5 — Structurer sans sacrifier l’agilité de l’entreprise et l’autonomie des personnes

Christophe Dargnies
ManoMano Tech team
Published in
11 min readMay 13, 2020

A People Journey a ManoMano (5/7)

Cet article est le 5 ème d’une série de 7 articles :

  1. Réconcilier l’humain et le business, rôle du Chief People
  2. Développer la culture comme roc dans un contexte de changement permanent
  3. Repenser l’espace de travail à l’heure de la décentralisation et du digital
  4. Recruter (beaucoup) dans un univers ultra compétitif
  5. Structurer sans sacrifier l’agilité de l’entreprise et l’autonomie des personnes
  6. Faire grandir les talents en tenant compte de l’équation économique
  7. Avancer malgré les vents contraires et garder le cap

ANNEXE : organisation de la fonction People et KPI

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Quand l’entreprise grandit, que les contraintes business deviennent de plus en plus fortes, que les roadmaps sont de plus en plus serrées, les besoins de structuration et de process se renforcent pour ne pas tomber dans le chaos. C’est un gage d’efficacité et d’optimisation des ressources, et avant la profitabilité, ce n’est pas une option. Process et structuration, des gros mots en start-up. Car cela risque fort de brider le feu entrepreneurial. Et pire encore, le risque du top down généralisé. J’ai connu des organisations autoritaires dont la performance business est certes avérée mais qui tuent à petit feu en chacun ce qu’il a de plus grand : sa capacité à changer le monde et à participer à sa création.

Je pense qu’il existe un autre système. Non pas un système complètement déstructuré, désorganisé, où tout le monde serait responsable de tout. Mais bien une approche vivante (à l’opposé de l’approche pyramidale traditionnelle) avec chaque niveau hiérarchique au service du niveau hiérarchique inférieur. A l’image de l’arbre : avec ses racines profondément ancrées dans le sol, son tronc et ses branches qui se démultiplient pour permettre à chaque feuille d’aller vers le ciel. Chaque feuille autonome dans son domaine de responsabilité. Et libre de grandir vers là où elle veut, en bénéficiant du soutien de l’ensemble, nourrie par la sève qui circule dans tout l’organisme.

C’est ce que nous avons cherché à construire : une structure, certes nécessaire, mais qui préserve l’agilité collective et la responsabilité individuelle.

a — Les impasses de n’être pas structuré

Pourquoi une structure est-elle nécessaire?

Au niveau collectif, nous avons été confrontés très vite à de multiples problèmes de responsabilité, d’harmonie, de subsidiarité :

  • comment rester agile en créant des instances de gouvernance pour que les décisions soient prises au bon niveau au bon moment?
  • comment casser les silos pour mobiliser les différentes fonctions autour de la mise en oeuvre de la stratégie?
  • comment organiser et allouer les différentes ressources tech par grand thème, mais aussi comment les prioriser entre nouveaux projets et fonctionnement opérationnel au quotidien?
  • comment faire monter en puissance nos managers et leur donner toute leur place?
  • comment s’assurer que l’équipe de direction (Eteam) ne soit pas un goulot d’étranglement?

A l’échelle individuelle, l’entreprise ne disposait pas il y a deux ans de structure intrinsèque, c’est-à-dire de niveaux pour les différents postes. Cela posait bien sur des problèmes récurrents, notamment autour du principe d’équité :

