Les Mystères du Grand Paris — 2.3

Saison 2 . Episode 3/15

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Gyn

Résumé de l’épisode précédent: Une voiture est garée à 200 mètres du chantier où travaille Pierre, le jeune ouvrier du premier épisode. A l’intérieur Dylan, 14 ans, tente d’écouter subrepticement la conversation de son père avec des amis. Ils s’inquiètent de l’urbanisation du Val d’Oise: les loyers qui grimpent, la spéculation… Que vont devenir leurs champs? Seront-ils expropriés? L’un d’entre eux propose une solution: faire appel à une “cryptozoologue”. Dylan les entend parler d’une mystérieuse bête aquatique, mutante, née des effets de la pollution. Le lendemain matin, le soleil se lève sur le Val d’Oise…

→ Lire l’épisode précédent “L’Oise, le monstre et la cryptozoologue”

“If you don’t love me now you will never love me again”

L’air de guitare du morceau des Fleetwood Mac fait comme un bourdonnement sourd aux oreilles de Gyn. Elle a pris la mauvaise habitude de toujours écouter la musique trop fort.

Que ce soit au casque ou au club, elle est toujours accompagnée de voix hurlantes, d’instrumentales tonitruantes. Alors que sa playlist “super mix 60’s” continue de défiler, elle essaye de remettre ses idées en place en repensant aux événements de la veille. La soirée avait pourtant si bien commencé : elle avait enchaîné plusieurs lips syncs — “Respect “, “Girls just wanna have fun“, “Cherry Bomb”, “Touch me”….- pour une fois sans être interrompue et le public en redemandait. Mais alors qu’elle allait exécuter son plus beau death drop, son talon s’est pris dans les lattes de la scène du Misfit et elle est tombée à la renverse. Bien sur la scène venait d’être refaite. Tout le club était en travaux. Ah les travaux ! Peu importe où elle/il allait, il y avait toujours des travaux, des chantiers. Ensuite, la soirée s’est mise à tanguer comme un bateau fuyant Charybde et coulant à Scylla, et Gyn va perdre son sac avec sa seconde tenue. Heureusement qu’une collègue a eu la bonté d’âme de lui prêter le sien (“Je peux rentrer comme ça, personne pour me voir“).

6h47

Le Panneau d’affichage de la gare s’est enfin remis à fonctionner. Le prochain RER devrait arriver à 7h00. Il reste à Gyn environ treize minutes avant d’être noyée dans la foule des travailleurs matinaux. Pour l’instant, les alentours sont tranquilles. Autour de la gare Conflans-fin-d’Oise la ville est tranquille, presque un village au bord de la rivière. En arrivant du troisième arrondissement où elle travaille la nuit, Gyn a remarqué un alignement de petites maisons au sommet d’une petite colline, reliées entre elles par d’étranges escaliers un peu labyrinthiques, et les voir tous les matins l’enchante, ça la change de son Sartrouville natal, une ville de banlieue comme les autres, avec un centre minuscule, semblable à tous les autres, et une périphérie et une zone industrielle, comme les autres… Travailler en zone péri-rurale c’est contraignant, entendu, mais ça n’est pas sans charme.

7h00

Le grondement du RER qui entre en gare.

Et voilà, c’est reparti pour une semaine !” A peine le RER s’est-il arrêté qu’il vomit une masse informe : des têtes, des bras, des sacs, des pieds qui se marchent les uns sur les autres et tu cherches le buste qui allait avec pour t’excuser, mais sans trouver… La foule se disperse, chaque voyageur s’individualise progressivement. Soudainement, le regard de Gyn se porte sur un jeune homme portant la veste et le pantalon de son groupe (kaki et orange fluo). Il a vingt ans, elle l’a déjà vu plusieurs fois. Son prénom ? Son esprit barbotte encore dans le Gyn Tonic et la Pina Colada, elle doit faire un effort surhumain pour se rappeler ce visage presque pubère.

C’est Pierre ! Ou quelque chose comme ça. Le petit nouveau ! Gyn fixe le sol un moment, elle attend qu’il porte ses yeux dans une autre direction pour le regarder à nouveau. Pierre est maintenant près de la sortie, il se dirige vers la petite place. Puisqu’il s’éloigne, elle n’aura pas besoin de se cacher.

Elle le suit des yeux un instant, pour s’en assurer, puis elle les envoie consulter l’horloge : 7h09.

- Merda ! Je dois me grouiller.

Elle se précipite hors de la gare. Enfin, “se précipiter”… Son talon droit a souffert cette nuit, et il lui donne la démarche peu gracieuse d’une veille boiteuse, alors “se précipiter”…

Elle parvient jusqu’à l’escalator. Même quand elle n’a pas un talon de cassé elle prend l’escalator. Elle aime ça, la sensation, elle aime poser une main distinguée sur la rambarde roulante et regarder au loin. Bien sûr, à ce moment-là, personne ne la regarde plus qu’elle n’est matée d’ordinaire, mais elle aime s’imaginer, grande dame, au centre de toutes les attentions, des dizaines d’yeux braqués sur elle, la créature la plus importante. Pour un instant.

- Eh, bouge le travelo !

Cette douce voix l’extirpe de ses fantasmes narcissiques. L’escalator l’a portée jusqu’en haut, il faut recommencer à marcher.

Elle réajuste son sac à dos sur ses épaules et accélère le pas sans prêter attention à celui qui l’a bousculée. Depuis le début du chantier sur lequel Alex est chef de chantier, Gyn a pris l’habitude de venir prendre son café du matin à la brasserie Le Bouquet, avant de prendre la navette qui l’amène, vingt minutes plus tard, sur le dit chantier. Normalement, à cette heure, Alex est déjà présent, mais son reste de gueule de bois a retardé le jeune cadre du BTP. Peu importe. Un petit tour discret dans les toilettes et tout rentrera dans l’ordre. A cette heure-ci, la brasserie est quasiment vide.

