7 — Avancer malgré les vents contraires et garder le cap

Christophe Dargnies
ManoMano Tech team
Published in
13 min readMay 12, 2020

A People Journey @ ManoMano (7/7)

Cet article est le 7 ème et dernier d’une série de 7 articles :

  1. Réconcilier l’humain et le business, rôle du Chief People
  2. Développer la culture comme roc dans un contexte de changement permanent
  3. Repenser l’espace de travail à l’heure de la décentralisation et du digital
  4. Recruter (beaucoup) dans un univers ultra compétitif
  5. Structurer sans sacrifier l’agilité de l’entreprise et l’autonomie des personnes
  6. Faire grandir les talents en tenant compte de l’équation économique
  7. Avancer malgré les vents contraires et garder le cap

ANNEXE : organisation de la fonction People et KPI

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Tous nos projets structurants ont nécessité trois à six mois de gestation avant lancement. Puis, quel que soit le succès, nous avons d’un trimestre sur l’autre, d’une année sur l’autre, essayé d’améliorer, optimiser, affiner les process, une forme de saine O&M -operation & maintenance-. Dans ce dernier volet, je souhaiterais aborder les sujets les plus délicats et difficiles de ces deux années. Non pas que le reste soit une sinécure, mais ces sujets là sont particulièrement complexes dans leur traitement. Ils restent pour moi des sujets de réflexion non résolus. Ils ne sont pas de l’ordre du projet à structurer et à lancer, ils ne peuvent pas se résoudre comme un problème mathématique. Ils sont profondément humains.

a — Le challenge de la communication interne

Commençons par le thème de la communication interne. Il va bien au-delà de la communication des événements et de l’animation de la communauté. Il englobe également le partage de la vision, du projet ManoMano, des éléments de sa culture, de l’accessibilité de l’information en général, et plus particulièrement dans le domaine RH de la disponibilité et compréhension du hardware et du software People que nous avons pu voir précédemment. C’est la condition de la bonne application de toutes les pratiques mises en œuvre. Les principales gageures sont les suivantes :

  • expliquer la stratégie et les changements nombreux auxquels l’entreprise fait face.
  • répéter sans cesse : rien n’est jamais communiqué une fois pour toutes, car il y a une vingtaine d’arrivées par mois (autant de newcomers à informer et mettre dans le bain). Le challenge n’est pas de communiquer une fois, mais de régulièrement répéter ce qui est censé être connu des anciens.
  • faire ressortir de manière claire les informations clés, dans un univers de surinformation permanente et de multicanal ; l’information a tendance à se perdre dans les abîmes de Slack (souvent une information cruciale se fait quelques minutes plus tard doubler par des choses anecdotiques postées).

C’est toute la question in fine de la pérennisation de l’information. Pas tant celle du knowledge management, que je pense plus technique et spécifique aux équipes, mais celle de notre socle commun business et humain.

Et puisqu’on parle de communication, un mot sur le sujet de la transparence. On associe à raison la transparence à quelque chose de positif et nécessaire, elle reflète la clarté, l’honnêteté, l’intégrité. Son absence au contraire traduit un agenda caché ou la manipulation, concentre le pouvoir dans les mains de celui qui détient l’information et peut conduire à de l’inefficience de l’organisation voire à des mauvaises décisions si les parties prenantes, a fortiori acteurs n’ont pas accès aux éléments pour discerner.

Il faut distinguer cependant la transparence (désirable) de l’instantanéité de la diffusion de l’information brute. En voici trois domaines qui illustrent cela :

  • d’un point de vue légal (en droit du travail), certaines décisions ne peuvent être prises (et donc l’information diffusée) qu’après avis des instances du personnel (sous peine de délit d’entrave). C’est le cas d’une réorganisation des équipes par exemple.
  • au niveau managérial, une information importante divulguée instantanément à toute l’organisation va mettre en porte-à-faux d’une part les gens concernés par l’information, et d’autres par les managers qui ne seront pas en mesure de répondre à leurs équipes. Il y a donc la nécessité d’une “cascade” explicative, comme par exemple certains arbitrages budgétaires (ex: budget comm divisé par deux) ou encore certaines décisions stratégiques majeures (ex: l’arrêt d’une activité).
  • enfin, au niveau individuel : dans le domaine des RH, la confidentialité sur certains sujets est non seulement un droit mais aussi un devoir envers les salariés eux-mêmes qui ne souhaitent pas que certaines informations les concernant soient diffusées (ex : un salarié rencontrant des difficultés d’ordre privé). De même qu’un feedback difficile nécessite d’être accompagné : un 360 anonyme sans aucun filtre peut être dévastateur car les mots bruts peuvent détruire des personnes.