  • en terme de recrutement, nous étions en incapacité de calibrer correctement un poste.
  • en terme de progression (une fois dans l’entreprise), il était difficile d’envisager des mobilités, des parcours de carrière, ou des promotions.
  • en terme de gouvernance et d’organisation générale de l’entreprise, nous ne pouvions distinguer de manière objective les différents types de populations managériales.
  • en terme de cohérence, les titres de poste n’avaient pas d’homogénéité. Certains diront que les titres importent peu, que c’est une question d’ego. Mais en fait, ce n’est pas du tout anecdotique : la manière dont on nomme les choses importe, car elle reflète une compréhension commune. C’est essentielle pour définir les rôles de chacun et que ces rôles soient compris comme tels. C’est aussi une façon objective d’apprécier les responsabilités : d’une part, il existe des références externes de marché, d’autre part, cela permet un référentiel interne commun sur la taille d’un poste (comme par exemple un “lead” ou un “head of”)
  • enfin plus fondamentalement, nous n’étions pas en mesure d’avoir un système de rémunération équitable et il apparaissait de plus en plus clairement un écart (qui se creusait) entre anciens et nouveaux, ces derniers bénéficiant de packages plus en ligne avec le marché que les époques antérieures.

b — Préparer les rails de l’équité individuelle pour demain

Nous nous sommes inspirés pour cela des grands systèmes robustes existants, et aussi beaucoup des expériences diverses de la Eteam dans d’autres entreprises. Nous avons ainsi défini et nommé 10 niveaux sur lesquels nous avons échelonné tous les postes de l’entreprise :

Note : les niveaux 1 et 2 sont non-cadres

Nous avons aussi retenu quelques principes simples pour mettre cela en œuvre:

  • un individu peut choisir à partir du niveau 5 une voie “manager” (jusqu’au niveau 10) ou une voie “expert” (jusqu’au niveau 7/8), pour, fonction de ses aspirations, valoriser ses talents spécifiques (attention, les experts sont nécessairement des contributeurs individuels, mais la réciproque n’est pas vraie : un rôle de management transverse -sans responsabilité hiérarchique directe temporaire- suivra néanmoins à la voie managériale)
  • une équipe est constituée d’un manager et de 4 à 7 direct reports. Au-delà, il faut que l’équipe se divise comme le ferait une cellule organique. Mais elle ne se divise pas en dessous de 4 direct reports. Les millefeuilles sont à bannir tout comme les strates bureaucratiques. Il faut garder une agilité.
  • sur cette base, nous avons donc aussi défini que la structure d’entreprise (pas celui des niveaux de postes mais celui des directs reports) ne dépasserait pas trois niveaux en dessous de la Eteam (les fameux C level), pour garder en cela une organisation relativement horizontale. Cela permet de monter à plus de 2500 employés (8 C level x7x7x7)
  • une répartition pertinente du nombre d’employés sur chaque niveaux

De manière concomitante, nous avons élaboré la politique salariale qui accompagnerait chaque niveau. Nous nous sommes pour cela appuyés sur une étude de marché poussée (Radford) à laquelle nous avons comparé l’ensemble des postes de l’entreprise. Là aussi, certains principes simples se sont appliqués. Nous avons décidé :

  • d’avoir une grille unique pour l’ensemble de l’entreprise.
  • de garantir un minimum pour chaque niveau, le maximum lui n’est pas figé, mais il oscille légèrement au-dessus du niveau suivant (il existe par ailleurs un minimum Tech spécifique pour les niveaux 3, 4 et 5, afin de rester bien dans le marché).
  • de définir une homogénéité du % de variable par niveau (plus élevé à mesure que les niveaux augmentent).
  • d’assurer une compensation homogène pour les niveaux 6 à 8.
  • d’instaurer une égalité stricte pour l’ensemble de la Eteam, afin d’assurer une vraie cohésion d’équipe et une convergence d’intérêt (la performance exceptionnelle étant récompensée par une prime exceptionnelle).

Comment cette grille est-elle mise à jour? D’abord, sur une base annuelle, en vérifiant (toujours avec des benchmarks) que cette politique salariale reste bien dans le marché. Mais aussi et surtout au fil de l’eau grâce au recrutement : à mesure que nous faisons nos offres, nous pouvons vérifier en fonction des métiers la pertinence de nos propositions.

c — Difficultés de mise en oeuvre mais quel impact !

