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Le première mondialisation a eu lieu sous l’empire romain

Même langue, mêmes produits consommés, mêmes lois: les habitants de l’empire qui vivaient sous l’ère de l’empereur Trajan appartenaient à une communauté qui s’étendait de l’Espagne à l’Irak actuel. Ce billet est la version longue d’un article paru dans le Matin Dimanche.

Quelle histoire !
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10 min readMay 8, 2016

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La scène se déroule dans une grande ville cosmopolite. Des habitants aux origines et aux couleurs différentes s’invectivent dans la même langue. Ils ne pratiquent pas forcément la même religion, mais consomment les mêmes produits, obéissent aux même lois, et partagent le sentiment certainement un peu diffus d’appartenir à la même communauté. Ils sont tous les citoyens de la même entité politique. Non, il ne s’agit pas de la description d’une ville moderne mais d’une cité de l’Empire romain.

Sous l’empereur Trajan qui règne entre 98 et 117, l’Empire romain connait alors son expansion maximum. De l’Euphrate à l’Angleterre, de la Roumanie au Maroc, les habitants de ces territoires se retrouvent sous la coupe de l’empereur et partagent sinon les mêmes valeurs en tout cas un style de vie commun. Les historiens Alberto Angela et Yves Roman publient chacun de leur côté deux ouvrages qui permettent d’éclairer sous un jour nouveau cette première mondialisation à la romaine qui n’est pas sans évoquer notre globalisation actuelle.

Dans son livre, «Empire», Alberto Angela emmène ses lecteurs dans ce vaste territoire en suivant le chemin d’un sesterce, monnaie de laiton qui passe de mains en mains et qui offre à l’auteur l’occasion de brosser mille et une scènes de la vie quotidienne de l’empire. «Les Romains furent les architectes de la première mondialisation de l’Histoire», affirme Alberto Angela. «Un même corps de loi était en vigueur partout et les marchandises y circulaient facilement».

Le sesterce ci-dessus a été émis sous le règne de Trajan, empereur romain qui a régné entre 98 et 117 après JC. Ce sesterce a un poids de 24,02 grammes et est constitué d’orichalque. Il a été frappé dans les ateliers de Rome entre les années 114 et 117 après JC © DR

De son côté, l’historien français Yves Roman enfonce le clou. Il vient de consacrer son dernier ouvrage «Rome, de Romulus à Constantin. Histoire d’une première mondialisation » au même sujet. Si l’auteur reconnait volontiers que les Romains n’ont pas inventé le capitalisme à proprement parler, il n’en reste pas moins qu’ils sont les premiers à «décloisonner» la Méditerranée et à y construire tout autour une civilisation. «Vous pouviez vous asseoir dans une taverne d’Alexandrie, de Londres ou de Rome et commander le même vin de Moselle, puis assaisonner votre plat avec la même huile d’Hispanie. Dans la boutique d’à côté vous pouviez acheter une tunique dont le lin était cultivé en Egypte mais qui avait été tissée à Rome», s’enthousiasme Alberto Angela.

Pour Yves Roman, les ingrédients de cette mondialisation sont à rechercher dans les origines même de la cité: «Rome fut fondée par des bergers, des vagabonds et des hors-la-loi», note l’historien. «Elle doit être définie comme une cité toujours ouverte, ce qui ne fût pas du goût de tout le monde en Italie». Si la plupart des historiens de l’Antiquité, à l’instar de Paul Veyne, ont souvent parlé de «civilisation gréco-romaine», Yves Roman nuance ce label et insiste sur les spécificités de l’identité romaine. Cette dernière ne s’est pas élaborée autour de la notion d’autochtonie mais a toujours su intégrer et assimiler d’autres peuples à son territoire. La relation que les Romains entretiennent avec la culture grecque se révèle paradoxale: «Admettre, quand on est à la tête d’un immense empire, que la culture du peuple voisin peut être supérieure sur bien des points à la sienne constitue une démarche originale, qui ne s’est jamais rencontrée à l’identique dans le cours de l’histoire».

Carte de l’Empire romain à son apogée © DR

Pour les deux historiens il y a un texte fondamental qui permet d’éclairer ce processus d’intégration à la romaine. Il s’agit de la retranscription d’un discours prononcé par l’empeureur Claude il y a vingt siècles «mais qui pourrait avoir été lu ce matin même dans notre parlement» assure Alberto Angela. Claude souhaite donner l’accès au Sénat à des notables gaulois afin qu’ils puissent y siéger. «Pourquoi Sparte et Athènes, si puissantes par les armes, ont-elles péri, si ce n’est pour avoir repoussé les vaincus comme des étrangers?», s’interroge l’empereur. «Honneur à la sagesse de Romulus, notre fondateur, qui tant de fois vit ses voisins en un seul jour d’ennemis devenir citoyens!».

