Les Mystères du Grand Paris — 2.7

Saison 2 . Épisode 7/15

--

Comment faire disparaître un cadavre

Résumé de l’épisode précédent : le jeune Pierre découvre un cadavre sur le chantier où il travaille. Il est chargé avec Alex (transformiste à ses heures perdues) de le faire disparaître. Au même moment, la cryptozoologue Jade Myre explore l’Oise à la recherche du monstre dont tout le monde parle, issu des profondeurs de la ville en transformation. Un monstre qui peut alimenter le combat des pro-Vexin libre… Un monstre qui pourrait avoir un lien avec notre cadavre ?

→ Épisode précédent : Un héros de l’indépendance du Vexin

À Livilliers Alex et Pierre longent un domaine, le panneau dit « Centre Equestre Brigitte… » mais aucun des deux n’a le temps de lire le nom de famille.

Plus loin, une antenne-relais maquillée en pin sylvestre — « Finalement on est pas les seuls à vouloir cacher quelque chose. » Alex a un petit ricanement qui fait sursauter Pierre. Lui-aussi a conscience de trahir, plus que la loi, des valeurs, une éthique. La dissimulation de cadavres en milieu périurbain est-elle une atteinte au milieu naturel ou à la loi des hommes ? L’heure n’est pas à la philosophie ! « Mieux vaut se concentrer sur l’action. » Alex a un deuxième gloussement. Pierre le regarde à la dérobée. Petite gueule d’ange ; elle risque de faire les délices de ses codétenus, si d’aventure leur échappée se termine chez les gendarmes. Alex ralentit, ce serait stupide de se faire coincer pour excès de vitesse. Un faisan détale sous les roues, indemne, grâce à un coup de volant. « Un cadavre suffit, non ? ».

Contraint à porter le corps dans la voiture, Alex a vu les blessures. Un humain a-t-il pu commettre une pareille abomination ? Ces vêtements lacérés, ce bras qui se termine de manière brutale, là où d’ordinaire se trouve une main. Ils n’ont pas eu le temps de la chercher. Alex imagine ses collègues en pause près de l’Oise, tombant sur cette main. Le patron va-t-il déléguer une seconde équipe sur les routes, avec la même mission (« s’en débarrasser ») ? Alex n’en revient toujours pas des termes employés par le boss lorsqu’il lui a intimé de prendre en charge le cadavre — il n’aurait pas fait preuve de plus de délicatesse pour parler d’un vieux rouleau de moquette à porter à la déchetterie. Ni plus ni moins. « C’est qu’un foutu SDF », avait renchéri le patron, constatant qu’Alex se débattait avec sa conscience. Il avait ensuite brandi sa menace : lui casser les jambes avec une barre à mine, ce qui rendrait ses prestations dans sa « boîte de travelos » caduques. Alex a un haut-le-cœur à la pensée que, depuis le début, le patron connait sa double vie. Qui d’autre sur le chantier encore ? Il n’a que lui-même à blâmer. Ces derniers temps, il a forcé sur les poppers, et l’alcool. Aujourd’hui il a voyagé dans sa tenue de lumière et s’est changé dans les toilettes d’un café… La barrière entre ses deux activités se montre de moins en moins étanche. Cette histoire de barre à mine… Un spasme dans les jambes le fait pratiquement piler au milieu de la départementale. Pierre balance un juron. Alex redémarre.

Impossible de repousser la vision du mort dans les tréfonds de son cerveau. La main qui manque, les vêtements en lambeaux, le visage déformé par… l’effroi ? La douleur ? Ne parle-t-on pas d’une bête qui rôderait dans les parages ? Une rumeur galope sur les réseaux sociaux. Les bêtes sont-elles vraiment plus féroces que les humains ? Est-ce qu’elles ne sont pas agressives si et seulement si on les agresse, si elles ont peur ? Un SDF un peu ivrogne, est-ce que ça agresse quelqu’un ? Est-ce que ça agresse une bête, a fortiori grosse ?

Pierre :

- Vous avez vu la pancarte ?

Une pancarte, « battue en cours », postée à l’entrée d’un chemin. Pourquoi ne pas balancer le SDF dans un champ ? Les chasseurs avertiront la police…

Ils dépassent une petite troupe d’enfusillés.

Oui, le jeter au milieu des chiens et les laisser transformer un problème de chantier en moment de convivialité. Il s’en ouvre à Pierre. Le jeune ouvrier secoue vigoureusement la tête, et lui rappelle les instructions : cacher le cadavre. Alex entend « gâcher » mais rectifie mentalement — déformation professionnelle. Cacher, le cacher ! Le couler dans le béton ? On aurait pu faire ça sur place… Mais il y aurait eu trop de témoin pour que ça reste longtemps secret. Le dissoudre dans l’acide ? L’envoyer dans l’espace, le glisser dans un tunnel… Alex croit se souvenir de souterrains non loin de Méry-sur-Oise, où se cultivaient des champignons, où des fêtes sont organisées… Peut-être qu’ils pourraient y descendre le corps si les sous-sols ne sont plus utilisés. Il songe à une autre solution : cette usine désaffectée, qui surplombe l’Oise, avec des monticules de gravats sous lesquels mettre un macchabée, comme on balaie la poussière sous le tapis. Mais il ne se souvient pas de sa localisation exacte, et Pierre ne voit pas.

