L’Intelligence Artificielle en questions
Dualités ou duels ?
Ce texte est la seconde partie du chapitre I de ma thèse soutenue en 1995 sur l’Hybridation en Sciences Cognitives. Je la publie pour pouvoir la réactualiser avec l’aides des lecteurs. Découvrez pourquoi et comment dans cet autre document, puis bonne lecture…
(lire aussi la première partie de ce chapitre)
L’Histoire humaine et l’Histoire des sciences sont souvent le théâtre de conflits entre deux idées. Parfois, ces idées donnent naissance à deux écoles, radicalement opposées ; ou bien une des deux idées périclite pendant une longue période, alors que l’autre garde les feux de la rampe. Et ensuite, les tentatives de conciliation, ou la renaissance des idées oubliées, se heurtent à des visions trop souvent radicales, et fortes de la puissance de l’idée qui a pris le pas sur l’autre. Quelquefois cependant, cet état de fait est bénéfique, permettant à un concept de mûrir, pendant que la voie opposée est défrichée et finit peut-être par montrer ses limites. Quand l’avancée de la Science franchit certains caps, les idées opposées au départ peuvent devenir complémentaires, et les idées radicales peuvent s’effacer devant de nouveaux faits, enfin établis.
Nous allons voir à présent une série de couples, qui ont été, ou sont encore, opposés. Nous montrerons comment ces couples s’articulent, et au prochain chapitre, de quelle manière les bases de l’hybridation, notion que nous définirons dans un futur document, reposent sur ces couples.
Res cogitans et Res extensa
Je pense, donc je suis. — Descartes
What is mind ? No matter. What is matter ? Never mind. — Edelman
(La formule d’Edelman (in Biologie de la Conscience, Odile Jacob) peut se traduire de deux manières différentes : 1. Qu’est-ce que l’esprit ? Ce n’est pas de la matière. Qu’est-ce que la matière ? Elle n’est jamais esprit. Ou bien 2. Qu’est-ce que l’esprit ? C‘est sans importance. Qu’est-ce que la matière ? Peu importe.)
La célèbre formule de Descartes imprègne nos esprits depuis nos premières rencontres avec la philosophie. Elle apparaît dans le Discours de la Méthode pour la première fois en 1637, et n’a cessé d’influencer (“de hanter’’ lit-on dans [Edelman]) les philosophes d’une part, et les chercheurs des domaines des Sciences Cognitives d’autre part. Descartes cherchait un fondement logique pour sa philosophie, “une vérité si ferme et si assurée que toutes les plus extravagantes suppositions des sceptiques n’étaient capables de l’ébranler’’, mais si la formule est à la fois belle et puissante, elle a induit un dualisme entre le corps et l’esprit qui persiste, sous une forme ou une autre, jusqu’à maintenant.
L’erreur de Descartes
L’“erreur de Descartes’’, [Damasio, 1994, L’erreur de Descartes. La raison des émotions], a été de placer une séparation nette entre la res cogitans, la «chose pensante», dépourvue de lieu, inaccessible à l’observateur, et la res extensa, le corps non pensant, possédant une “étendue’’ et des organes mécaniques. Les interactions entre les deux substances se seraient situées selon Descartes, et de manière peu argumentée, au niveau de la glande pinéale. À partir de là, deux choses devenaient impensables : 1. que les opérations de l’esprit soient quelque chose d’observable, donc de mesurable, et un possible objet d’étude, et 2. que les opérations de l’esprit aient à voir avec l’organisation et le fonctionnement biologiques d’un organisme.
On peut ressentir les effets du dualisme cartésien jusqu’à notre époque, dans de nombreux domaines, même parmi les esprits les plus brillants. Il convient de les identifier, car ils ont pu empêcher certaines idées de se développer plus librement.
Influences du dualisme cartésien
Le behaviorisme est probablement grandement influencé par le point 1, c’est-à-dire le refus de considérer l’esprit comme un objet d’étude. Et même en acceptant que cerveau et esprit relèvent de la même substance, il en est qui estiment que les faits psychologiques doivent être décrits en des termes se démarquant de ceux utilisés pour traiter les propriétés des corps physiques qui leur donnent naissance.