Mais parce que Gyn y entre avec dix bonnes minutes de retard, ce n’est pas le cas ce matin, et plusieurs regards se tournent vers elle. Elle s’arrête net, du coup, et fait un rapide tour d’horizon, contenant la panique qu’elle sent monter : quelques poivrots ponctuels, quelques cadres rasés de près, d’autres clients moins typés.

Elle baisse rapidement la tête, que personne ne la reconnaisse sous son maquillage, ou quand elle remontera, et se dirige vers les toilettes. Heureusement, il y a une petite salle d’eau qui donne sur les deux cabinets (un petit bonhomme à droite et une petite bonne femme à gauche). Personne ne s’étonnera de voir y entrer une femme ou en ressortir un homme.

Sortir de son costume de Drag Queen est, pour un Alex, un processus aussi important que celui de se transformer. Il y a quelque chose de tragique — c’est le mot qui lui vient — à prendre ses palets de cotons, qu’elle enduit de crème démaquillante pour se taper le visage avec jusqu’à ce que disparaissent les traces du conturing, du blending et autres eye-shadowing, laissant apparaître le vrai grain de sa peau, abîmé par la vie du chantier : le ciment, la poussière de béton, la terre, la sciure de bois, le stress aussi, et les heures supplémentaires. Et bien sûr, l’alcool. Pas mal d’alcool. Alex remarque un début de barbe au fur et à mesure que s’efface le fond de teint qui couvrait la ligne de sa mâchoire. Ça l’amuse un instant, c’est une mise en abyme de visages ?

Retirer sa perruque est un moment désagréable ; il n’a jamais réussi à adopter la technique qui lui permettrait d’accrocher les épingles sans s’abîmer le cuir chevelu. Il semble alors qu’une dizaine de mains minuscules lui tirent les cheveux comme des harpies. Il enlève ensuite le collant couleur chair qui retient sa petite touffe de cheveux blonds vénitien. Il passe sa main dedans pour s’improviser une coiffure potable : en vain mais pas grave ; son casque de chantier masquera bientôt tout le sébum et la sueur accumulés.

Un quart d’heure plus tard, le miroir des toilettes reflète un homme d’une trentaine d’année, mince, assez beau garçon, les cheveux courts et clairs, les yeux bleus gris. Enfin jusqu’en haut des épaules car Alex porte encore une petite robe cintrée de couleur violette, glacée.

Il jette un œil rapide à son portable : 07h35. Il jure et commence à se dandiner pour s’extirper de sa robe — ne pas la craquer, surtout ne pas la craquer ! Il manque de tomber à la renverse. Il enfile rapidement les habits que sa collègue lui a prêtés, il remballe ses affaires et sort des toilettes.

07h40. Il court vers la sortie mais une voix bourrue l’interpelle :

- Hé ! Les toilettes c’est pas gratuit ! On consomme pour y aller.

Alex s’arrête net, il serre les poings et jure de plus belle… dans sa barbe. Il se rapproche du comptoir et commande un café serré. Un peu de caféine l’aidera à démarrer sa journée.

Le café s’écoule, gouttes à gouttes, très lentement, si lentement lui semble-t-il.

Au moment où il voudrait marquer un début d’agacement, le patron lui sert enfin son expresso, qu’il boit cul sec — l’habitude des cocktails avalés quand tout le monde te regarde, et que tu crois que Gyn doit se comporter comme un cow-boy, malgré la robe violette ? Il hausse les épaules, et c’est le signe d’un conflit intérieur auquel personne, dans le bar, n’a accès, évidemment. Il dépose une pièce de deux euros sur le comptoir et sans un mot quitte Le Bouquet.

Il est 7h45 quand il arrive à la navette dont le départ était prévu pour 7h40. La chance finirait par tourner en sa faveur ?

Dans ce bus, une bonne dizaine d’ouvriers, bardés — tous — de bandes réfléchissantes, qui servent en hiver surtout, quand on se retrouve à travailler avant le jour et quand la nuit vous rattrape avant que vous n’ayez terminé vos heures. L’air fatigué et rabougri. Quelques un le saluent mais la plupart l’ignorent un peu. Il n’y a aucune raison ni obligation de sympathiser avec la hiérarchie en dehors des heures et lieux de travail. La navette transporte aussi d’autres passagers, ça permet de passer un peu inaperçu.

Et Pierre, évidemment. De toute façon, il n’y a pas d’autres places — c’est l’inconvénient d’arriver dans les derniers. Alex s’assoit donc à côté du jeune ouvrier, il le salue brièvement et se place légèrement de côté afin de ne pas trop entrer en contact visuel avec celui-ci. La nonchalance du cadre semble gêner le jeune homme qui, bien que ouvert à la discussion, finit par se retourner pour contempler le paysage du Val d’Oise.

Alors Alex saisit son téléphone pour se plonger dans le planning des tâches à faire : deux réunions de chantier, la livraison de la nouvelle bétonneuse, une démolition à gérer. Ses journées ne semblent jamais finir. Surtout que ce chantier lui donne du fils à retordre ; son entreprise a été mandatée par la société du Grand Paris afin de s’occuper du chantier des futurs bureaux chargés de la gestion et de l’expansion des installations ferroviaires du département. Un chantier pour planifier d’autres chantiers.

Texte: Solweig Cicuto & Arno Bertina/ Dessins au feutre: Dorothée Richard/ Musique: PAVANE

Episode suivant : Une créature, un monstre, une bête

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