Cicéron : voyage aux origines de l’intelligence collective

Basé sur la thèse du Dr. Lex Paulson

Loic bardon
SCIAM
8 min readSep 8, 2020

--

Image par DEZALB de Pixabay

Alors que la plupart des organisations continuent de concevoir et d’implémenter des modes de collaboration issus d’un paradigme vieux de plus d’un siècle, de nouveaux modèles d’intelligence collective émergent. Cette confrontation questionne de plus en plus fortement la notion d’engagement vis-à-vis d’un projet commun, mais nous renvoie également vers les concepts plus anciens de volonté et de libre arbitre.

Que nous apprend l’histoire et quelles grandes leçons en tirer ?

Les travaux du Dr. Lex Paulson nous entraînent dans un voyage philosophique passionnant jusqu’à la Rome antique et Cicéron (106–43 av. J.-C). Brillant homme d’État, orateur, philosophe et avocat, son héritage vis-à-vis des notions de volonté, libre arbitre et volonté du peuple s’avère méconnu mais pourtant fondamental.

Je me propose donc de synthétiser le travail remarquable du Dr. Lex Paulson en préambule d’une interview que nous vous proposerons de découvrir prochainement.

Cicéron abordait déjà toutes les typologies de “volonté”

Le Dr. Lex Paulson introduit ses travaux en se référant au professeur Charles Kahn, qui distingue quatre traditions historiques[1] de la notion de volonté :

  • la « volonté théologique »,
  • la « volonté post-cartésienne » en tant que cause immatérielle et spirituelle d’actes dits « volontaires », qui constitue un concept clé de l’éthique et du droit,
  • la « volonté post-kantienne » (une dimension où les plus hautes finalités de l’homme sont réalisées)
  • le libre arbitre (free will) qui constitue à lui seul un sujet à part en tant que faculté nous affranchissant (ou non) des lois de la causalité.

A ces quatre catégories, le Dr. Lex Paulson en propose une cinquième, la volonté politique souveraine.

Il s’attache également à démontrer que Cicéron ne propose pas une « théorie de la volonté », mais une notion au service de réflexions politiques et éthiques plus larges, et dont les frontières s’élargissent selon les besoins de la circonstance.

Ainsi, la théologie de Ciréron fait passer le progrès de l’âme par la contemplation de la volonté divine[2]. La voluntas est également centrale dans sa réflexion sur l’émotion, la responsabilité, la personnalité et l’intention post-cartésienne en contexte judiciaire[3]. Dans les Tusculanes et dans le De officiis, il adapte l’éthique stoïcienne et fait de la volonté le siège de la progression morale. Enfin, Cicéron invente également la volonté du peuple telle que nous la connaissons. Son idée de la volonté populaire contient d’ailleurs les premiers germes des problèmes de représentativité des élites que nos démocraties électorales cherchent encore aujourd’hui à résoudre.

Si l’homme d’Etat romain désespérait du déclin moral de Rome, il croyait ses concitoyens capables de devenir meilleurs sans intervention divine. Mais, en ce crépuscule de l’Antiquité, la volonté divine est en pleine ascension quand la volonté du peuple est au tombeau. L’étude de l’héritage de Cicéron a alors conduit le Dr. Lex Paulson treize siècles plus tard, au travers de passages-clés des oeuvres de Rousseau (« la volonté générale ») et de Jefferson (« the will of the people »).

Les problèmes de la voluntas populi cicéronienne survivent dans l’histoire de la démocratie représentative

Rousseau d’abord, comme Cicéron, associe liberté politique et souveraineté populaire, cette dernière s’exprimant à la fois dans d’actives décisions du peuple et dans son consentement passif. Pour tous deux, la volonté du peuple est menacée surtout par l’ambition de potentiels despotes et par la volonté égoïste des factions.

Le Dr. Lex Paulson s’intéresse également de très près à Thomas Jefferson, futur troisième président des Etats-Unis dont le discours d’investiture de mars 1801 a des accents qui lui rappellent sans erreur possible la Rome antique et… Cicéron.