- Tu ne sors jamais ?

- Je vis dans le 94, j’connais rien ici.

Sinon il reste l’Oise, et la rumeur. Pourquoi n’y a-t-il pas pensé plus tôt ? La bête, si bête il y a, semble hanter les berges de rivière. Elle aura certainement été interrompue dans son repas. Pourquoi ne pas lui rendre sa proie ? Immergé, happé, dévoré, les os brisés et sucés jusqu’à la moelle puis sédimentés dans les fonds sableux, le cadavre ne serait plus qu’un mauvais souvenir.

Ils roulent. Le corps presque tétanisé, c’est épuisant. En durée ressentie c’est comme s’ils étaient depuis des heures dans cet habitacle trop petit, la carlingue rouillée, de la poussière de ciment partout. Et ce mort qu’ils ont collé au cul. Ils sont penchés en avant, les yeux plissés, concentrés. La fatigue les tient dans son étau. Il leur faudrait une pause, mais l’accord est tacite : pas tant que le cadavre est dans le coffre.

Après les routes sinueuses, ils glissent sur une départementale toute droite, déserte. De celles qui s’annoncent sans fin et douces, avec une grande descente suivie d’un tremplin. Aucun obstacle à l’horizon, la route seulement. Alex Bergamo s’adosse à son siège monté sur des vieux ressorts. Pierre l’imite un peu. Il est sur ses gardes depuis qu’il vu la photo : son boss déguisé en femme à côté d’un autre travelo — elle circule cette photo. Il se rassure en se disant que Bergamo a l’air soucieux et qu’il n’essaiera pas de le chauffer. En revanche ses traits tirés et son visage blême l’inquiètent pour de bon, il n’a pas l’air dans son assiette. Est-ce qu’il a pris des saloperies cette nuit ? Lui se contente du Guronsan pour tenir les soirées et le chantier. C’est un collègue qui lui en a glissé un, l’autre jour. Eh ben ça l’a ranimé direct ! Il aurait pu enchaîner la nuit suivante. Mais là, vu les yeux du boss, il se contente pas de Guronsan. Sans s’en rendre compte, Pierre mate ses cuisses : elles semblent fines. Dire qu’il fait la meuf la nuit !

La voiture grimpe. Montée vers le ciel, bientôt le dos d’âne sur le bitume bleu nuit, l’apesanteur, la voiture qui s’envole et eux avec. Il se détend, s’abandonne au décollage, et ne réagit pas tout de suite quand surgit de l’autre côté de la colline un obstacle, à quelques mètres. La masse se rapproche à grande allure. Après ce qui leur semble un temps interminable, Bergamo hurle. Mais c’est un cri de souris.

- Un cerf !

- Freine !!!

- Mais je freine !!

- C’est pas un cerf !!

Ils pilent au nez d’une énergumène plantée au milieu de la route.

- Tarée ! rage Alex.

Leurs dos ont repoussé les sièges de toute leur force et leurs pieds tendus sur le frein ont défoncé la carlingue. La voiture est immobilisée, ils se relâchent. Ils s’affaissent et respirent, ahuris face à la débile qui agite encore les bras devant eux, façon godiche au bord de la plage. Inconsciente du danger. Elle est habillée comme un scout, les seins bombés sous une chemise à carreaux trop petite. Elle est vieille mais fait la jeune, exactement le genre d’ancêtre qui déprime Pierre, surtout sur une piste de danse. Elle se prend pour Harrison Ford avec son chapeau d’aventurier ou quoi ?

Elle contourne le véhicule avec un sourire de Barbie, la démarche cahotante, sur des sandales compensées à motif camouflage. Sa blondeur platine met Pierre KO. Bien sûr, elle se dirige vers lui, le plus pimpant des deux. D’un coup de coude pointu, Alex lui enjoint d’ouvrir sa fenêtre. Pierre, encore sonné, les yeux sur le soutien-gorge en dentelle. N’a pas le temps de comprendre de quoi il retourne qu’il se retrouve à l’arrière. Cryptozoologue ? On se croirait dans Harry Potter ! Quant à Bergamo, il est devenu fou ou quoi ?! Faire entrer une meuf dans la voiture alors qu’ils ont un mort dans le coffre ? Il se dit qu’il a définitivement pété les plombs…

Très vite les deux ont l’air de s’entendre à merveille. Leur côté vieilles pouf ? Bergamo se découvre des aïeux cryptozoologues, il parle d’animaux aux dimensions surnaturelles, qu’il aurait vus. Elle est fraîche comme un gardon alors qu’elle vient de cavaler — si on décide de la croire — quinze kilomètres, avec ses échasses. Coriace la fille ou complètement frappée ? Pierre a son idée sur la question. Ils la ramènent à la gare de Pontoise, ok. De là, elle se rendra à une conférence, avec des scientifiques et tout. Pierre voit d’ici la réunion : une secte avec des faces d’Einstein habillés en tuniques blanches. Le ton de Bergamo le ramène à la réalité. Il chuchote maintenant, qu’est-ce qui lui prend ?