«Si ces paroles sont pleines de tolérance envers l’autre, elles expriment aussi la volonté bien réelle de l’intégrer. Rome a su créer ainsi une société multiethnique, mais avec une culture officielle. Ni le droit romain, ni l’administration romaine ne sauraient être remis en cause», analyse Alberto Angela. Pour Yves Roman ce discours marque peut-être un des actes fondateur de ce nouvel espace mondialisé qu’est devenu le territoire contrôlé par les Romains: «Ces vues prenaient acte du décloisonnement du monde avec la ferme volonté de créer un empire unifié». Les sénateurs vont tout de même refuser la demande de Claude. Il faudra attendre encore quelques génération avant de voir la composition du Sénat évoluer. Mais quelques générations plus tard c’est même un Septime Sévère aux origines africaines qui prend les commande de l’Empire. Un véritable « Barack Obama » du monde antique selon Alberto Angela. La politique d’intégration à l’Empire fonctionne alors à plein régime.

Cette illustration est extraite des planches de la BD “Les Aigles de Rome”, dessinée par le talentueux Marini. On y retrouve des Romains accaparés par leurs occupations quotidiennes qui semblent presque ignorer la monumentale statue de l’Empereur Auguste trônant au milieu du forum. Détail piquant : le dessinateur a placé quelques pigeons déposant leur fiente au sommet du crâne de l’empereur. Pour aller plus loin dans une réflexion autour de la représentation de l’Urbs en BD, c’est par ici.

L’empire romain peut aussi compter sur une frontière solide et gardée par une armée bien entraînée qui garantit la paix civile à l’intérieur du territoire. Il ne s’agit pas d’une frontière moderne dûment bornée et cartographiée mais plutôt d’une large bande de territoires, une marche, qui s’appuie sur la topographie et un réseau de routes et de places fortes disséminées de manière stratégique. «Outre la frontière militaire, il en existe une que nous pourrions qualifier de diplomatique» , note encore Alberto Angela. «L’Empire jouxte souvent des Etats tampons. Ils sont ses clients et n’ont d’autre choix du fait de la menace des légions toutes proches». Et pour ces royaumes «barbares», la civilisation romaine a des allures de paradis. Elle constitue un modèle. Par la suite, quand la puissance militaire de l’Empire déclinera, et que les pressions aux frontières s’accentueront, Goths, Alains et autres Burgondes ne chercheront pas à détruire leur voisin mais plutôt à intégrer l’empire, «comme quelqu’un vivant aujourd’hui dans le tiers-monde ne souhaite pas forcément voir disparaître New-York ou l’Occident mais simplement porter des jeans, des baskets et jouir des avantages du système», affirme non sans malice Alberto Angela.

A l’intérieur de cet empire pacifié, denrées et marchandises transitent grâce au réseau fluvial, aux routes et aux navires commerciaux qui sillonnent la Méditerranée. Les régions se spécialisent dans la production de denrées: le blé vient d’Afrique et de Sicile, l’huile d’Espagne et les grands centres de production de vin sont surtout en Gaule. Les Romains atteignent un niveau de civilisation matérielle tel qu’il faudra attendre le XXe siècle pour retrouver cette prospérité. L’économie mondialisée autour de la Méditerranée s’appuie sur une force de travail bon marché : les esclaves. «L’esclavage est chose banale, rappelle Alberto Angela. Il ne choque personne. C’est l’une des différences majeures entre l’Empire romain et notre époque».

D’autres éléments structurant la société romaine globalisée renvoient pourtant à notre temps. Sous l’empire, à partir du IIe siècle de notre ère, on assiste par exemple à une baisse importante de la natalité sur l’ensemble du territoire. Plusieurs raisons ont déjà été invoquées pour expliquer ce phénomène à commencer par l’intoxication due au plomb contenu dans le vin. L’historien italien insiste de son côté sur une forme d’émancipation féminine peu mise en avant parmi les spécialistes de la période. Ce serait tout particulièrement le cas chez les femmes de la bonne société qui souhaitent maintenir leur train de vie et ne pas se retrouver entravées par les contraintes de la maternité. «Un peu comme dans notre société qui a tendance à adopter des habitudes consuméristes, l’argent étant plus volontiers investi dans la qualité de vie que dans les enfants», ose l’auteur.

Le Monte Testaccio ou “Mont des Tessons” à Rome est un éloquent témoignage du consumérisme romain. La colline est formée par des tessons d’amphores en provenance principalement de Bétique en Espagne. Elle s’élève sur une hauteur d’environ 30 mètres, sur une surface de 22'000 m2 © DR

Si les Romains vivent dans un empire globalisé, ils n’évoluent toutefois pas dans un monde capitaliste, nuance l’historien Yves Roman. L’économie qui sous-tend ce vaste édifice est avant tout liée à l’exploitation des ressources sans pour autant qu’une spéculation bien organisée prenne le pas sur la production. Les Romains se contentent de tirer de la terre, don des dieux, ce qu’il y a à en tirer, c’est à dire le maximum. Mais ils n’ont pas bénéficié du coup d’accélérateur de l’industrialisation, rappelle Yves Roman : «Les Romains n’ont donc pas fondamentalement changé le monde hérité des Grecs, faute de moyens industriels, c’est à dire qu’ils n’ont pas transcendé l’existence d’une économie de marché, comme disent aujourd’hui les spécialistes du monde grec, mais ils l’ont rationalisée, et lui ont fait atteindre un niveau jamais vu, un niveau parfois mondial en raison des quantités mises en jeu. Succédant au décloisonnement, la mondialisation fut donc évidente, sans atteindre le capitalisme de l’époque moderne, ni la globalisation de notre monde contemporain».

