pas être très tendres avec les tenants de théories exotiques. Cette position a considérablement évolué avec la création au début des années 2000 de l’observatoire zététique qui a décidé d’adopter un rapport plus bienveillant avec les croyants.

Mais on retrouve encore aujourd’hui souvent des attitudes assez guerrières dans les milieux zététiques. Et ça peut se comprendre : découvrir les failles presque ridicules de certains raisonnements peut donner un sentiment de supériorité intellectuelle très puissant. Et, entre de mauvaises mains, la lame tranchante que l’on vient de découvrir peut donner des aspirations chevaleresques.

Chevalier zététicien partant guerroyer l’irrationnalité

Mais la position qui consisterait à dire qu’une idée doit être combattue pour la seule raison qu’elle est incorrecte, me paraît un peu naïve et dangereuse. Alors cette phrase vous paraît peut-être choquante, mais prenez simplement l’exemple du père Noël. C’est une croyance incorrecte mais qui est assez inoffensive et même plutôt satisfaisante. Faut-il la combattre parce qu’elle est fausse ? Pas si simple je pense.

Une petite remarque avant d’aller plus loin : Il existe probablement des situations particulières où une position rude peut se justifier. Dans un cas où l’on serait personnellement pris à partie ou qu’il y aurait une urgence presque vitale, cela peut être légitime. Mais nous ne rentrerons pas vraiment dans ce genre de considérations spécifiques et réfléchirons plutôt à la position générale à adopter face à une croyance que l’on sait dans l’erreur.

Qu’est-ce qui entretient ces croyances ?

Mais alors pourquoi ces croyances continuent-elles à exister quand bien même il existe de solides preuves de leur inefficacité ?
Et bien, parce que d’autres facteurs jouent un rôle et entretiennent ces croyances.

  • Un facteur psychologique tout d’abord : une croyance peut permettre de répondre à des angoisses, elle peut apporter des réponses à des questionnements métaphysiques, elle peut s’inscrire dans une vision plus globale du monde et s’accorder avec d’autres croyances.
  • Ensuite il y a un facteur social : les croyances permettent de structurer un groupe social ou permettent de renvoyer une certaine image de soi-même. Pour reprendre les mots d’Aurélien Barrau : “beaucoup de nos actions sont mises en œuvre, non pas pour ce qu’elles sont mais pour acheter le regard de l’autre”. C’est également ce que le sociologue Pierre Bourdieu appelait le capital symbolique.
  • Il y a également un facteur médical également puisque comme on l’a dit précédemment , même sans effet propre, une thérapie peut soigner grâce aux effets contextuels.
  • Dans certains cas, il y a également un facteur politique : ce n’est pas forcément le cas aujourd’hui en France, mais dans de nombreuses cultures le pouvoir politique est justifié et maintenu par un système de croyances.
  • Enfin, on pourrait également évoquer un facteur financier pour celles et ceux qui vivent d’une activité liée à des croyances.

Ce sont ces facteurs, parmi d’autres, qui font naître et qui entretiennent certaines croyances plutôt qu’un rapport privilégié à la vérité. Au contraire, par exemple de la croyance dans les rayons N ou de la dent d’or, dont nous avons parlé dans l’épisode précédent et qui, ne suscitant pas ou peu d’enjeux psycho-socio-politico-financier, se sont effondrées en même temps que la preuve de leur inexistence était faite.

Une question d’équilibre

Alors voilà comment il me semble qu’il faudrait poser la question :
Dans quelle mesure faut-il s’opposer à une théorie qui serait contredite solidement par la science mais qui a potentiellement des bénéfices psychologiques, qui permet de structurer des groupes sociaux ou des pouvoirs politiques [qui permet éventuellement de soigner par effet contextuel] et qui est le gagne-pain de certaines personnes ?

Ceci est une allégorie pour illustrer. Sinon ça faisait trop de texte d’un coup. C’est pour ça.