La “métaphore de l’esprit considéré comme un logiciel informatique’’ (Damasio, op.cit.) trouve aussi ses racines dans le dualisme cartésien. Car s’il est possible de séparer l’esprit du corps, il est tentant de ne plus tenir compte des enseignements des neurosciences (neuro-anatomie, neurophysiologie, neurochimie) pour expliquer le fonctionnement de l’esprit et, dès lors, de rechercher des analogies plus ou moins fallacieuses. Comme le souligne Edelman (op.cit.), “l’un des plus étonnants déficits du cognitivisme est qu’il ne se réfère que de manière marginale aux bases biologiques sous-jacentes aux mécanismes qu’il prétend expliquer. Il en résulte une déviation scientifique aussi importante que celle du behaviorisme, qu’il prétend remplacer’’.
La séparation entre l’esprit et le corps se décline aussi en une séparation du cerveau et du corps tout aussi nocive. Nous verrons dans le chapitre suivant combien l’existence d’un corps est cruciale pour la conduite des processus cognitifs. Ceux-ci ne peuvent être expliqués en considérant les seuls phénomènes cérébraux : le reste du corps, l’environnement et l’enchâssement social ont une influence non négligeable sur l’esprit. Nous verrons d’ailleurs que ces influences relèvent de processus circulaires.
Enfin, dans un domaine qui n’est pas le nôtre, mais qui illustre parfaitement les problèmes posés par cette vision dualiste, la médecine occidentale (et la recherche qui y est associée) continue trop souvent de négliger l’impact psychologique des maladies réelles (affectant le corps) sur le patient. L’inverse -l’action des faits psychologiques sur le corps- est encore moins envisagée.
Nous aurons l’occasion de revenir plus tard sur la force de l’esprit incarné. Pour lors, nous continuons l’étude de nos couples.
Inné et acquis
Le débat inné / acquis dépasse largement le cadre de cette thèse. Il est encore ouvert, et touche la plupart des disciplines des Sciences Cognitives. L’influence de l’environnement social par rapport à celle de la transmission héréditaire est encore, pour ne citer que cet exemple, un objet d’étude. Nous ne prétendons donc pas dans cette courte section faire un exposé exhaustif et définitif des développements entourant ce thème. En revanche, nous nous attacherons à quelques idées-phare sur ce sujet, qui auront des conséquences plus loin, quand il s’agira de définir des principes liés à l’hybridation.
Une opposition nette…
Le débat entre Piaget et Chomsky, relaté dans [Piattelli-Palmarini, 1979, Théories du langage, théories de l’apprentissage : le débat entre Jean Piaget et Noam Chomsky], est typique à la fois de positions fortes sur l’acquis (le constructivisme, en l’occurence) et l’innéisme, et des compromis qu’il est possible et nécessaire de faire entre ces positions. Les deux protagonistes du débat (surtout Piaget) ne sont d’ailleurs pas eux-mêmes complètement opposés à un certain degré de bien-fondé dans la position adverse. C’est là où se trouve une des principales difficultés du débat, puisque, comme le souligne Stephen Toulmin (Piattelli, op.cit., p. 403), les participants au débat auraient pu être tentés d’opter inconditionnellement pour un seul des deux camps. Or, une solution possible du débat inné / acquis est de rejeter toute idée extrême (tout-inné ou tout-acquis) et de rechercher activement une voie médiane.
En réalité, les caractères innés ou acquis des connaissances -car c’est bien de cela qu’il s’agit- sont souvent un fondement important, mais pas toujours explicite, des théories qui se développent dans les Sciences Cognitives. Ces fondements résonnent particulièrement dans les sections suivantes, comme celle qui présente la dualité symbole / subsymbole et celle qui présente la dualité statique / dynamique. Ces différents couples sont souvent à mettre en relation avec le tandem inné / acquis.
L’approche cognitiviste, et principalement le concept de règles, est ainsi très proche de l’hypothèse tout-inné des capacités cognitives. À l’inverse, l’approche connexionniste, et principalement le concept d’apprentissage, est très proche de l’hypothèse tout-acquis des capacités cognitives. Mais les choses ne sont pas aussi simples que cela, puisque -nous aurons l’occasion d’en discuter dans un autre document — l’effectuabilité du paradigme connexionniste, par exemple, nécessite la présence de règles (les règles d’apprentissage, entre autres), qui doivent être spécifiées avant toute chose. En ce qui concerne l’approche cognitiviste, s’il est possible d’admettre que des “potentialités innées, frustres et bonnes à tout faire’’ (Piattelli, op.cit., p.34) soient disponibles dans le règne animal, “une autre chose est d’admettre qu’il y ait des structures innées hautement spécifiques, hautement compliquées, et qu’elles soient effectivement mises à la disposition de l’organisme’’. Et pourtant, il faut reconnaître -ce qui permet à Chomsky de considérer les capacités de langage chez les humains comme autant innées que peut l’être un organe comme le cœur- que l’on peut trouver dans la nature des structures innées hautement spécifiques. C’est le cas par exemple des mécanismes qui déclenchent chez le canari ou le pinson, la naissance et la migration, à l’âge adulte, de nouveaux neurones, permettant l’apparition de chants spécifiques (cité dans [Jouvet, 1992, Le sommeil et le rêve]. ma métamorhose rentre aussi dans ce cadre des fonctions nécessairement innées).
