1 — Réconcilier l’humain et le business

Christophe Dargnies
9 min readMay 14, 2020

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A People Journey @ ManoMano (1/7)

Cet article est le 1er d’une série de 7 articles :

  1. Réconcilier l’humain et le business
  2. Développer la culture comme roc dans un contexte de changement permanent
  3. Repenser l’espace de travail à l’heure de la décentralisation et du digital
  4. Recruter (beaucoup) dans un univers ultra compétitif
  5. Structurer sans sacrifier l’agilité de l’entreprise et l’autonomie des personnes
  6. Faire grandir les talents en tenant compte de l’équation économique
  7. Avancer malgré les vents contraires et garder le cap

ANNEXE : organisation de la fonction People

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Préambule

Après de nombreuses années passionnantes au sein d’une grande entreprise industrielle de l’énergie, j’ai fait le choix de rejoindre une start-up prometteuse spécialisée dans le bricolage & jardinage en ligne, ManoMano, en tant que Chief People Officer. Mon embauche était une décision audacieuse de la part des fondateurs car pour dire les choses simplement, je n’avais pas d’expérience pour ce job, ni en RH, ni en digital, ni en bricolage ! En revanche, j’avais un bon bagage business et exercé plusieurs responsabilités managériales.

Pourquoi ce choix dans cette entreprise et dans cette fonction ? Probablement par défi personnel. Mais aussi parce que la place de l’homme dans l’économie a toujours été pour moi un sujet essentiel. Or ManoMano, portée dès l’origine par la vision humaine ambitieuse de ses fondateurs est une entreprise toute jeune, en devenir : elle offre donc une opportunité unique de créer, tester, oser grandeur nature des schémas nouveaux, avec pour seule limite notre énergie et nos aspirations. En mettant au coeur du système les valeurs auxquelles nous croyons.

L’entreprise peut-elle être un chemin d’humanité? La question, déjà difficile dans un environnement classique, est d’une complexité accrue dans un contexte tech comme celui de ManoMano. Il semble vain de s’opposer au digital. En revanche, on peut avec lui, grâce à lui, inventer des manières de réincarner notre économie. A mon sens, l’entreprise digitale est challengée à trois niveaux :

  1. dans sa structure même : avec un rythme grandement accéléré, des relations souvent virtuelles et de la data omniprésente, respecte-t-elle en profondeur ses employés?
  2. dans son modèle économique : face à la lame de fonds de l’e-commerce et l’univers transactionnel déshumanisé des marketplaces, est-elle à même de réinventer et renforcer les liens entre individus, entre communautés?
  3. dans son impact social & environnemental : peut-elle aspirer à autre chose que créer de la valeur financière, être un immense supermarché d’importation de produits asiatiques, ou devenir un big brother en ligne ? en quoi contribue-t-elle à construire un monde meilleur en prenant soin de notre planète et de ses habitants?

Cette série d’articles, “A People Journey”, propose de creuser le premier de ces trois points.

Il y a 24 mois, nous étions moins de 250 employés sur un seul site, avec un BV (Business Volume) de 300 Millions €. Aujourd’hui nous sommes plus de 500 sur quatre sites et dans deux pays et visons un BV supérieur à 1 Milliard € pour 2020. Je propose de partager avec vous cette aventure ManoMano dans la peau du Chief People Officer, dont la mission est à la fois belle mais difficile (ou l’inverse). Nous verrons chacune des problématiques auxquelles nous avons été confrontées, les voies que nous avons explorées -avec leurs hauts et leurs bas-, la solution à laquelle nous avons finalement abouti et les nouveaux défis qui se sont présentés. Chaque colline gravie n’est qu’une étape vers un nouveau sommet.

Chacun de nous s’inscrit dans une histoire, une continuité. Bien des choses étaient lancées avant mon arrivée et de nombreuses se feront après mon départ. Je crois profondément à l’impact individuel, mais je voudrais souligner que tout ce qui est présenté dans les lignes à venir est le fruit d’un travail collectif, non seulement dans la gestation, la maturation mais aussi dans l’exécution et la mise en oeuvre. Je salue donc avec beaucoup de gratitude toute l’équipe People qui a travaillé sur ces sujets sans relâche, jour après jour, au service des Manos et Manas. Je tire aussi mon chapeau à l’ensemble de mes pairs du comité exécutif (la Eteam) pour la qualité de nos échanges, leurs inputs décisifs et leurs supports respectifs. Je remercie enfin Philippe et Christian, nos fondateurs et CEOs qui ont permis que je rejoigne cette formidable aventure à leurs côtés.

