Institutions & collaborations
Clay Shirky en 2005, lors d’un TED : “Un grand désordre s’annonce”. La collaboration challenge les institutions et les pousse à évoluer.
Ça me rappelle “l’insurrection qui vient”. La rumeur gronde, tout le monde en parle, en frémit, et nombreux sont ceux qui l’expliquent par l’émergence de nouvelles technologies, de puissances économiques, d’un accroissemetn des inégalités, d’idées libérées, etc. Et face à ces forces sous-terraines et créatives, il est courant de justifier la non-moins plausible perspective apocalyptique en énonçant ce qui a l’apparence du bon sens : face aux dégradations des écosystemes dont les activités humaines se sont portées en partie responsables, délibérément ou inconsciemment, face aux limites de notre planète, la grande idée du ‘Progrès et de la Croissance illimités’ ne tient plus la route.
Hier soir, à table avec des amis, nos discussions nous ont amenés à rapidement passer de ces visions d’avenir à comment nous prévenir des potentiels désastres et fléaux. Ingénieurs pour la plupart, nous concluions rapidement qu’il fallait se repenser à une échelle locale, low cost, autour de la production des denrées et commodités vitales, la nourriture, l’eau, l’énergie, etc. Car sans ces flux, impossible de survivre. Donc repartir de là, de notre condition indigène. Inspirations suvivalistes.
Mais voilà, cette posture particulièrement locale est si ancrée sur un territoire singulier qu’elle en devient anecdotique. Non scalable. Non désirable. Et en perdant cette capacité de passer à l’échelle, de structurer la vie de populations à l’échelle de continents comme c’est le cas aujourd’hui, ce mode de vie est perçu comme un ‘retour en arrière’, un aller simple vers ces temps où nous — les Occidentaux — n’étions pas encore ‘maîtres et possesseurs de la nature’. Mais est-ce si vrai ?
Est-ce que parce qu’elles seraient limitées à un territoire défini des populations seraient d’office arriérées ? En se limitant en terme de ressources, en modérant ses approvisionnements, en réutilisant pour moins avoir à s’appuyer plus sur des dispositifs productifs orchestrés à l’échelle planétaire, c’est sûr qu’il va être difficile de construire et opérer des centrales nucléaires, de constituer et alimenter les transports de biens et de personnes, de concevoir, produire et maintenir les smartphones et leurs réseaux, de penser et mettre en œuvre des villes globales. Quoi que. Derrière le masque des nouveautés qui nous entourent, le global, l’universel, le collectif peut prendre d’autres atours. On aurait parfois tendance à prendre la mégalopole comme l’unique forme possible de vie contemporaine, organisée démocratiquement et assurant les libertés individuelles.
En dehors de ces dispositifs complexes, des populations réussissent déjà à s’organiser en pair-à-pair, de telle sorte que, de réseau en réseau, ce qui se passe à l’autre bout du monde ne leur soit pas indifférent ni inaccessible. L’ailleurs est un monde distant, autre, mais n’en est pas moins commun. Pour ces populations, se modérer ne signifie donc pas se limiter pas à un territoire insulaire. En revanche, elles se passent d’une partie des circuits et institutions en place, et développent des réseaux et modes d’interactions permettant la collaboration entre elles. Autonomes et sachantes. Il faut imaginer les indigènes heureux.
Quand il est question de ‘grand désordre’, c’est donc surtout de celui-ci dont il devrait être question : cette Renaissance possible du Contrat Social et peut-être la fin des hiérarchies, vers de nouvelles formes pour vivre l’environnement. C’est-à-dire moins la question d’une faillite économique que celle d’une émergence de nouvelles formes de la société civile et de gestion des communs. En quoi seront-elles à terme meilleures que les institutions en place ? Impossible à savoir, tout comme il est impossible de savoir si les institutions en place sont in fine meilleures que celles qu’elles ont empêchées. Si d’aucuns évoquent une forme de ‘sélection naturelle’ pour légitimer la raison d’être des institutions en place, ils seront donc aussi à même d’en apprécier les capacités de prédation.
Les groupements humains ont de tout temps et de partout élaboré des modes d’organisation entre eux et avec leur environnement ; ce qui se joue ici n’est en rien différent et demande juste à ces organisations qui se sont institutionnalisées de ne pas chercher à se maintenir au détriment de leurs descendants. “Repenser son rapport au monde” est une définition possible de la folie, nous dit Bruno Latour, un moment vertigineux quand on y est confronté seul. Le rôle des institutions en place devrait se limiter à atténuer cette sentation de vertige, en assurant et soignant, plutôt que l’accentuer, en aliénant ou en érigeant des interdits. Ne pas se voir empêché d’être un indigène, originaire du ‘monde’ et non seulement dune ‘nature’ et d’une ‘culture’.
Il faut garder à l’esprit que si les peuples Occidentaux ont réussi à imposer leurs institutions et priorités économiques à l’ensemble de la planète, ils l’ont fait par la force, grâce à la guerre et à la dette. Sans argent, sans dette, jamais rien de toute cette aventure n’aurait été envisageable. Que les institutions financières pensent encore aujourd’hui qu’on devraient leur être redevables du Progrès qu’elles nous offrent, qu’on devraient se serrer la ceinture pour maintenir en vie ce Progrès, cela peut se comprendre mais pas s’admettre. Ces réseaux et collaborations parallèles qui se meuvent, ces indigènes heureux et connectés, cette insurrection qui vient, elle avance à son tour. Mais elle ne le fait pas grâce à des ressources financières — comme un Über qui nourrit le désordre et déstabilise les institutions — cette insurrection locale et mesurée avance via le crédit que chacune des personnes de ce réseau s’accordent mutuellement et à ce réseau qui les lie.