… ou une complémentarité intime ?
Les représentations potentielles Dans sa recherche d’une théorie des processus cognitifs, Damasio, [Damasio, 1994, op.cit.], propose l’existense de «représentations potentielles» neurales. Il s’agit pour lui d’éliminer le concept du neurone grand-mère, et de lui substituer l’idée que le souvenir de Grand-Mère est diffus parmi le matériel neuronal. Les représentations potentielles ne garderaient pas au sein de leurs connexions synaptiques cette idée diffuse de Grand-Mère, sous forme d’une image mentale — image mentale qui d’ailleurs fait appel à l’évocation de tous les sens et non pas seulement la vision, comme le terme peut le laisser entendre (il est d’ailleurs possible que les images mentales fassent aussi intervenir l’évocation de l’activité mentale elle-même)— mais les moyens pour reconstituer cette image.
La représentation potentielle de Grand-Mère ne contient pas son image propre, mais “la description des activités neuronales pouvant engendrer la reconstruction momentanée et approximative [de son visage] au sein des cortex visuels fondamentaux’’ (p. 140). En quoi cela concerne-t-il l’inné et l’acquis ? Damasio écrit plus loin (p. 142) : “Certaines de ces représentations potentielles contiennent les informations nécessaires à l’élaboration des images de rappel que nous utilisons […] ; et certaines contiennent des séries de règles et de stratégies qui nous permettent de manipuler ces images. L’acquisition d’informations nouvelles se réalise par le biais de la modification continuelle de ces représentations potentielles’’. Ces représentations ont donc à la fois un caractère inné et acquis, et c’est de ce double caractère qu’elles tirent à la fois leur importance et leur fonctionnement.
“Les informations innées correspondent à des représentations potentielles siégeant dans l’hypothalamus, le tronc cérébral et le système limbique’’. C’est ainsi que les valeurs — la notion de valeur, centrale chez Edelman, sera développée dans un autre document —présentent un caractère inné, c’est-à-dire préalable à la bonne marche des processus cognitifs en général. Cette idée est une des clés de voûte de la théorie développée par Edelman.
Que les caractères innés et acquis ne soient pas aussi facilement séparables qu’on a pu le croire est aussi un des enseignements que nous livre l’étude des mécanismes du sommeil. Dans ce domaine, Michel Jouvet nous apprend que, si le “comment’’ du sommeil est à présent bien compris, le “pourquoi’’ reste encore mystérieux, [Jouvet, 1992, op.cit.]. En cette matière, nous en sommes encore au stade des hypothèses. Nous y reviendrons plus loin (dans d’autres chapitres de ce mémoire) lors de considérations neurobiologiques plus générales. À ce stade, nous pouvons présenter l’hypothèse que le sommeil sert —entre autres— à renforcer les caractères innés.
Un rôle possible du rêve
Jouvet donne l’exemple, [Jouvet, 1992], p. 102, d’écureuils adultes, élevés depuis leur sevrage en isolement total, dans des cages grillagées, et nourris avec de la nourriture en poudre, qui peuvent présenter des comportements d’écureuils normaux, sans en avoir jamais observés : après avoir grignoté quelques noisettes, une nourriture nouvelle pour eux, ils cherchent, en vain, un endroit dans la cage à gratter pour les y enfouir. Ce comportement stéréotypé est bien inné, et se déclenche à la vue du stimulus adéquat — Le key ignition de Chomsky et Fodor. Pourtant, on sait que l’environnement, dans ce cas très dur, peut modifier le fonctionnement ou l’anatomie du matériel neuronal. Cela a été vérifié par exemple en occultant un œil du chat à une période importante de son développement, quelques temps après la naissance, au moment où des facteurs épigénétiques devaient permettre d’affirmer les mécanismes de la vision (cité dans [Changeux, 1983, L’homme neuronal]). “Il apparaît donc difficile de comprendre comment une programmation génétique définitive, établie à la fin de la maturation, pourrait demeurer efficace pour organiser de futurs comportements innés en dépit des modifications plastiques synaptiques induites par l’environnement.’’ (Jouvet, op.cit., p. 103). Quel mécanisme permettrait alors d’éviter le double écueil de l’hypothèse de la “programmation’’ complète et définitive de toutes les connexions synaptiques par le génome ? Le rêve, nous indique Jouvet, qui permettrait un “apprentissage phylogénétique endogène”, c’est-à-dire une programmation génétique récurrente ou périodique.