Il y a beaucoup de croyances qui rentrent dans ce schéma-là : des médecines parallèles comme on l’a vu et plus généralement des pseudo-sciences comme la sourcellerie, la géobiologie ou l’agriculture biodynamique, les arts divinatoires comme l’astrologie, la chiromancie, la tarologie, les complotistes comme les croyances dans la terre plate.

Mais on pourrait également inclure plus largement les discours politiques mensongers, des publicités trompeuses voire le lobbying industriel qui, prenant parfois une fausse apparence de science, présente un discours intéressé.

Le mot croyance est donc utilisé dans la suite dans cette acceptation très large, et comme le sens de ce mot est souvent ambigüe je préfère le préciser : une croyance signifiera ici une idée, une affirmation qui a été solidement réfutée mais qui continue à être acceptée.

Certaines de ses croyances semblent à combattre vigoureusement alors que d’autres au contraire semblent plutôt salutaires et devraient être protégée. Évidemment la réponse n’est pas binaire, elle provient d’un équilibre qu’il faut trouver entre les bénéfices et les risques que l’on attribue à chacune de ces croyances.

Le conséquentialisme comme juge

L’acceptation ou non d’une croyance appartient donc à chacun en fonction de notre estimation de ses conséquences.
Mais je ne vais pas vous laisser là, et on va essayer d’éclairer les conséquences directes et indirectes que peut avoir une croyance sur le bonheur de chacun, la justice sociale et le bien commun.

Alors cette position qui consiste à fonder nos choix et nos actions sur leurs conséquences positives ou négatives est appelée conséquentialisme en philosophie de la morale. Et c’est cette vision que l’on va utiliser pour arbitrer notre problématique.

Cette position est communément opposée au déontologisme qui consiste à fonder nos choix et nos actions sur un ensemble de valeurs, de principe comme la vérité, la loyauté, ou l’égalité, …

Pour caricaturer, un déontologiste attaché à la liberté d’opinion, respectera toutes les croyances là où un conséquentialiste cherchera à combattre celles dont il estime les conséquences néfastes.

Alors, il existe plusieurs formes de conséquentialisme suivant la manière dont on va évaluer les conséquences d’une action. La plus connue d’entre elles étant l’utilitarisme qui consiste à dire que l’on privilégie les actions qui maximisent le bonheur général. On peut aussi donner un poids plus important pour le bien-être des plus défavorisé·e·s, on parle alors de prioritarisme, ou on peut aussi chercher plutôt à minimiser les souffrances, on parle alors d’utilitarisme négatif.

Alors, contrairement à ce que sa simplicité et sa sagesse apparente pourrait le laisser croire, l’utilitarisme qui cherche donc à maximiser le bonheur, peut poser quelques problèmes dont nous aurons très probablement l’occasion de reparler dans ce podcast.

Mais pour l’heure, et dans le cadre de la question que l’on se pose ici, le conséquentialisme sera un excellent arbitre et il semble même superflu de préciser quelle forme de conséquentialisme est préférable.

La position conséquentialiste peut sembler très évidente et être celle que l’on applique par défaut, mais une des subtilités, je crois, c’est que l’on a tendance à mal estimer les conséquences de certains choix. Le conséquentialisme, semble-t-il, encourage donc une investigation la plus exhaustive possible des conséquences peut-être plus encore même que le choix final qui est assez évident.

Voilà donc la suite de notre itinéraire : premièrement lister les conséquences potentielles de l’adhésion à une croyance, deuxièmement estimer l’impact de ses conséquences sur les individus et la société et troisièmement trancher sur la position à adopter face à de telles croyances.
En route compagnon !

Conséquence positives/négatives directes/indirectes

Alors nous avons déjà évoqué précédemment quelques conséquences positives de l’adhésion à une croyance. Pour rappel, ces conséquences positives peuvent être d’ordre psychologiques, sociales, médicales voire financières. Et je pense qu’il est nécessaire de ne pas les négliger ou les sous-estimer.