Le lancement a été un moment particulièrement complexe de la vie de l’entreprise. Nous nous étions fixés un planning extrêmement serré, l’exécution du projet a donc été faite au pas de charge sur deux mois. Nous avons entrepris un véritable roadshow en terme de communication interne. Plus d’une trentaine de présentations ont été organisées auprès de toutes les équipes. Le projet a suscité une vraie adhésion sur le papier, à chaque fois nous avons eu des retours très positifs. Tout le monde y a vu les avantages du système en terme d’efficacité, de robustesse, et surtout d’équité (la décision avait été prise de réévaluer tous les employés au moins au minimum de leur niveau ce qui pour l’année en cours a représenté des montants très importants). ManoMano se professionnalisait, tout se présentait bien.

Cela s’est corsé quand les choses sont devenues concrètes à titre individuel, quand les gens ont été informés de leur niveau de poste et de leur salaire propre.

Les frustrations d’un certain nombre sont rentrées en résonance ce qui fait que le corps social dans son ensemble a réagi de manière violente, comme un vaccin rejeté par l’organisme. Les raisons?

  • Les egos : sans surprise, des crispations sont nées, chacun se voyant au niveau du dessus ou procédant à des comparaisons (le positionnement des postes sur la grille avait cependant été faite de manière concertée avec de nombreuses itérations successives au niveau de la Eteam).
  • Le temps d’implémentation : c’était un choix assumé de déployer ce projet de manière accélérée, dans des temps très courts. Peut-être aurait-il fallu étaler cela sur plus longtemps, pour que l’ensemble de cette politique infuse de manière soft dans l’entreprise?
  • Le niveau de transparence : nous n’avons pas communiqué les minimum de salaire de chaque niveau de manière publique (ils étaient pourtant accessibles à titre individuel sur demande aux RH), par peur de réactions individuelles généralisées. Peut-être était-ce une erreur? À cause de cela des rumeurs ont circulé ; ceux-là même qui avaient touché les augmentations les plus fortes étant souvent les plus revendicatifs.
  • L’équité mal comprise : rappelons qu’à l’origine, le point de départ de ce chantier avait été de pouvoir réévaluer les employés les plus anciens qui n’avaient pas été embauchés au même niveau que les employés les plus récents… ce qui a été le cas. Mais au lieu de voir ça, certains se sont focalisés sur les écarts entre business et tech (pourtant reflets du marché), en faisant à mon sens beaucoup de mal à la cohésion de l’entreprise.

Il a fallu deux mois environ pour que les choses s’apaisent, mais c’est long deux mois pour une jeune entreprise qui grandit vite. En revanche, par la suite, nous avons gagné un temps infini sur tous les sujets RH majeurs.

En termes de recrutement, dans la définition des postes, le fait de mettre un niveau oblige vraiment chaque manager à se poser les bonnes questions (qu’il ne se posait pas avant) sur la séniorité attendue. Et par ailleurs, en terme de chemin de carrière, il permet aux Manos et Manas de se projeter en terme de progression de manière très concrète : ils savent mieux ce que l’on attend d’eux pour grandir (par exemple, pour passer du niveau 3 au niveau 4, il faut prendre en charge un sujet transverse au delà de son scope ou alors commencer à coacher quelqu’un).

Le système est maintenant complètement intégré dans ce que nous sommes. Il est connu et partagé par tous. Il nous permet d’anticiper ce vers quoi nous devons aller et d’identifier les incohérences à corriger en terme d’organisation. Il est une corde de rappel dans l’équilibre et la composition des équipes. Nous avons en fait construit la colonne vertébrale de l’entreprise, et c’est incroyable à quel point elle s’est avérée puissante et indispensable dans notre développement.

Le système a probablement été un peu surdimensionné au début (ainsi que l’effort pour le déployer) par rapport à la taille de l’époque mais encore une fois, l’objectif était de mettre sur les rails un système qui permette justement de “tenir” ces principes d’équité et d’harmonie avec des effectifs décuplés.

d — La création de l’organisation opérationnelle de ManoMano

D’un point de vue collectif et organisationnel, nous avons eu une approche phasée, d’abord coté Tech, puis en articulant la Tech aux grands enjeux business.