Cette hypothèse très excitante relie les mécanismes sous-tendant les caractères innés et ceux sous-tendant les caractères acquis à un tel point que chercher à opposer systématiquement ces notions semble dérisoire.
Ces considérations sur la dichotomie de l’inné et de l’acquis seront présentes en arrière plan de ce mémoire, à travers les théories présentées plus loin, et les principes et méthodes des systèmes hybrides que nous proposons.
Symbole et subsymbole
La notion de subsymbole
Paul Smolensky a publié en 1988 un article, “On the Proper Treatment of Connectionnism’’, [Smolensky 1988] [TODO 2014, trouver source ouverte de ce papier], désigné ici par PTC, qui a suscité beaucoup de réactions dans la communauté scientifique.
Son principal propos était de mettre le connexionnisme à sa juste place, en identifiant à la fois ses avantages et ses limitations, et d’essayer de le réconcilier avec l’approche classique de l’I.A. Il introduisit alors le terme sub-symbolic pour caractériser l’approche connexionniste ; l’approche cognitiviste étant, elle, caractérisée par le symbole. Son article contient une série d’hypothèses qu’il analyse, et pour certaines qu’il rejette, et qui, peu à peu, permettent de préciser les rapports entre le symbole et le subsymbole et de les définir.
Le paradigme symbolique est suffisament général pour caractériser des travaux comme ceux de Fodor et Pylyshyn, ou Newell et Simon sans pour autant devoir entrer dans le détail de ces travaux. Smolensky désire souligner que, dans l’I.A. classique, les descriptions des processus cognitifs reposent sur des entités appelées symboles, qui le sont à la fois dans le sens sémantique du terme -ils se réfèrent à des objets extérieurs aux dits processus- et syntaxique -ils sont manipulables (au sein de règles par exemple). À l’opposé, les descriptions des processus cognitifs par les représentants de l’approche connexionniste, reposent sur des entités appelées subsymboles, qui sont en fait des constituants des symboles du paradigme symbolique.
“Constituants’’ est tout ce qui fait la différence entre subsymbole et symbole. Ce qui est représenté par un symbole dans le paradigme symbolique l’est par un grand nombre de subsymboles dans le paradigme subsymbolique. De plus, les manipulations des subsymboles ne sont pas d’ordre symbolique mais d’ordre numérique. Smolensky souligne que le paradigme subsymbolique défie à la fois le rôle sémantique et syntaxique que le langage a eu dans les modèles classiques cognitifs.
Limitations de cette définition du subsymbole
La définition du subsymbole paraît un peu lache et trop intuitive : dans le désir de rapprocher les paradigmes cognitivistes et connexionnistes, on dans un future document que symboles et subsymboles sont parfois mis en contact, ce qui est la conséquence, intéressante mais permissive, du caractère légèrement imprécis de cette définition. Et pourtant, c’est sans doute ce qui en fait la force : le subsymbole n’étant pas quelque chose que l’on peut manipuler (par définition), il est d’autant plus difficile à définir de manière rigoureuse. Le choix du terme, subsymbole, est sans doute aussi légèrement malheureux. On pourrait penser qu’un ensemble de subsymboles forment un symbole, ce qui est ni tout à fait vrai, ni tout à fait faux. En réalité, l’activité des systèmes reposant sur le paradigme subsymbolique peut, de ci de là, s’interpréter sous les auspices d’un symbole, mais rien n’oblige que, pour un même symbole, ce soit à chaque fois le même ensemble de subsymboles qui participent de sa désignation.