Image par dcandau de Pixabay

Pour Jefferson, « la volonté du peuple » est le « principe fondateur » de la politique. Mais à la différence de Rousseau, Jefferson n’exige jamais l’unanimité de la volonté du peuple[4]. Il partage avec Cicéron l’avis équilibré d’un philosophe vétéran de la vie politique : un homme d’Etat peut marteler que la volonté du peuple devrait être rationnelle et unifiée, mais il doit agir dans un monde où ce n’est pas le cas.

La réponse de Jefferson à la faillibilité de la volonté n’est pas, comme chez Rousseau, un législateur extralucide chargé de transformer la nature humaine. Il affirme, comme Cicéron, que la volonté du peuple, pour être mise en œuvre, doit être représentée.

L’argument principal de Jefferson est pragmatique : pour l’homme qui double la superficie de son pays sous sa présidence, l’Amérique est tout simplement trop vaste pour être gouvernée directement par le peuple. Même si Jefferson admet qu’un gouvernement est d’autant plus républicain qu’il comporte « l’action directe des citoyens », la volonté du peuple peut fort bien s’exprimer dans les hommes qu’elle élit appelés “aristoi naturels”[5].

Pour peu que le peuple soit éduqué, il suffira de « laisser les citoyens élire et trier librement les aristoi des pseudo-aristoi » pour qu’« en général leur volonté élise les authentiques sages et bons ». C’est là précisément la relation représentative que Cicéron décrivait dans le Pro Sestio. En assortissant son aristocratie élective et vertueuse d’une éducation pour tous et d’une presse libre, Jefferson a sur Cicéron l’avance qu’on pouvait attendre d’un homme du XVIIIe siècle[6].

Enfin, Jefferson n’a pas simplement été élu président par le peuple : il est le bénéficiaire d’une relation privilégiée qui comporte des responsabilités réciproques. Ce mélange d’une « volonté au sens de choix » et d’une « relation de bienveillance », Cicéron avait été le premier à l’introduire avec son idée de voluntas, et César, au grand dam de Cicéron, l’avait exploité. Il n’y a qu’un pas d’ici à la rhétorique des chefs d’Etat modernes, démocratiques ou non, qui à la fois affirment le droit de vote et revendiquent le privilège personnel d’incarner la volonté du peuple[7].

Pour conclure, au-delà de la parenté avec Rousseau et Jefferson, le Dr. Lex Paulson interroge l’héritage cicéronnien inhérent à nos démocraties modernes.

Tous les grands problèmes des démocraties modernes étaient latents dans la voluntas populi cicéronienne

L’Etat-nation souverain est la première idée politique à être généralisée au monde entier ; la volonté du peuple, décrite pour la première fois par Cicéron, en est le critère.

Image par Gerd Altmann de Pixabay

Les républiques modernes — que depuis Jefferson nous appelons « démocraties » — affrontent des problèmes grandissants. La croissance des populations a tendu le principe représentatif jusqu’à sa limite. Les hommes politiques n’ont jamais été des parangons de vertu, mais les partis modernes ont réduit et dégradé l’offre où le peuple fait son choix. Dans le monde « démocratique », la confiance dans les gouvernements et la participation électorale ont chuté. L’idée que la volonté du peuple justifie un pouvoir étendu est contredite par l’élection de deux présidents américains rejetés par la majorité des électeurs. Partout dans le monde, la frustration engendrée par des élites irresponsables et égoïstes a fait pencher les électeurs vers des solutions de plus en plus extrêmes, voire non démocratiques. Ces frustrations ne sont pas nouvelles. En fait, tous les grands problèmes des démocraties modernes étaient latents dans la voluntas populi cicéronienne — en particulier, la dépendance vis-à-vis d’une élite élue qui guide, interprète et met en œuvre la volonté du peuple.

Il n’est peut-être pas trop tard pour rajeunir nos républiques nous dit Dr. Lex Paulson. L’histoire nous montre quelles conceptions alternatives de la citoyenneté s’offrent à nous. Rousseau avait décrit une république participative à plus petite échelle[8]; dans des villes comme Paris ou Porto Alegre, les citoyens ont prouvé qu’on pouvait les laisser délibérer sur l’utilisation de l’argent public[9]. Les idées de Du Contrat social sur l’importance de l’indépendance d’esprit et d’une délibération bien conçue sont confortées par les recherches actuelles sur l’intelligence collective[10].