Dans un premier temps, c’est toute l’organisation tech qui a été structurée en s’inspirant du modèle de Spotify, avec des Tribes (tribus) regroupant elles mêmes des Features Teams (équipes techniques). La synchronisation des ressources Product et IT permet de délivrer les fonctionnalités digitales nécessaires à notre activité. Voir à cet effet l’article “Why do all tech companies converge towards the same product organization?”. Cet article insiste sur l’importance de la collaboration, clé pour que les équipes partagent un but commun avec l’ensemble des ressources nécessaires et le sentiment d’appartenance à une petite cellule soudée.

Dans un second temps, nous avons donc créé des instances appelés “Gears” (engrenages). Leur nom représente symboliquement les roues dentées d’un engrenage qui permet à différentes équipes de fonctionner ensemble en s’entrainant l’une l’autre : nous sommes une entreprise de bricolage et de jardinage, le nom proposé devait refléter la traction, l’accélération, la puissance, et également mettre en évidence la cohérence, l’articulation, l’harmonie. Elles sont au nombre de 4, trois opérationnelles (Gear seller, Gear visitor, Gear buyer) et une plus fonctionnelle (Gear tech).

Intention des Gears :

  • maintenir notre agilité opérationnelle pendant que nous grandissons rapidement
  • décharger la Eteam pour ne pas en faire un goulot d’étranglement (décisions décentralisées)
  • créer plus de ponts entre les équipes technologiques et commerciales
  • briser les silos et privilégier la fonctionnalité croisée
  • suivre des mesures plus précises (KPI spécifiques)
  • stimuler les talents
  • faire monter en puissance les leaders

Articulation de la ressource dont dispose les Gears (chaque gear s’est constituée en miroir de l’organisation Tech) :

  • des ressources business issues des fonctions sourcing, opérations, marketing
  • des ressources tech IT dédiées (Engineering managers, Features teams)
  • des ressources tech produits dédiées (Product Director, Product Managers)

Gouvernance et pilotage axés sur l’autonomisation et la responsabilisation :

  • Chaque Gear se réunit de manière hebdomadaire
  • Elle a son mandat propre et peut prendre des décisions seule
  • Elle a ses propres objectifs annuels et trimestriels
  • Elle est responsable du pilotage de ses propres métriques (suivi hebdomadaire)
  • Les mesures et les objectifs connexes doivent être cohérents avec les objectifs de l’entreprise
  • Elle met en place tout plan d’actions correctif si besoin

Reste au niveau de la Eteam les décision régaliennes, avec essentiellement :

1/ les sujets transverses aux gears (par exemple : le mobile, le B2B)

2/ les décisions People/RH majeures (augmentations, recrutements, promotions…)

3/ les décisions Finance majeures (business plan, budgets annuels…)

4/ les sujets stratégiques (ex: présentation au Board, company goals)

e — Le rythme opérationnel

Nous avons enfin expérimenté la force de la routine dans le développement de l’organisation, comme un coeur qui bat. C’est un cadre de référence du temps partagé pour que les gens puissent se coordonner sans se gêner, pour ne pas créer de surprise intempestive. Et cela participe aussi de la culture (côté business) dont les gens se rappelleront peut-être dans 10 ans : “chez ManoMano, on faisait comme ça”. A travailler au pas de la semaine, du mois, du trimestre, de l’année.

C’est ce qui fait le rythme opérationnel de ManoMano.

Ainsi, l’arbre peut grandir au rythme des saisons. Notre structure, ce sont les racines, le tronc, les branches, les brindilles, les feuilles qui croissent. Cette structure est vivante, elle se déploie. Et dedans, la sève qui circule, c’est toute notre culture : les valeurs, les principes d’équilibre personnels harmonieux et les principes managériaux pour que chacun pousse et fasse pousser la partie de l’arbre dont il est responsable.

Remerciements

  • Sarah Boudhabhay, Clément Ebizet, Penelope Cadoret et Monica Marti

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