L’asymétrie des termes symbole et subsymbole est aussi gênante. Le subsymbole semble ne devoir son existence qu’en se référant au symbole. C’est d’autant plus étrange que nous estimons que le symbole est un produit de l’activité langagière et, donc, que dans l’ontogenèse il ne peut qu’exister, et être manipulé qu’après la mise en place des activités subsymboliques.
Les niveaux d’analyse des processus cognitifs
Les notions de symbole et subsymbole s’expliquent mieux en examinant le niveau auquel elles opèrent. Il existe trois niveaux d’analyse des processus cognitifs : le niveau conceptuel, le niveau subconceptuel et le niveau neuronal. Ce dernier niveau permet de briser la relation qui aurait pu s’établir entre concept et subconcept de la même manière qu’entre symbole et subsymbole ; il donne un champ de référence supplémentaire. Comme on l’imagine, l’approche symbolique opère au niveau conceptuel et l’approche subsymbolique au niveau subconceptuel. Le niveau neuronal décrit exactement ce qui se passe au niveau du matériel neuronal naturel. Dans ce mémoire, les travaux présentés d’Edelman, de Changeux, de Jouvet, ainsi que dans un document à venir opèrent à ce niveau. Le niveau subconceptuel ignore un grand nombre de caractéristiques que le niveau neuronal permet de décrire. Il en utilise aussi un grand nombre (comme par exemple le parallélisme, la dynamique, le traitement d’espaces à de nombreuses dimensions). Nous tenterons d’expliquer dans ce mémoire quelles caractéristiques du niveau neuronal ne sont pas assez exploitées, et en quoi l’hybridation et sa mise en œuvre sur une machine parallèle adéquate permettra de pallier cette carence (on y reviendra).
Niveaux d’analyse
Les modèles subsymboliques ne doivent pas être vus comme des modèles neuronaux, et il serait malhonnête de les critiquer sur ce seul principe. À l’inverse, l’idée que les modèles connexionnistes ne seraient qu’une simple implémentation des processus symboliques est à rejeter. Le fait que les réseaux de neurones sont simulés sur des machines de Von Neumann ne permet en effet pas de réduire le connexionnisme à une simple implémentatioon des processus symboliques, car la simulation d’un réseau de neurones ne manipule pas les symboles de niveau linguistique utilisés dans un système à base de règles typique.
Pour résumer, les rapports entre symboles et subsymboles peuvent être mieux explicités par les relations suivantes, proposées par Smolensky dans son PTC:
a. cerveau.neuronal = modèle neuronal
b. cerveau.subconceptuel ≈ connexionniste.subconceptuel
c. connexionniste.conceptuel (applications de règles consciemment) ≈ Von Neumann.conceptuel
d. connexionniste.conceptuel (niveau intuition) ∼ Von Neumann.conceptuel
La partie gauche des relations définit un système physique décrit à un certain niveau d’analyse. ≈ signifie “équivalent selon une bonne approximation’’ et ∼ “équivalent selon une approximation grossière’’. On observe que le niveau subsymbolique est plus proche du niveau symbolique que du niveau neuronal.
Ce schéma est à rapprocher des trois niveaux d’analyse d’un dispositif physique capable de calculer, [Marr, 1982, A Computational Investigation into the Human Representation and Processing of Visual Information] : celui de la computation, cest-à-dire de la fonction (mathématique) à calculer ; celui de l’algorithme choisi pour calculer cette fonction (avec le choix d’un symbolisme et d’un schéma ordonné d’actions à accomplir) ; et celui du mécanisme physique qui implémente l’algorithme (organisme vivant ou artefact). Il s’agit de ne pas confondre ces trois niveaux.
On voit que deux nouvelles notions sont introduites : “consciemment’’ et “intuition’’. Smolensky estime que le paradigme symbolique est un modèle de l’“application consciente de règles’’, tandis que le paradigme subsymbolique est un modèle de ce qu’il appelle l’intuitive processor, et qui permet d’agir sur la connaissance issue de son expérience personnelle, dans des domaines comme le jeu, la coordination motrice, et tout ce qui relève des actions nécessitant du savoir-faire (de l’adresse). Ce nouveau couple, conscient / intuitif, que l’on retrouvera avec Hubert Dreyfus, permet de caractériser à nouveau symboles et subsymboles.
Le programme qui est effectué sur le “processeur intuitif’’ n’est pas d’ordre symbolique ; il ne possède même aucune similarité avec celui qui permet l’interprétation consciente des règles. Dès lors, le degré d’approximation d’un modèle connexionniste par un modèle symbolique dépend de ce que le modèle connexionniste veut émuler : des manipulations de règles ou des connaissances plutôt intuitives.
