Une autre vue sur le manifeste éco-moderniste [2/3]

Marc Chataigner
Postscript on the societies of design.
5 min readOct 28, 2015
Eyes as Big as Plates # Hallvar II © Karoline Hjorth & Riitta Ikonen

2. De l’idée de technologie comme salut

“En s’affranchissant des lourds travaux agricoles, d’immenses ressources humaines sont libres de se consacrer à d’autres projets.”

Bien que les villes “symbolisent” aux yeux des éco-modernistes le découplage d’une économie manufacturière, tertiaire, financière et numérique générant davantage de richesses qu’une économie agricole, cette économie n’en restant pas moins intrinsèquement liée au monde. Continuer d’idéaliser le découplage comme notre seule issue de ce monde, c’est rêver qu’il serait possible de ‘vivre’ sans ce monde, loin même de la ‘pénibilité’ du labeur. La perception de la “lourdeur” des travaux agricoles tient plus du jugement de valeur de la part des éco-modernistes que de l’analyse raisonnée ; la vie des ouvriers prolétaires du XIXè siècle a-t-elle été moins ‘lourde’ de labeur? Ou même celle de ces cadres de grandes entreprises qui au XXè siècle se suicident, en quoi serait-elle plus légère et radieuse?

Ce que ces différentes activités partagent reste néanmoins des formes possibles d’aliénation, quand les raisons de l’effort ne correspondent plus à aucunes des valeurs constitutives de la raison d’être du travailleur. En revanche, sans nier la reconnaissance de la pénibilité de certaines tâches, ces formes d’aliénation possibles sont néanmoins à décorréler du temps libéré. Car en effet, le temps qu’une technologie plus efficace réussit à économiser à un agent économique est autant de “temps de ressources humaines libéré”. Si ce postulat est juste, ce n’est finalement ni le contexte rural ou urbain, ni le contexte du secteur primaire, secondaire ou tertiaire qui libère du temps. C’est bien davantage l’organisation sociale qui environne ces activités, c’est-à-dire l’existence ou non de possibilités d’entreprendre, de contribuer ou de participer aux activités d’un collectif, et que ces activités soient ‘en dehors du temps productif’ — comme les 20% de temps libre chez Google. À ce propos, il faut se rappeler que même si, aux yeux de professions intellectuelles comme nous, les travaux aux champs peuvent paraître des tâches “lourdes”, le nombre de jours ‘chômés’ avant l’industrialisation des forces vives au XIXè était bien plus important.

D’autre part, selon les auteurs du manifeste, ce qui va de pair avec l’idée de découplage, c’est de miser notre salut sur des technologies encore à inventer, afin de parvenir à démultiplier la production de valeur, dissociée au maximum du sol ou des matières premières. Une vie hors-sol en somme, car même si les auteurs du manifeste prônent la ‘préservation du paysage’, la ‘possibilité de s’y rendre’, ou ‘d’y vivre pour ceux qui y tiennent vraiment’, il s’agit d’un rapport au sol et à la terre très distant, pour le seul loisir et non pour travailler avec les agents qui occupent ce sol. Désirer vivre ainsi hors-sol, ce n’est pas pour autant vivre hors du monde ; la direction qu’ils proposent revient à abandonner davantage notre rapport au monde à des interfaces techniques, c’est-à-dire aux mains d’institutions privées ou publiques, à des processus administratifs ou encore des algorithmes industriels. En d’autres termes, c’est accepter d’être davantage privé de notre rapport au monde immédiat et d’être dépendant d’intermédiaires divers aux motivations propres. Cette situation ne serait pas neuve ni propre à ce découplage recherché, elle est déjà le lot quotidien aujourd’hui en milieu urbain des économies riches. L’anthropologie moderne a même nourri pendant des décennies l’idée que le rapport au monde via des ustensiles ou outils étaient le fait de nos aïeux préhistoriques. Les éco-modernistes se veulent rassurants, il s’agit juste d‘aller dans le sens de l’histoire. Ne changeons rien, disent-ils en substance.

Mais rappelons-nous que la technologie n’est jamais une interface neutre, et c’est là un point manquant du récit que proposent les éco-modernistes. L’un de ceux qui ont rendu cette notion la plus explicite est sans doute William Morris. En constituant le mouvement Arts&Crafts, il pronait les gestes et savoirs-faire des artisants à l’époque où nombre d’entre eux furent embauchés comme ouvriers pour réaliser des tâches ne demandant plus aucun savoir faire singulier, les savoirs étant alors captés et organisés par la nouvelle fonction du ‘management’. Durant le XIXè siècle, William Morris fut accusé d’être anti-progressiste, contre les machines et les avancées techniques de l’automatisation. Or, Morris n’était pas contre les techniques ni les machines, celles utilisées par les artisants à son époque étant déjà, selon lui, des technologies en soi. En revanche, dans ses écrits Morris nous éclaire sur le fait que la question principale reste de savoir si les machines, les technologies et les savoirs-faire sont des technologies ‘neutres’, conçues pour être ‘partagées et accessibles au plus grand nombre’, ou si ces technologies sont conçues pour rester dans les mains de quelques uns, c’est-à-dire instruments de pouvoir. La fission nucléaire ou les OGM que prônent les éco-modernistes sont deux de ces technologies pour lesquelles la question de leur partage ou de leur accessibilité au plus grand nombre fait défaut aujourd’hui. Ce n’est pas la science derrière ces technologies qui est discutable, mais les questions d’ordre social et politique pour définir à quelles fins et entre quelles mains sont ces technologies et ces savoirs.

Ainsi, plus que simplement les nouvelles technologies ou l’urbanisation en tant que telle, le temps et les savoirs libérés sont les vrais vecteurs de désaliénation et d’émancipation des individus au sein de leurs communautés, où qu’elles se trouvent. Présenter la question du ‘découplage’ proposé par les éco-modernistes sans postuler de primabord que les technologies comme interface avec le monde assurent leur ‘neutralité’, leur ‘ouverture’ et leur ‘gouvernance’ — trois termes absents du manifeste — a été pour moi la principale source de frustration.

Note complémentaire:

“Prises ensemble, ces tendances signifient que l’impact total de l’humanité sur l’environnement (…) pourrait atteindre son pic puis décliner au cours de ce siècle”

Les éco-modernistes prennent l’exemple de la consommation de viande qui aurait déjà atteint son maximum dans beaucoup de pays riches. En s’appuyant sur des études modernes, il est rassurant de voir qu’en effet la consommation de viande dans les pays dits développés semble avoir atteint un plateau depuis quelques années, tendant même à décroitre. Mais ce qui est moins rassurant, c’est de constater que le CIRAD pouvait tirer des conclusions similaires en 1998, et que même si les courbes à l’époque indiquaient un similaire plateau, la consommation a rebondi dans les années 2000.

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Marc Chataigner
Postscript on the societies of design.

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