Je défends donc la transparence d’intention ; une transparence éclairée, réfléchie, qui accepte de prendre le temps nécessaire, qui prend soin des personnes concernées par les informations à communiquer.

b — La bascule

Quand l’entreprise commence a atteindre 150 à 200 personnes, elle se heurte à un plafond de verre qui va chambouler tous ses référentiels. Pourquoi? Dunbar en apporte la réponse : le nombre de Dunbar est le nombre maximum d’individus avec lesquels une personne peut entretenir simultanément une relation humaine stable. Cette limite est inhérente à la taille de notre cerveau et à nos fonctions cognitives. Ce nombre est estimé par l’anthropologue britannique Robin Dunbar entre 150 personnes et 200 personnes. Qu’est ce que cela signifie concrètement?

Que jusqu’à ce fameux nombre, les gens se connaissent, les fondateurs sont accessibles, les valeurs n’ont pas besoin d’être dites ou nommées car elles sont vécues de manière innées, que les profils qui rejoignent l’aventure sont encore des couteaux suisses, que les processus en sont à leur balbutiements car ils ne sont pas vraiment nécessaires, que les exigences de profitabilité ne sont pas encore présentes (on privilégie la croissance à fond) et que le mot qui reflète le plus la culture est “familiale”.

Qu’au-delà de ce fameux nombre, les gens ne se connaissent pas tous (ils ne peuvent factuellement plus se connaître tous), les fondateurs sont moins accessibles (non par volonté, mais par réalisme), les valeurs tendent à s’émousser (chacun leur donne sa propre définition), la culture se dilue (comme un thé dont le goût serait plus fade car le sachet n’infuse plus suffisamment), les nouveaux venus sont de plus en plus seniors et experts dans leur domaine, la structuration et les process s’imposent, l’efficacité collective et la résilience de l’entreprise sont de mise, l’inflexion vers la profitabilité n’est plus une option et la culture se tourne plus vers celle d’une équipe de sport de haut niveau… c’est en tous cas ce que nous avons constaté chez ManoMano.

Cette évolution inéluctable est pour certains un véritable deuil, celui d’un âge d’or perdu (ce que j’ai le plus entendu : “ avant je voyais les Fondateurs tous les jours, on discutait, on rigolait. Maintenant, si je les vois une fois par mois, c’est énorme”). Et c’est pour tous un challenge crucial à relever.

c — Un nouveau souffle

Pour y voir plus clair, nous avons institué ManoVox. Qu’est-ce? C’est un sondage trimestriel de 35 questions sur tous les grands volets de la vie des collaborateurs. L’outil s’appelle Jubiwee, il est très simple d’utilisation (interface mobile, connecté à Slack). Les résultats sont immédiats, avec le bon niveau de granularité (qui préserve la confidentialité). Cela permet de disposer d’une photographie régulière pour comprendre les tendances et obtenir une lecture précise des questions qui posent problème pour certaines populations ou dans certaines équipes. La puissance de cet outil n’est plus à démontrer. Il offre de manière très factuelle un diagnostic et la possibilité de mettre en place des plans d’actions correctifs.

Dans la méthode, nous avons fait des workshops avec des employés pour mettre en évidence ce qui avait évolué et comment étaient perçues dorénavant les choses depuis 3 ans, 2 ans et 1 an. Comment elles étaient vécues et à quelles contradictions elles se heurtaient.

En ce qui concerne les valeurs, nous avons donc repris de manière très concrète leur définition et leur historique chez ManoMano pour repréciser certains aspects, et même fournir des réponses sur les contradictions qui avaient été soulevées :

a) Quid de la bienveillance quand la performance n’est pas au rendez vous?

  • Mettre chacun à sa juste place
  • Communiquer avec des intentions transparentes, basées sur des faits

b) Quid de l’audace & de l’ingéniosité dans une structure avec des feuilles de route denses?

  • Favoriser la créativité dans un cadre
  • Déployer ces valeurs au sein d’objectifs existants avec des ressources contraintes
  • Faire rayonner et célébrer les idées / projets / résultats audacieux et ingénieux

Il nous est apparu plus pertinent aussi de les mettre dans des phrases illustratives, plus parlantes que des mots seuls et un peu “hors sol”.

Boldness / audace :

… Oser parler, challenger et innover.

… Mais ensuite hiérarchiser et agir collectivement.

… Encourager à voir plus grand, à prendre des risques et à échouer rapidement.

Ingenuity / ingéniosité:

… Être rapide et agile.

… Gérer l’instabilité et l’ambiguïté.

… Valoriser autant la créativité que la frugalité.

Care / bienveillance :

… Travailler ensemble, se faire confiance et communiquer clairement ses intentions.

… Se soucier de la personne elle-même et avoir un réel intérêt à voir les gens grandir.

