De quoi la “tokenomics” est-elle le nom ? 3/3

Pascal DUVAL
6 min readOct 20, 2022

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Nous ponctuons cette série d’articles autour de la tokenomics, de sa « vision du monde » et de ses outils. Qu’est-ce que la tokenomics ? Nous ne traduirons pas ce terme car il se pourrait qu’il nous mette sur une mauvaise piste. Au lieu de cela nous lui donnons quelques définitions : c’est une discipline pour un nouveau sujet cryptoéconomique, une agency d’une nouvelle espèce — ce n’est pas uniquement une micro-économie appliquée — cela s’apparenterait à un bricolage d’agencies, dont le tokenomiste, un nouvel acteur au rôle déterminant est l’artisan — le tokenomiste n’invente pas une nouvelle économie — il fait plus que cela : il fait de la tokenomics, une discipline générale de tous les réseaux imaginables, une discipline inventive — dans le contexte de la révolution apportée par les réseaux blockchains et cryptoéconomiques, il lui donne un sens plus général, allant “au-delà du token” : c’est l’idée de la tokenomics comme art des réticulations et agencements (des “agence-ments”) techno-économiques. Moyennant quoi tous les termes et syntagmes comme tokenomics, tokenomy, token economics, token-microeconomics, token engineering, tokenomie, doivent être revus.

Que fait un tokenomiste ?

Le paradoxe évoqué précédemment n’en est peut-être pas un. Il se résout peut-être niveau du tokenomiste qui est l’artisan de toute tokenomics, avec tout son lot de subjectivité : car c’est lui-même un acteur ! Rien n’interdit au tokenomiste de prendre ses schèmes d’analyse là où il veut. Dès lors que dans la crypto économie, c’est l’économie elle-même qui s’ouvre comme espace de conception, le tokenomiste peut dessiner comme il l’entend cet espace sans se rabattre sur tel ou tel modèle particulier ; il peut emprunter à différentes pensées économiques. Il a le choix. Sa tâche peut lui apparaître comme une recombinaison de plusieurs types d’agencies. En tout cas il n’invente pas une “nouvelle économie”. On n’invente jamais, en effet, une nouvelle économie, ou une nouvelle physique sans faire appel justement aux fondamentaux de cette économie, de cette physique. C’est à cette à condition qu’on leur fait franchir justement une nouvelle étape. Mais il ne s’agit pas de cela ; la tokenomics n’est pas une science nouvelle. Ce n’est pas son ambition. Elle s’inscrit toujours dans une économie, elle-même inscrite dans une société.

Le tokenomiste serait donc une sorte d’ingénieux bricoleur à l’intérieur du champ de l’economics (comme science). Mais alors, si tous les modèles sont convocables, c’est qu’aucun ne convient jamais tout à fait. Nous pourrions dire que le tokenomiste fait plus que recombiner une économie. Le tokenomiste est un technicien, un cybernéticien d’une nouvelle sorte. Ses objets complexes sont les réseaux adaptatifs avec une dynamique spatio-temporelle multi-échelle. Il conçoit les comportements, les actions visant à atteindre un objectif collectif en les encourageant par des tokens « à finalité ». Ils dotent ces tokens de mécanismes cryptoéconomiques permettant à un réseau décentralisé de maintenir à la fois une couche d’état universel, de permettre les échanges pair-à-pair et d’encourager les actions collectives. Le tokenomiste fait corps avec un ensemble machinique et humain comme ne formant qu’un seul bloc. Ce qu’on appelle le token design a plus de rapport qu’on ne le pense, avec la construction d’un jeu en réalité virtuelle, mais un jeu sérieux. Le tokenomiste, tel un démiurge, fait corps avec toute la pile des artefacts (blockchain, cryptographie, smart contract, etc.) au sein des nouveaux réseaux, pour faire émerger l’Idée. Il doit designer des usages futurs qui n’existent pas encore, traduire des buts en mécanismes pour des acteurs entièrement en réseau et qui par leurs interactions génèrent de la valeur et du sens. Il met en oeuvre toute une agency mixte qui passe entre des réseaux blockchains crypto économiques et des acteurs potentiels qu’il façonne.