Les croyances sont essentielles pour certain·e·s, elles peuvent faire office de béquille face aux difficultés de la vie, elles peuvent avoir structuré, vertébré une existence entière. Pour certaines personnes, elles peuvent guider les choix sur la manière de se soigner, de se nourrir, d’éduquer ses enfants, elle peut avoir construit son cercle social et familial.

Lutter contre des croyances sans avoir conscience de ce que celles-ci peuvent représenter peut avoir des conséquences catastrophiques.

Mais évidemment d’un autre côté, les croyances ont de très nombreuses conséquences négatives d’une part pour les individus et d’autre part pour la société. C’est ce que nous allons voir maintenant.

Premièrement, il y a des conséquences directes à ces croyances erronées. Dans le cas des pseudo-médecines, elles peuvent mener à délaisser des thérapies plus efficaces. Quelqu’un qui toute sa vie s’est soigné avec une thérapie alternative et aura été guéri par ses effets contextuels aura tendance à choisir à nouveau cette thérapie le jour où il a un cancer. Alors tant que c’est un choix personnel ça peut se comprendre mais pour soigner sa famille ou ses enfants, ça devient très problématique.

Dans le cas d’arts divinatoires, comme l’astrologie, on peut y voir au moins deux conséquences néfastes directes : l’addiction et le fait de complètement déléguer ses choix à une autre personne ce qui peut nuire à l’individu mais également à la société quand ces arts divinatoires s’invitent dans le monde professionnel ou politique comme ce fut le cas de François Mitterrand qui consultait semble-t-il l’astrologue Elizabeth Teissier.

Elizabeth Teissier aurait été l’astrologue de Francois Mitterand

La domination, l’oppression, la mutilation, les guerres, les sacrifices sont d’autres conséquences pour le moins négative découlant directement de dogme religieux.

Si l’on peut croire que ceux-là datent d’un autre temps, je tiens à préciser ici qu’aujourd’hui encore des femmes sont emprisonnées parce qu’elles ont avorté voire même parce qu’elles ont fait une fausse couche.

Des femmes que l’on mutile encore dans de nombreux pays au nom de certaines croyances. Que des personnes sont condamnées à mort ou assassinées en pleine rue parce qu’ils ont eu l’audace de vouloir penser librement et de se défaire de dogmes.

Voilà parmi tant d’autres, quelques conséquences “négatives” découlant de croyances erronées. Et les premières victimes, semble-t-il, sont les plus démuni·e·s, celles et ceux qui ont le moins accès à l’éducation. Ce sont les opprimé·e·s qui n’ont pas les leviers pour se rebeller, celles et ceux qui n’ont pas les armes pour se défendre face aux discours mensongers.

Ceci étant dit, il apparait quand même que certaines croyances restent légitimes et ont plus de conséquences positives que négatives

Prenons par exemple, les horoscopes que vous pouvez trouver dans votre journal, ils ne font pas vraiment de tort. Personne (ou presque) ne les prend vraiment au sérieux et ils prêtent parfois à sourire.

Journée bof pour les scorpions aujourd’hui

L’agriculture biodynamique également dont on a parlé précédemment, donne des produits de bonne qualité et peu importe si cela implique des énergies cosmiques et des cornes de vache remplies de bouse qui n’ont aucun effet.

Premier tome de la BD CosmoBacchus sur le vin en biodynamie

Ce ne sont que “Des mystiques un peu doux dingues mais qui font des vins sans produits”, comme dit dans Cosmobacchus une BD consacrée au vin en biodynamie.

Et même une médecine douce, comme de l’acupuncture, utilisée en complément de thérapie conventionnelle n’a pas vraiment de conséquences négatives et au contraire peut apporter un soutien psychologique.

Il semble alors que dans ces cas-là, les conséquences positives dépassent les conséquences négatives.

Et bien oui et non. Comme on l’a dit plus haut, nous sommes souvent assez aveugles aux conséquences plus indirectes. Parce que si l’on accepte une de ses propositions sans preuve alors on ouvre la porte à n’importe quelle autre proposition sans preuve.