… Avoir du courage managérial, donner des feedbacks constructifs.

L’objectif poursuivi est que ces définitions soient connues et partagées par tous (“voici ce que veulent dire ces valeurs chez ManoMano”), pas seulement de manière spot quand les gens arrivent mais en continu. D’où un volet clé de la communication qui en découle au jour le jour, en continue.

Concernant les rituels, nous avons eu, sur la base d’un diagnostic factuel, une approche de rationalisation : en faire moins, mais plus impactants, car connus, partagés, systématiques, homogènes à travers ManoMano. Cette partie des rituels a aussi vocation à être co-construite dans sa finalisation, plutôt que décrétée.

Enfin, nous avons creusé la notion d’exemplarité, essentielle. Nous sommes en train d’élaborer un programme complet pour toute la population managériale. L’idée étant de bien mettre en place un système robuste pour que cette exemplarité soit incarnée à tous les niveaux du management : sessions de formation, de suivi, de KPI dans les objectifs.

Tout ceci est en train d’être déployé.

d — La quête de sens

La question du sens est éminemment personnelle, et chacun s’interroge comme il l’entend.

Elle s’est souvent posée à moi dans mes grandes orientations professionnelles. Elle a trouvé des réponses dans le domaine de l’énergie chez Total en Amérique latine & Caspienne puis dans les énergie nouvelles (le solaire chez SunPower à San Francisco, et les bioénergies). Enfin, dans celui de l’accès à l’énergie pour les plus pauvres avec Total Access to Energy (à cette époque, je me suis interrogé sur les modèles de social business, ou comment le capitalisme pouvait être au service des plus vulnérables).

En rejoignant ManoMano, la même question s’est posée à propos du digital : l’entreprise digitale peut-elle être un chemin d’humanité? Pour ce qui concerne notre communauté de Manos et Manas, ma réponse à cette question est éminemment oui. Les fondations sont là et l’envie aussi, plus que jamais.

Pour ce qui concerne le modèle économique et l’impact social & environnemental (cf préambule), ce n’est pas résolu. Nous avons lancé des services tels que les SuperManos (petits travaux à domicile) et AlloMano (conseil en ligne), mais ni l’un ni l’autre n’ont pour l’instant trouvé une viabilité économique, malgré l’enthousiasme que ces deux solutions ont suscité. Nous avons aussi monté une initiative globale autour de la sustainability baptisée ManoImpact, articulée autour des axes suivants:

  • permettre à nos Manos et Manas de s’engager auprès d’associations et de causes diverses sous forme de mécénat de compétence (partenariats avec Benenova et Vendredi)
  • aider nos clients à trouver facilement des produits respectueux de l’environnement via une catégorie dédiée sur le site (énergie verte, économie d’énergie, etc…)
  • compenser l’impact carbone direct des opérations de ManoMano (logistique, transport, bureaux)

Mais les contraintes business et les priorités sont telles que ces initiatives se sont un peu essoufflées.

Nous pourrions probablement aller beaucoup plus loin. Notre position spécifique dans l’univers bricolage & jardinage, nos liens privilégiés avec les principaux acteurs nous donnent une opportunité unique pour exercer et assumer nos responsabilités. Les idées ne manquent pas :

  • créer des services dédiés qui associent des populations plus fragiles,
  • développer des liens communautaires forts,
  • favoriser l’économie circulaire et les produits d’occasion,
  • prioriser l’usage plutôt que la propriété,
  • entraîner nos marchands sur une pente vertueuse de circuits courts et de produits éco responsables,
  • informer au mieux nos clients pour qu’ils fassent des actes d’achats éclairés

Les employés le recherchent (sans cela, pas de recrutement de qualité). Les clients prennent cette direction (c’est eux in fine qui ont un pouvoir certain). Chacun aspire à être citoyen dans sa globalité : non pas un pion économique, mais un acteur économique dans toutes ses dimensions.

Dans les schémas de développement des start-up/scale-up, le principal problème réside dans le fait que le management est souvent tiraillé entre une aspiration profonde pour ces questions humaines (développement des personnes, modèle économique et impact social & environnemental) et la pression business, pour délivrer un retour financier maximal en un minimum de temps, en particulier vis à vis des investisseurs. Or de plus en plus de fonds d’investissements se disent eux-meme soucieux de ces questions ; ils prônent un investissement responsable et souhaitent résolument orienter les entreprises de leur portefeuille sur ces sujets.