Christian Raisson et Philippe de Chanville, Co-fondateurs et CEOs de ManoMano

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Etre Chief People en scale-up : comment réconcilier l’humain et le business?

La volonté originelle de nos Fondateurs était de créer une entreprise prenant en considération le pilier business et le pilier humain, eux-mêmes ayant vécu plusieurs expériences professionnelles ou l’humain avait été mis à mal. Un endroit où chacun puisse se réaliser professionnellement, tout en gardant un équilibre de vie. Un lieu pour développer ses talents et grandir dans l’ensemble des dimensions de la personne. Mais est ce possible? L’adage nous rappelle que l’enfer est pavé de bonnes intentions. Et l’équation s’avère complexe…

a — Tous les facteurs réunis pour mettre l’humain au second plan

Les caractéristiques intrinsèques d’une entreprise telle que ManoMano en font un cocktail explosif, avec tous les ingrédients pour laisser l’humain de côté :

  • l’hypercroissance : avec des croissances annuelles supérieures à 50%, l’organisation évolue à un rythme exponentiel ; or les individus ont eux une croissance linéaire. Un déséquilibre avant qui conduit inéluctablement chacun à être dépassé à un moment ou un autre (phénomène théorisé)
  • l’environnement digital : l’utilisation massive et exclusive de la data et des algorithmes crée un potentiel fort de désincarner l’économie en éliminant purement et simplement les relations humaines authentiques
  • le business model : les fonds qui financent cette croissance volontairement déficitaire vont vouloir en échange des risques pris maximiser leur retour sur investissement dans des temps courts avec une pression importante
  • le retail : les secteurs avec des gros volumes et des faibles marges sont connus pour être difficiles
  • les nouveaux modes de communication : instantanéité, simultanéité, multi tâches, multi expériences

In fine, c’est le rapport au temps qui est changé, accéléré. Or l’humain a besoin de temps. Qu’on le veuille ou non. Et comme disait Warren Buffet : “No matter how great the talent or efforts, some things just take time. You can’t produce a baby in one month by getting nine women pregnant”.

b — La scale-up, adolescence de l’entreprise

A cela s’ajoute le stade de développement bien particulier de ManoMano : le passage de start-up à celui de scale-up. Si l’on compare l’entreprise à un être vivant, elle n’est plus dans l’enfance mais pas encore dans l’âge adulte. Or on sait combien l’adolescence est une période délicate, avec une triple dimension à considérer :

  • prendre soin du corps, c’est à dire de l’entreprise dans son ensemble, mais aussi de chacun de ses membres (les équipes) et de ses cellules (les individus) ; le corps a besoin de se structurer autour d’une colonne vertébrale, souple par essence, qui permet de se maintenir droit, de grandir, de se mouvoir avec agilité, et de diriger les influx nerveux.
  • faire grandir l’esprit en s’assurant que l’entreprise dans son ensemble monte en compétence tout en aidant chacun à trouver toujours plus sa voie, à cultiver ses talents, à continuer à apprendre
  • choyer le coeur en préservant l’âme de ManoMano, c’est à dire sa culture, ses valeurs, ses racines, sa mission

De manière très concrète, vu la croissance de nos effectifs, ManoMano change tous les 6 mois de manière drastique :

L’important est de distinguer ce qui perdure, gage de stabilité et de repère, de ce qui évolue, gage de réactivité et d’adaptabilité. Le premier est à préserver, le second à ajuster en permanence.

Qu’est ce qu’on garde? Toute la secret sauce de notre culture, nos valeurs, l’attention à l’équilibre de vie et certains principes d’organisation et de management. Ça c’est non négociable, car c’est tout ce qui a fait notre succès dans le passé, et qui assurera notre succès à l’avenir. Toujours mettre l’humain à sa juste place, dans ce projet business d’envergure.

Qu’est ce qui change? Tout le reste, dans une logique d’amélioration continue (les organisations, les niveaux de poste, la politique de rémunération, les outils de développement, etc…). Ça marche, on garde jusqu’à ce que ça ne marche plus. Ça ne marche pas, ou ça ne marche plus, on ajuste et on repart. Dans tous les cas, la nature a horreur du vide. On ne remplace qu’en échange d’une solution alternative.

c — Le choix personnel d’une économie intégrale

Le business fait appel à la rationalité, à l’autonomie, à la prévisibilité, à l’efficacité, aux objectifs, aux process et au contrôle. L’humain ne peut se limiter à cela. Il fait aussi appel à la créativité, à la relation, au don, aux émotions, à l’incertitude, à l’imprévu. L’économie dans sa tradition libérale fait la part belle au business mais tend à négliger les autres aspects de l’humain qui peuvent facilement se faire broyer.