C’est ce que l’on peut appeler l’argument de la boîte de Pandore. Il me semble qu’il y a deux manières de voir cet argument :

  • D’une part c’est un principe essentiel pour la construction de savoir commun : si on décide de tolérer une croyance sans preuves, les horoscopes par exemple; il est difficile, voire impossible, ensuite de refuser une autre croyance sans preuve comme celle de ne pas vacciner ses enfants.
  • D’autre part, c’est un constat réel: l’adhésion à certaines croyances conduit bien souvent à adhérer à d’autres croyances potentiellement plus néfastes. Une fois la boîte de pandore ouverte, on est moins vigilant à la fiabilité d’autres propositions. [Ce point-là est loin d’être aussi évident qu’énoncé et demanderait davantage d’investigation]

Adhérer à une croyance irrationnelle, aussi banale soit-elle, contribue à légitimer d’autres croyances plus néfastes.

La boite de Pandore ! Attention à ne pas tomber dans un argument de la pente glissante non plus !

Alors comme nous l’avons vu certaines croyances sont potentiellement très néfastes pour les individus et pour la société, et d’autres plus inoffensives forment une porte d’entrée et légitiment les premières à un niveau personnel et à un niveau social.

Alors ne tombons pas dans la caricature, je ne crois pas que cela disqualifie absolument toutes les croyances. Il existe probablement des cas où le bilan des conséquences d’une croyance reste positif. Mais je pense que, si on creuse un peu, il ne reste plus grand chose comme croyances inoffensives. À peu près toutes sont soit dangereuses soit en lien avec des dérives dangereuses.

Autrement dit : Je ne suis pas absolument contre ce qui n’est pas scientifique, je suis contre ce qui met en danger la santé et le bonheur des individus et de la société. Et en réalité, les deux sont relativement similaires.

Est-ce qu’une société rationnelle serait mieux ?

Un point important du conséquentialisme que nous n’avons pas encore évoqué, c’est que l’objectif n’est pas de faire un choix qui soit plus bénéfique que néfaste, l’objectif c’est de faire LE choix qui soit le plus bénéfique.

Par exemple, si j’ai 100 € à dépenser, je peux les dépenser en glace à la vanille, ça aura un impact positif. Mais je peux aussi les dépenser pour acheter un vélo à mon petit cousin. Cela aura un impact encore plus positif.

Il faut donc se forcer à comparer différentes possibilités et à privilégier celle dont on estime que les conséquences seront les meilleures. Faire l’effort d’imaginer des alternatives, c’est ce que l’on appelle la pensée contrefactuelle et c’est essentiel. Souvent l’on se contente d’une situation positive alors qu’une situation meilleure serait possible ou au contraire on critique une situation négative sans se rendre compte que toutes les autres alternatives sont pires.

Certes, l’irrationalité qui imprègne notre société est plutôt négative mais est-ce qu’une société davantage basée sur les preuves serait meilleure ?

Et d’autre part, est-ce que le chemin pour aller vers une telle société n’aurait pas également des conséquences très négatives ? Voilà les deux questions que l’on va aborder avant de conclure ce podcast.

Premièrement donc est-ce qu’une société davantage rationnelle ne serait pas pire ? Je vois au moins deux arguments que l’on peut entendre dans ce sens là :