- En fait, je dois vous dire, on a trouvé un cadavre sur le chantier. Et… ça m’étonnerait pas que ce soit la bête que vous cherchez qui l’a tué.

Pierre se fige, terrorisé. Un silence plane, le temps à la crypto d’encaisser le scoop, avant de se tourner, main sur la bouche, vers Bergamo :

- Il faut que je voie le corps !

- Ok, mais à condition que vous nous aidiez à le cacher. Vous devez bien connaître le coin non ?

Sûr qu’elle va les dénoncer, Pierre voit sa vie s’écrouler. Complicité pour recel de cadavre, puis pour meurtre. Remake du Pull-over rouge ou de l’affaire Dils. « Trois innocents en prison viennent d’être acquittés après vingt ans de détention, à deux mois de leur libération pour bonne conduite. » Il se voit déjà en une du journal local, habillé en moine bouddhiste, ayant fait vœu de chasteté en cabane. Le silence dans la voiture est oppressant. La cryptozoologue semble peser les pour et les contre.

- OK, dit-elle enfin avec aplomb.

Elle est timbrée, c’est confirmé.

- Je sais où le planquer : dans un puits vers Theuville, c’est à quinze bornes.

- Theuville ? Mais c’est la ville du coordinateur ! s’écrie Bergamo, un peu hystérique.

D’une main délicatement posée sur son bras, elle l’arrête :

- Faites-moi confiance, votre directeur n’ira pas voir, y a plus personne là-bas.

- Bien sûr que si ! Il est de la famille de la comtesse qui possède tout le bled ! Paraît qu’ils jettent des cailloux sur les gens pour faire croire que le village est hanté.

- T’inquiète darling, mon puits n’est pas dans le village. Même les urbex n’y vont pas.

A bout de nerf, Alex fait une embardée sur un chemin, freine brutalement et s’extrait de la voiture. La portière claque avec fracas. Pierre ne dit rien, il rumine : « On avait dit pas de pause ! Si un flic passe, on est foutu ! »

- Dans deux minutes, il sera remonté, le rassure la crypto d’une voix de velours accompagnée d’un clin d’œil.

Après avoir tapé dans des cailloux, Bergamo revient, saisit le volant à pleines mains, et s’enquiert de la suite des opérations. Ils se garent non loin, dans un chemin de traverse et se planquent jusqu’au soir. Trois heures à écouter l’Ipod de la crypto : Rihanna, de l’électro, Céline Dion. Cette fille a la même cohérence que la trajectoire d’une mouche. Elle est faite de tout ce qui s’est mis sur son chemin, comme un chewing-gum plein de poussières.

Il est 21h00. Direction Theuville. Ils prennent la route prudemment. Respecter les limites de vitesse, mettre les phares, ne pas insulter le voisin. La départementale file à travers champs. Après avoir traversé deux villages aux volets fermés, ils s’engagent sur une petite route de campagne. Pierre, à l’arrière, serait incapable de retrouver le chemin. Tant mieux. En cas de reconstitution, il n’aura pas à mentir. Mais on dit que les flics sont capables de vous faire avouer n’importe quoi. Les bois défilent derrière la vitre. Lui ne voit que des images d’adieux, son père pleurant, des scènes d’horreur en prison inspirées de films, comme un rasoir et du sang qui coule sur le carrelage blanc des douches. Bientôt, les bois se font plus denses, les maisons cossues font place à des bâtisses abandonnées. La crypto brise soudain le silence qui les liait jusque-là:

- Ralentis et éteins les phares.

Le cœur de Pierre s’arrête, il regarde anxieusement autour de lui. Seule la route et la cime des arbres luisent sous les pâles rayons de la lune.

- Arrête-toi là, à gauche.

La scène qui suit, il s’en rappellera toute sa vie, avec son déroulé précis. Les cailloux qui crissent sous leurs pas, le capot qui se relève sur le corps, et l’insupportable vision assortie d’une odeur pestilentielle. Celle d’une viande pourrie mêlée d’excréments et de vin. A partir de là, il n’a vu que le bas-côté du chemin, où il a vomi toutes ses tripes. A peine a-t-il entendu la crypto chuchoter, parler pour elle-même, et sur un ton docte, de putréfaction ou « d’ergot des mers ». Elle semblait avoir trouvé le graal.

Texte : Céline Lafon, Séverine Correyeur & Arno Bertina (en lien le récit de leur travail d’écriture sur remue.net) / Dessins au feutre: Dorothée Richard/ Musique: PAVANE

ÉPISODE SUIVANT : “Bataille d’imaginaires sur le Val d’Oise”

--

--