Souvent donc, vision humaine et vision business s’opposent. Parfois, elles peuvent se nourrir l’une de l’autre. Je crois pour ma part à une économie intégrale qui tiendrait compte des deux, non pas pour les mélanger, mais pour les faire vivre ensemble. Un chemin de crête qui s’accommoderait de ces tensions et de ces contradictions, voire de ces paradoxes, à l’image de ce que nous sommes.

A titre personnel, j’y ai associé des critères qui me permettent de discerner et de guider les décisions que j’ai à prendre :

  • l’exigence, la justesse et l’équité pour le business
  • l’attention, le partage et la fragilité pour l’humain

J’aurai l’occasion de donner des exemples dans la suite de cet article

d — Une fonction intense & difficile mais formidablement gratifiante

Avec le recul, je dirais que nos fondateurs ont fait preuve i) d’audace d’abord en confiant les aspects humains à quelqu’un qui ne venait pas du monde RH, mais du monde du business, ii) de cohérence ensuite, en représentant cette fonction au sein de la Eteam.

Je n’ai jamais aimé le terme de RH. C’est l’acronyme de “Ressources Humaines”. Or les hommes et les femmes ne sont pas des “ressources”. Des richesses résolument. Ou mieux encore, des actifs (pour reprendre un terme économique) dans lesquels l’entreprise investit. En filant la métaphore, on pourrait même dire que c’est le seul actif qui s’apprécie avec le temps. Finalement, j’ai choisi le mot de Chief People Officer, plutôt que DRH, car c’est des Personnes dont on doit prendre soin.

En scale-up, ce rôle a une vraie dimension stratégique et un impact majeur. C’est un rôle bien particulier (auprès des fondateurs) qui demande d’être à la fois dans le fleuve et sur la rive.

De mon point de vue, cette fonction a trois aspects délicats :

  • chaque décision est intense, et il n’existe pas de blanc ou noir. On peut avoir des principes forts qui aident à la décision, mais, les situations nécessitent nuance, optimisation, voire parfois compromis ; il n’y a jamais de solution parfaite. Il faut de la prise de recul, de la distance, de la pondération, autant de facteurs que l’environnement et les interlocuteurs n’acceptent pas forcément. Et ne pas se tromper, le plus possible, car les décisions ont des impacts forts sur la vie des gens à titre individuel et créent des précédents ou des résonances à titre collectif.
  • il faut donner, sans compter et sans relâche, avec humilité. Ce qui ne fonctionne pas, on en entend parler. L’inverse, rarement car c’est considéré comme normal. Et le spectre des tâches est (très) vaste, surtout en start-up. Je donne souvent en exemple un sms me demandant si les bières d’un meet-up étaient bien au frais. Sur le coup je me suis pincé (j’ai répondu “à quelle température?”). Mais oui, c’était mon rôle dans ce cadre de m’en assurer. Très peu nombreuses sont les personnes qui remercient. Ce n’est pas qu’une question de reconnaissance, mais d’être nourri et ne pas s’épuiser.
  • enfin, c’est un domaine où tout le monde a son avis. Peu de personnes sont capables de challenger l’algorithme d’un data scientist. Mais tout le monde se sent légitime pour commenter une décision People ; l’humain, c’est moins technique que d’autres domaines. Mais à mon sens, ce n’est pas tant une question d’expertise qu’une question de responsabilité et de légitimité, comme dans n’importe quelle autre fonction. A rappeler parfois. La clé : communiquer, expliquer, et surtout sourire toujours…

C’est cependant un rôle très gratifiant. Ecouter et encourager beaucoup, repérer les signaux faibles, accompagner quelqu’un en situation d’échec et l’aider à retrouver le chemin du succès, être présent aux cotés d’un salarié éprouvé par un accident de la vie et lui tenir la main, transformer une situation qui patine (voire même de souffrance) et remettre les équipes en harmonie. Ca vaut tout l’or du monde…

La mission du Chief People Officer, en tout cas celle qui m’a été confiée quand j’ai rejoint l’aventure ManoMano, c’est de prendre soin, dans ce contexte bien particulier de scale up en hyper croissance, de cette vision humaine d’origine, à la fois “magique et fragile” : l’Humain à sa juste place.

Remerciements

  • A nos chers Fondateurs / CEOs : Philippe de Chanville & Christian Raisson
  • A Pierre Fournier, pour son soutien et ses encouragements lors de la rédaction de cette série d’articles.

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