  1. L’absence de valeur morale d’une part et d’autre part la tristesse d’une société à la pensée unique froide et sans saveur. Pour l’absence de valeur morale qui serait inhérente au manque de spiritualité, je pense que cela est largement contredit par les faits. Toutes les cultures, toutes les religions partagent relativement les mêmes valeurs morales qui sont également celles des gens athées. Il n’y a donc pas de lien absolu entre une religion ou une spiritualité et un sens moral qu’il lui aurait été révélé. Ce sens moral est commun à tous les êtres humains et est indépendant de toutes croyances [Ce point-là est loin d’être aussi évident qu’énoncé et demanderait davantage d’investigation].
  2. Le second point consiste à dire que la science contraindrait notre imagination et imposerait à tous une pensée unique froide et purement cartésienne dans le mauvais sens du terme. Je crois que cette vision est largement erronée et doit être combattue férocement. La zététique, tout comme la science, est le royaume de l’incertitude, un berceau de curiosité et de découverte. Au contraire, il me semble que certaines croyances sont ancrées dans des dogmes indiscutables et peu enclins à la contradiction. Ces croyances forment des constructions mentales qui peuvent contraindre nos pensées là où la science ne dit que le minimum qu’il est possible de dire. Et non, cela n’a rien de morose ou de triste. C’est un imaginaire qu’il faut je crois combattre avec force. Non, une société rationnelle ne serait pas dépourvue de rêve, de sentiments, d’arts, … et il est très dangereux de penser que ce ne peut être que par le biais de croyances que l’on peut s’émerveiller. Croyances qui, par ailleurs, tuent, oppressent, trompent, détruisent des vies.
    Voici quelques mots de Carlo Rovelli sur ce point :

Cela étant, ne pas croire qu’un dieu se tient près de moi et m’écoute ne m’empêche pas de me tourner le matin vers la mer avec un chant silencieux dans le cœur, et de remercier le monde pour sa beauté. Il n’y a pas de contradiction entre refuser l’irrationalisme et écouter la voix des arbres, leur parler, les toucher avec la paume de la main, sentir leur force sereine s’écouler vers soi. Les arbres n’ont pas d’âme. Ni plus, ni moins, que l’ami à qui je me confie, et cela ne m’empêche pas de discuter avec un ami, ni de parler avec les arbres, ni de jouir profondément de tous ces échanges, ni mettre du cœur à tenter d’apaiser la douleur d’un ami qui souffre. Ou de donner de l’eau à un arbre assoiffé. Il n’y a pas besoin d’un dieu pour percevoir la sacralité de la vie et du monde. Nous n’avons pas besoin de garanties externes pour nous apercevoir que nous avons des valeurs, et que nous pouvons aller jusqu’à mourir pour les défendre. Et si nous découvrons que la raison de notre générosité, de notre amour pour les arbres, nous pouvons la trouver dans les plis de l’évolution de notre espèce, ce n’est pas pour cela que nous aimerions moins nos fils et nos semblables. Notre savoir est bien trop faible pour ne pas accepter de vivre dans le mystère. C’est précisèment parce qu’il existe un mystère, et parce qu’il est si profond, que nous ne pouvons pas nous fier à qui se déclare dépositaire de la clef de ce mystère.
Carlo Rovelli, “Anaximandre de Milet, ou, La naissance de la pensée scientifique”

Deux fois que je le cite, je peux bien mettre sa photo. D’autant plus que les quelques lignes ci-dessus synthétise sublimement ce que j’essaie de dire en 50 pages…

Cheminer vers une société davantage rationnelle

Enfin, voici le dernier point dont je souhaitais parler : s’il me semble qu’un monde davantage rationnel serait plus heureux, plus juste et plus propice à l’épanouissement de chacun que notre monde actuel obscurci d’irrationalité, il faut encore s’assurer qu’il est possible de passer de l’un à l’autre et que ce passage ne soit pas lui-même trop néfaste.

Et oui, évidemment, parce que, par exemple, interdire du jour au lendemain toutes croyances irrationnelles seraient complètement idiot, destructeur et de toute façon impossible à réaliser.

On pourrait réfléchir à la souffrance qu’il est légitime de causer au nom du bonheur futur qu’apporterait une société rationnelle, et débattre de l’épineuse question de la temporalité dans le conséquentialisme. Mais cela semble superflu, il nous suffit simplement de trouver le chemin de l’un à l’autre qui cause le moins de souffrance.

Et cela n’est pas simple, car comme on l’a vu beaucoup de gens sont viscéralement attachés à des croyances voire structurées par celle-ci. Et d’une part, il est presque impossible de les convaincre de l’irrationalité et de la nocivité de celles-ci et d’autre part quand bien même cela serait possible, cela risque d’être destructeur pour ces personnes.