A mon sens, pour commencer à résoudre la question, une idée simple serait de formaliser de manière très concrète qu’à chaque levée de fond (round), une tranche de x% soit allouée spécifiquement pour “faciliter” ces sujets (comme une marge de manoeuvre, un mandat bien spécifique accordé au management). La rentabilité de cette tranche (non pas financière, mais sociale, sociétale et environnementale) serait revu de manière régulière en Board, avec, comme pour le reste des sujets business, des indicateurs de suivi et de performance. Ma conviction, c’est que les deux tranches, financière/business et sociale/humaine sont complémentaires : nous avons besoin des deux. Elles n’ont juste pas la meme profondeur de temps (la premiere est court terme, la seconde moyen long terme) mais, in fine, elles pourront se nourrir l’une de l’autre, pour le bien de l’ensemble des parties prenantes de l’écosystème de l’entreprise.

Les pistes sont multiples…

Être une entreprise à mission (“purpose driven company”), voilà notre prochain défi.

Il faut désormais avancer en eaux profondes.

Un pas après l’autre.

A nous de jouer!

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Conclusion : L’épreuve du feu

Ces 24 mois se sont achevés au printemps 2020 avec une terrible épreuve : celle du Coronavirus.

Nous avions préparé l’ensemble de la structure dans les semaines précédentes : mise à jour du plan de sécurité et de continuité, généralisation des gestes barrière, restriction des voyages, mise en quarantaine pour certains de retour de pays à risque, mesure pour les femmes enceintes, etc… Une montée en puissance graduelle à la fois ferme mais mesurée, pour éviter tout effet anxiogène. Nous avions mis en place les chaînes de communication adéquates avec des groupes WhatsApp dédiés par équipe, prêts à être actionnés à tout moment. Et enfin, une semaine avant que le confinement généralisé soit ordonné, nous avions demandé à nos salariés de rentrer chez eux en fin de journée avec leur ordinateur portable. Ainsi, le soir de l’intervention du Président de la République (jeudi 19 mars 2020), nous avons basculé l’ensemble de l’organisation en full remote en quelques heures.

La période qui a suivi a été très contrastée, avec un mix d’excitation et d’effroi. Le confinement a accéléré la digitalisation de notre verticale bricolage/jardinage, prouvant par là-même la robustesse de ces nouveaux modèles. Mais surtout, nous avons pu voir l’entreprise et les équipes fonctionner complètement à distance, avec engagement et responsabilité dans ces conditions pourtant difficiles (nous avons même continué à accueillir de nouveaux collaborateurs, une cinquantaine au total en deux mois).

Nous avons complètement ajusté le rythme opérationnel général avec de nouveaux rituels et de nouveaux réflexes. Nous avons pris l’habitude de démarrer quotidiennement au niveau de chaque équipe avec un daily team meeting, pour s’assurer que chacun allait bien. Nous avons mis en place une gestion de crise, chaque matin pour suivre l’évolution de la situation business des pays, et chaque soir au niveau de la Eteam pour suivre le moral des troupes. À tour de rôle nous avons vu les uns et les autres s’essouffler dans ce contexte, car le remote a tendance à accélérer le temps par de multiples canaux. Nous avons donc sacralisé, et même accentué certains principes de déconnexion. Nous avons essayé de développer pour chacun ce dont il avait besoin, comme par exemple une demi journée off pour permettre aux parents de passer plus de temps avec leur famille, ou encore des e-cafés, des relais de veille, des suivis attentifs pour entourer chacun du mieux possible malgré l’isolement et la solitude, voire les drames vécus par certains.

Nous avons enfin organisé sur une base hebdomadaire un all hands de 30 minutes avec l’ensemble de l’entreprise connecté, autour des fondateurs et de l’actualité. Il faut vivre cet instant ou presque 500 personnes se rejoignent en même temps autour de ce qui nous rassemble. Moments particuliers, moments de communion collective où se sont exprimés à la fois la compassion, mais aussi le souffle pour aller de l’avant en se serrant les coudes. Alors que nous nous interrogions sur notre culture et nos valeurs, j’ai pu voir sous mes yeux à quel point cette épreuve du feu nous a réunis. À quel point tout cela nous a rapproché de manière très paradoxale. Malgré le confinement, et peut-être même grâce à lui, l’humain chez ManoMano n’a jamais été aussi présent. Car la situation a mis au grand jour les joies et les difficultés de chacun. Loin de freiner les choses, cela a rendu chacun de nous plus vulnérable, plus accessible, plus vrai.

Je ne sais pas comment nous sortirons de tout cela, mais c’est une période vraiment étonnante que nous avons vécue. A mon sens, l’équipe People n’a jamais aussi bien porté son nom et sa mission n’a jamais été aussi belle.

Remerciements :

  • Nadia Vedrunes, Pauline Boët, Charlotte Huppert
  • Et enfin, à Pierre Fournier, Chief Product Officer de ManoMano de 2017 à 2019. Merci pour ton soutien et tes encouragements lors de la rédaction de cet article.

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