Pour mettre en œuvre les idéaux jeffersoniens d’éducation de masse et de diffusion libre de l’information, les nouvelles technologies recèlent un potentiel incroyable, dont on commence à peine à prendre conscience.

Un monde d’Etats-nations élitistes pourra-t-il céder la place à un monde d’intelligence collective ? Les événements ne nous laisseront peut-être pas le choix. Face à des problèmes devenus trop complexes, trop interdépendants et qui évoluent trop rapidement, il faudra, selon l’expression de Cicéron, « le génie non pas d’un seul, mais du grand nombre [non unius… ingenio, sed multorum] » (De republica, II, 2).

[1] C. Kahn, « Discovering the Will from Aristotle to Augustine », dans Dillon, J. M. et Long, A. A. (éds.), The Question of ‘Eclecticism’ : Studies in Later Greek Philosophy (Berkeley : University of California Press, 1988), p. 235.

[2] De natura deorum (45 av. J.-C.), III, 92, et De finibus (45 av. J.-C.), IV, 11. Dans ce dernier passage, Cicéron, protagoniste du dialogue, caractérise la cosmologie stoïcienne, dont Caton a donné une présentation. Voir Ryan (2012), vol. 1, p. 137 : « Augustine credited Cicero with first turning his mind toward God ».

[3] Voir au chapitre 1 la comparaison entre le De inventione (86 av. J.-C.) et la quasi contemporaine Rhétorique à Hérennius.

[4] Lettre à John Taylor (28 mai 1816) : son « idée précise et définie » du républicanisme, c’est « le gouvernement des citoyens par eux-mêmes et en masse ; les citoyens agiraient directement et en personne, selon des règles établies par la majorité » (c’est moi qui souligne) ; lettre de Jefferson à Kercheval, 12 juillet 1816 : la république « fonctionne selon des règles (périodiquement révisables) établies par la majorité des citoyens ». Cf. Du contrat social, I, 5 ; II, 1 ; II, 2 ; IV, 2.

[5] Lettre à Taylor (28 mai 1816) ; cf. la lettre à Kercheval du 12 juillet 1816 : « Un gouvernement est républicain dans l’exacte mesure où chaque membre qui le compose a son mot à dire dans la gestion des affaires ; non pas en personne, ce qui serait impraticable au-delà des limites d’une ville, ou d’un petit canton ; mais à travers des représentants choisis par lui, et devant lui rendre des comptes fréquents ».

[6] Voir par exemple la lettre de Jefferson à James Madison, Paris, 20 décembre 1787, « Par-dessus tout j’espère qu’on aura souci de l’éducation du peuple ; convaincu que c’est à son bon sens qu’on peut se fier avec le plus de sûreté de la préservation de notre liberté », dans Thomas Jefferson: Writings, p. 918. Jefferson demanda à ce que son épitaphe commémore trois choses : la Déclaration d’indépendance, les Virginia Statutes on Religious Freedom, et la fondation de l’Université de Virginie.

[7] Ces chefs d’Etat n’ont généralement pas la modestie de Jefferson, qui ajoute juste après le passage cité : « Je me tromperai souvent, par manque de jugement […] Je demande votre indulgence pour mes erreurs, qui ne seront jamais intentionnelles… » (ibid., p. 495).

[8] Voir Du contrat social III, 1 ; III, 15.

[9] Voir par exemple Y. Sintomer et. al., « Participatory Budgeting in Europe: Potentials and Challenges », International Journal of Urban and Regional Research, v. 32, n. 1 (2008), p. 164–78 ; N. Dias (éd.), Hope for Democracy: 25 Years of Participatory Budgeting Worldwide (Sao Bras de Aportel, Portugal: In Loco, 2014) ; C. Hagelskamp et. al., « Public Spending by the People », Public Agenda (2016), disponible sur internet à l’adresse suivante : https://www.publicagenda.org/pages/public-spending-by-the-people

[10] Voir chapitre 4, supra.

--

--

Loic bardon
SCIAM

Head of Digital Transformation & Innovation⚡Founder PARIS SINGULARITY | Passionate about new technologies, new uses and stories about how technologies transform