Autres couples du PTC
Deux autres couples fondamentaux sont étudiés dans le PTC (nous avons extrait ici les idées principales du PTC concernant le symbole et le subsymbole, mais l’article contient également d’autres idées importantes, comme la théorie de l’Harmonie ; le lecteur est invité à s’y reporter pour une vision complète).
Il s’agit d’une part de l’identification de deux types de connaissances : la P-knowledge (de type parallèle, Pk) et la S-knowledge (de type séquentiel, Sk). Pk et Sk peuvent se retrouver toutes deux au sein de modèles subsymboliques, selon le degré d’approximation choisi, tel que vu au paragraphe précédent. La Pk est la manipulation simultanée de plusieurs “informations’’ — Smolensky donne l’exemple de la compréhension d’une phrase qui fait intervenir simultanément des connaissances syntaxiques, phonétiques, morphologiques et sémantiques ; ce n’est pas sûr qeu ces manipulations soient réellement simultanées au niveau neuronal—, tandis que la Sk est utilisée dans ces systèmes où l’application d’une nouvelle règle dépend de l’examen du résultat de règles précédentes. La Pk dépend plus du contexte car il est nécessaire de savoir quels aspects de la Pk peuvent opérer en conjonction les uns avec les autres.
Le dernier couple introduit est le couple continu / discret. La section suivante reviendra sur ce couple. Smolensky estime que les modèles connexionnistes devraient être intrinsèquement continus. En particulier les activations ne devraient pas être discrètes, de manière à échapper à la fragilité et la non-flexibilité des modèles symboliques conventionnels. Et même si les connaissances manipulées sont codées de manière binaire, la manipulation devrait se situer dans le domaine du continu. Nous avons nous-même souvent remarqué combien le domaine continu apporte à un problème a priori manipulable dans le discret ; nous y reviendrons au chapitre 7 de ce mémoire. La propension des chercheurs en à ne pas basculer systématiquement dans le domaine continu provient de la tendance à penser de manière discrète, tendance induite par le fonctionnement interne des ordinateurs.
Cristal et flamme
Nous terminons notre étude des différents couples qui animent les Sciences Cognitives par ceux concernant l’organisation du vivant (et plus seulement les considérations sur l’intelligence).
Le titre que nous avons choisi comme banière de cette section ne nous appartient pas. Chacun des éléments de ce titre se réfère à un des deux programmes des Sciences Cognitives. Ainsi, le cristal est-t-il l’“image de l’invariance et de la régularité de structures spécifiques’’, tandis que la flamme est l’“image de la constance d’une forme globale extérieure, en dépit de l’agitation incessante interne’’, [Piattelli-Palmarini, 1979, Théories du langage, théories de l’apprentissage : le débat entre Jean Piaget et Noam Chomsky], p. 27. L’image du cristal est plutôt associée au cognitivisme, et celle de la flamme au connexionnisme. Le premier représente en effet la structure, les schémas innés, tandis que la seconde rend compte du processus, de l’auto-organisation.
Ordre et désordre
Le paradigme du cristal a influencé les sciences de la vie depuis le XVIIIe siècle. Il est devenu le modèle universel des régularités des organismes vivants. À la même époque que les conférences Macy, un autre paradigme, celui de “l’ordre par le bruit’’ a été introduit. Ce dernier prend en compte des phénomènes comme les mutations, qui ne cadrent pas avec le paradigme du cristal.
Ce principe d’ordre par le bruit a été repris dans la théorie de l’information de Shannon, et il est étonnant de voir que les cognitivistes, qui considéraient le cerveau comme un système de traitement de l’information, aient refusé de s’en emparer.
L’idée est qu’un ordre global peut émerger de désordres locaux (et c’est bien ainsi que les réseaux de neurones artificiels, dans leur grande majorité, fonctionnent). Les fluctuations stochastiques que le bruit apporte nécessitent de quitter le domaine du discret (celui des bits et des symboles) pour se plonger dans le domaine du continu, et passer du statique au dynamique, [Atlan, 1979, Entre le cristal et la fumée , essai sur l’organisation du vivant].
En réalité, le bruit ne joue qu’un rôle sélectif parmi de nombreuses possibilités inclues dans une enveloppe ordonnée. L’ordre qui émerge n’est pas inscrit comme un tout mais comme une possibilité, au sein des structures locales des “composants cognitifs’’.