La tâche est riche. Tous les agents au sein des réseaux blockchains et cryptoéconomiques ne sont pas en réseau de la même manière avec la même intensité, le même niverau d’implication. Quoi de commun entre une DAO par exemple et un Pool de liquidité au sein d’un Automated Market Maker (AMM) ? Et quoi de commun, pour prendre un autre exemple, entre une DAO d’investisseurs et une DAO sociale dont le but écologique ? Il y a des topologies différentes, différents agents, multiples et hétérogènes qui peuvent éventuellement se coordonner pour former d’autres agents au sein de riches environnements (possédants également leur propre règles d’agentivité) mais aussi s’opposer. Afin d’avoir une vue globale le tokenomiste pourra concevoir de grandes familles à partir d’agents cryptoéconomiques minutieusement inventoriés qu’il pourra croiser faisant ainsi de la tokenomics, une discipline générale, un art de tous les réseaux (cryptoéconomiques) imaginables. Le tokenomiste fait de la tokenomics une discipline inventive. Cette inventivité consiste à intégrer cette agency symptomatique qui fait irruption, comme nous l’avons dit dans le champs économique ; son art consiste à prendre soin d’une nouvelle organisation délicate la défendant de toutes ses dérives. L’économisme pur ou le technicisme sans limite sont de telles dérives qui semble d’ailleurs faire système dans une certaine vision crypto économique. L’idée que la crypto économie est la rencontre d’une technologie sans conscience et d’une raison purement économique n’est pas exacte.

Dans le nouveau contexte de la crypto-économie, il faut revoir entièrement la rationalité à l’oeuvre derrière la théorie de l’utilité néoclassique. Qu’est-ce que cette utilité ? On parle parfois d’une fonction d’utilité qui permettrait à un agent d’affecter en connaissance de cause systématiquement une préférence sur l’ensemble des biens économiques. Bien sûr ces choix dépendent caractéristiques de l’économie elle-même (les prix pratiqués par exemple), les comportements anticipés des autres agents (par exemple les quantités apportées), et les anticipations qu’il peut faire à partir de ces comportements des changements de certains outputs le long d’une trajectorie. Mais cette trajectoire est toujours une trajectoire d’équilibre et tout se passe de façon solipsiste à partir d’un centre de décision omniscient. Cette fonction est au principe finalement d’une rationalité assez paradoxale puisqu’elle n’a aucun rapport avec autrui et plus largement avec l’impondérable. L’homo oeconomicus connait ses désirs et sait “opérer” entre eux : c’est cela fondamentalement l’utilité, c’est sa substance naturelle, et il ne connaît que cela, dans un calcul économique permanent (supposant par ailleurs une connaissance complète de tous les biens existants et futurs). Si on couplait cet homo oeconomicus à la technologie blockchain nous n’aurions pas pour autant l’homo crypto-oeconomicus : nous n’aurions qu ’un modèle faisant complètement abstraction du temps, de l’inconnu, un modèle certes plus facilement calculable mais à un seul agent. La technologie semble se prêter particulièrement à l’ “utilité” de cet homo oeconomicus. Avec ces règles cryptographiques, ces mathématiques et ces incitations issues de la théorie des jeux, elle semble taillée pour ce modèle. C’est en partie vrai mais seulement en partie. Car la technologie aussi évolue. Hier technologie de la cryptomonnaie, aujourd’hui du token, et déjà celle du NFT. Il faut penser “évolution” plus encore que “révolution”. A chaque fois quelque chose est inventé dans ce possible dont le tokenomiste est pour ainsi dire “l’interprète”. Nous devons avoir une approche évolutionniste.

Aussi, la formule “tokenomics” qui empaquête deux mots en un seul n’est peut-être pas la bonne. Une token-économie particulière (une tokenomy) par exemple, est toujours plus que la somme de son token et de son économie. C’est un tout doué de complexité. Une tokenomie est quelque chose comme un “monde artificiel”, notion que l’on trouve à l’oeuvre dans une réflexion multi-disciplinaire sur les ecosystèmes (naturels et sociaux) féconde en méthodologie et en modélisation.

Enfin, Il faudrait peut-être envisager la tokenomics “au-delà du token”. Si l’on prend la mesure que ce qu’on appelait autrefois “économie” se trouve désormais et pour longtemps au cœur des réseaux blockchains et cryptographiques (formant à présent le paradigme du Réseau comme en sont temps Internet), il faut la redéfinir au risque d’ étendre sa tâche. La tokenomics bien comprise ne mériterait-elle pas d’être appelée de façon générale l’art des réticulations et des agencements (“agence”-ments) techno-économiques au sein des système crypto-économiques ?

La question reste ouverte : quels modèles technologiques pour ces (eco-crypto)systèmes ? Une chose paraît certaine : nous devrions nous intéresser à cette lingua franca qu’est la théorie de la modélisation et en premier lieu et notamment aux modélisations de type multi-agents hétérogènes.

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