Il n’en reste pas moins qu’à la lecture des deux ouvrages, on ne peut s’empêcher de tisser des liens entre ce monde disparu et le nôtre. Le voyage du sesterce que nous propose Alberto Angela durant le règne de Trajan , alors que l’Empire romain se trouve à son apogée, permet de dresser le tableau d’une culture qui traverse des problèmes étonnamment proches des nôtres : «Augmentation du nombre des divorces et fléchissement de la natalité, engorgement du système judiciaire à cause du nombre incroyable de procès, scandales engendrés par le vol d’argent public et le financement de grands projets fantômes, déforestation tragique de certaines régions à cause de la pénurie de bois, ou encore «bétonnage» de zones côtières avec la construction d’opulentes villas. Il y avait même une guerre en «Irak», et l’invasion de la Mésopotamie par Trajan-là où deux mille ans plus tard interviendront les forces de la Coalition-nous rappelle les problématiques militaires et géopolitiques du XXIe siècle ».

L’Empire romain, une civilisation plus pacifique que la nôtre ?

Dans son dernier ouvrage, l’historien Alberto Angela s’efforce de tordre le cou à quelques préjugés tenaces concernant la civilisation du monde romain. Parmi ces derniers, il y a l’idée d’une société beaucoup plus violente que la nôtre. Le processus de civilisation décrit par le sociologue Norbert Elias stipule que les moeurs se s’adoucissent à mesure qu’une société “progresse”. Certes, les grandes cités de l’Empire, à l’instar de Rome, Alexandrie ou encore Antioche ne sont pas très sûres : «De nombreux auteurs antiques considèrent qu’y déambuler la nuit sans avoir rédigé son testament est pure folie», constate l’historien.

Dans une société où l’on attache autant d’importance à la stature sociale, on en vient vite aux poings pour des questions d’honneur. Pline le Jeune raconte ainsi qu’un membre de l’ordre équestre s’était vu bousculer par un esclave souhaitant faire place à son maître. Le chevalier s’en prit directement au propriétaire de l’esclave qu’il assomma d’un coup de bâton bien placé.

Dans les rues, dès le crépuscule, on peut également tomber sur des bandes de mauvais garçons. Ces derniers ne sont pas formés par des jeunes issus de quartiers défavorisés mais bien plutôt par la progéniture de riches patriciens qui vient s’encanailler dès qu’il commence à faire sombre. On raconte même que l’empereur Néron se serait adonné à ce type de sport…

L’empereur Auguste avait créé à Rome des cohortes urbanes dont le rôle principal était de patrouiller en ville. Toutefois, aucun Magistrat n’était vraiment chargé d’instruire des affaires pénales. Ce sont souvent les proches des victimes qui mènent l’enquête. Il est toutefois rare que ces dernières se fassent justice elles-même. Les peines sont souvent formulées sous la forme d’amendes. La punition sanctionnant les crimes les plus graves consiste à se faire tuer au cirque ou ailleurs. On emprisonne très peu dans la Rome antique.

Alberto Angela insiste encore sur un point important. Les historiens sont formels: il n’existe pas vraiment de groupe social qui soit particulièrement lié à la criminalité dans la société romaine. «Autrement dit, pas de gangster professionnel de type d’Al Capone à quelques exceptions près (certains brigands de grand chemin). Les voleurs agissent ponctuellement. Il arrive qu’un artisan ou un petit commerçant saute sur une occasion, généralement poussé par le besoin, puis retourne à son métier. Une chose est sûre: on ne trouvera pas de mafieux dans la Rome antique, d’autant qu’il ne circulait pas autant d’armes qu’on pourrait l’imaginer».

On remarque également que les Romains ne sont pas très enclins à faire justice eux-même mais préfèrent s’en remettre à la justice. «La vendetta est totalement inconnue dans la société romaine. Alors qu’au Moyen Age et à la Renaissance une personne offensée sort volontiers son épée, dans l’Antiquité romaine on se rend au tribunal».

Il en ressort que la vie quotidienne dans l’Empire était certainement plus tranquille qu’on ne se la figure trop souvent. Elle sera surtout bien plus pacifiée que ne le seront les sociétés futures qui lui succéderont. «Cette réalité contraste avec l’image véhiculée par beaucoup de films et de romans, qui nous présentent un univers cynique où la violence et l’intrigue sont omniprésentes. Par bien des aspects, le monde romain était certes différent du nôtre, voire à des années-lumière, on y pratiquait l’esclavage, la pédophilie et la peine de mort, mais paradoxalement il était aussi plus civilisé, plus pacifique et plus démocratique que beaucoup d’autres…», conclut l’historien.

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