Localisé et distribué
Que la connaissance soit localisée en des lieux précis (les symboles du cognitivisme, par exemple) ou distribuée sur un ensemble de composants élémentaires (les neurones du connexionnisme, via leurs poids synaptiques), participe aussi de la dynamique des différents couples (ordre / désordre, structure / processus) qui viennent d’être exposés. Nous ne ferions que répéter les mêmes choses, en associant ce nouveau couple aux paradigmes de l’I.A.
En revanche, et pour préparer le terrain au recensement des possibilités d’hybridation entre ces paradigmes, que l’on verra dans un futur document, nous devons mentionner que ce couple se traduit selon la question : “Existe-t-il un neurone associé au concept Grand-Mère ?’’, [Grumbach Alain, 1989, Une contribution de l’intelligence artificielle au dilemme représentation locale/représentation distribuée, Intellectica n° 8] [todo2014: donenr un lien vers ce papier en ligne]. Une réponse sera apportée dans un prochain chapitre sous le concept de représentation potentielle (contenant la “description des activités neuronales pouvant engendrer la reconstruction momentannée et approximative” du visage de Grand-Mère au sein des aires visuelles du cortex, [Damasio, 1994, op.cit.] p. 140).
Il est possible de placer la connaissance de manière localisée ou de manière distribuée (ou semi-distribuée) grâce à chacun des deux paradigmes, mais seule la coopération de ces deux paradigmes permet d’obtenir une connaissance à la fois localisée et distribuée.
Représentation et enaction
Le dernier couple utile introduit un possible nouveau paradigme des Sciences Cognitives : l’enaction. Nous nous référons aux travaux de Francisco Varela, notamment [Varela, 1990, Connaître : Les sciences cognitives, tendances et perspectives]. L’auteur considère que ce qui manque le plus dans les théories de la cognition est la prise en compte du sens commun. L’acte cognitif ne consiste pas à utiliser et manipuler une connaissance cristalline sur un monde cristallisé. L’acte cognitif quotidien consiste à “poser les questions pertinentes qui surgisssent à chaque moment de notre vie’’, en les enactant, les faisant émerger d’une manière référente au contexte. La notion de représentation (au double sens du cognitivisme : interprétation de l’état du monde et représentations internes de ce monde) établissait que “la connaissance est un miroir de la nature’’. En réalité, le miroir est celui d’un lac, surface que l’on peut traverser, pour permettre une circularité entre “action et savoir, entre celui qui sait et celui qui est su’’ (Varela, op.cit.).
Nous sommes très sensible [dans notre thèse] à cette vision des choses, que nous exprimons par le trinôme suivant : faire, savoir-faire, savoir. Le faire permet l’acquisition du savoir-faire et sa maintenance au sein du savoir, mais ces processus s’effectuent grâce aux interactions circulaires entre soi et le monde dans lequel ‘soi’ évolue.
Les capacités d’incarnation de ‘soi’ au sein de son monde, et d’adaptation (d’apprentissage) s’articulent au sein du cadre conceptuel que constitue l’autopoièse, [Varela, 1979, Principles of Biological Autonomy]. Selon Varela et Maturana, l’autopoièse est à la fois nécessaire et suffisante pour caractériser l’organisation des êtres vivants. Elle est fondée sur deux conditions : 1. qu’un ensemble de composants se régénère continuellement par leurs transformations et leurs interactions en tant que réseau ; 2. que ces composants se constituent en une unité spécifiant le domaine topologique où les transformations de composants ont lieu. Ces dynamiques bouclées se retrouveront dans le prochain chapitre.
Nous ne quitterons pas ce chapitre sans mentionner un couple ultime, introduit par Chomsky, qui n’est pas de même force que les couples précédement exposés, mais que l’on retrouvera plus loin dans ce mémoire. Il s’agit de la distinction entre compétence et performance. Un système est compétent en regard de la connaissance qu’il possède sur le domaine sur lequel il opère, et performant en regard de l’utilisation qu’il fait de cette connaissance.
Ayant désigné les différents chemins qui se sont offerts aux Sciences Cognitives, et les différents couples que l’on rencontre dans le territoire qu’ils parcourent, nous allons dans un prochain document, par l’intermédiaire de quelques théories, tenter de trouver des compromis entre ces couples, c’est-à-dire d’établir les fondements de la notion d’hybridation.
Stay tuned !