C’est pourquoi, plutôt que de lutter contre des individus qui adhèrent à une pseudo-science, une dérive conspirationniste ou une médecine parallèle, je crois plutôt qu’il faille lutter pour un environnement davantage propice à l’émergence de l’esprit critique, un environnement qui valorise l’humilité, la bienveillance, un environnement qui écoute la parole scientifique. Sans la sacraliser, mais en connaissant son potentiel et ses limites.

Cela passe d’une part en partie par les médias, les institutions et l’éducation, mais cela passe également par chacun d’entre nous conscient des dangers des croyances irrationnelles. En changeant nos habitudes pour promouvoir les raisonnements rationnels et les informations de qualité, éviter les arguments fallacieux, accepter sans rougir que notre intuition peut nous tromper, valoriser l’humilité, la bienveillance, encourager celui qui accepte de changer d’avis face à la raison, apprendre à débattre non pas dans le but de gagner, mais dans le but de progresser collectivement…

Il ne s’agit pas de changer les gens, mais de changer leur environnement informationnel.

Non mais c’était pour mettre une image inspirante. D’après internet, il parait que c’est bien.

Pour la suite…

Voilà, on arrive à la fin de cet épisode, vous êtes peut-être découragé face à un phénomène qui peut sembler inexorable. Voici quelques mots que je trouve assez inspirant de Jean-Lou Fouquet, sur son blog ‘Après la bière’, à propos d’un sujet assez similaire :

Même pour ceux d’entre nous qui sont persuadés qu’il est vain de se battre “contre l’histoire”, il n’en reste pas moins impensable de “ne rien faire”. C’est impensable car même si on ne pense pas pouvoir changer le cours de l’histoire au sens où nous le souhaiterions, il est probable que l’histoire de demain prenne ses racines dans les “vaines” tentatives de l’histoire d’aujourd’hui.

En concluant cette série de trois épisodes, je me rends également compte, que je vous ai vanté l’intérêt de l’esprit critique sans trop vous avoir donné de ressources.

Parce que oui, l’esprit critique ce n’est pas une aptitude un peu innée de ceux qui raisonnent bien, qui ont un bon sens de la déduction ou qui argumentent bien. L’esprit critique ça s’apprend, c’est une vraie discipline qui demande des connaissances approfondies dans de nombreux domaines : psychologie, épistémologie, logique, philosophie, rhétorique, …
Alors si vous voulez en apprendre davantage, vous pouvez attendre la suite des épisodes mais ça risque d’être un peu long et assez incomplet. Mais si vous voulez vous y plonger tout de suite, je vous conseille d’aller voir les vidéos d’Hygiène mentale et/ou le cours de Richard Monvoisin également sur Youtube, dont, l’un comme l’autre, je me suis largement inspiré dans cette série de podcast.

Mais je peux vous donner la toute première leçon de l’esprit critique qui est aussi rapide qu’elle est importante : Doutez !
Il ne s’agit pas de douter de tout et n’importe comment. Il ne s’agit pas non plus de douter de vous, de vos capacités, de vos projets. Il s’agit de douter de vos intuitions. De vos raisonnements. Ils sont imparfaits et souvent la source de bien des erreurs. Prendre un pas de côté sur ce qui nous semble évident est souvent l’amorce à une meilleure compréhension du monde.

Enfin, peut-être.

Et pour le coup, je tiens vraiment à ce “peut-être”. L’ensemble de cette série est un travail personnel. À peu près sérieux, mais personnel. J’essaie d’éclairer quelques angles morts.

Mais moi, qui éclaire mes angles morts ? C’est le problème de faire un travail personnel. La connaissance se bâtit plus souvent dans la contradiction d’un dialogue.

Alors puisse ce podcast ne pas être simplement un monologue mais l’amorce, le premier jet d’un dialogue. Qu’il soit formellement écrit ou qu’il se passe dans votre tête.

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