Nina Bufi: “Le piège de l’intelligence collective c’est de penser qu’elle est la solution magique à tous les problèmes d’une organisation.”

EPISODE 1 : l’intelligence collective vue par les doers

Zelda Bas
SCIAM
6 min readOct 29, 2020

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Image par Zelda Bas de SCIAM

INTERVIEW - Diplômée de l’Ecole Polytechnique et docteure en biophysique, Nina Bufi est passionnée depuis plusieurs années par l’innovation managériale. Après avoir mis en place une organisation Opale (“cousine” des entreprises dites libérées) au sein d’une startup en technologie médicale, elle décide d’intervenir en tant que consultante en innovation managériale mais aussi médicale.

En 2018, elle a fondé Open Opale, un collectif de dirigeants, entrepreneurs et change makers qui collaborent pour faire bouger les lignes dans leurs organisations respectives en rendant les environnements de travail plus vivants et plus performants.

SCIAM . - Chaque année, chercheurs et praticiens en intelligence collective se réunissent à l’ACM Collective Intelligence Conference. Ils y présentent leurs derniers travaux et y partagent des retours d’expérience sur des domaines riches et variés tels que la biologie et les neurosciences, les comportements organisationnels, la politique et l’économie. C’est dans cet esprit que nous avons souhaité partir à la découverte des doers de l’intelligence collective. Nous sommes donc ravis d’ouvrir cette série exploratoire avec Nina Bufi pour aborder une première dimension.

Comment définiriez-vous l’intelligence collective ?

Nina Bufi . - L’intelligence collective est un concept très vaste. Les définitions varient donc logiquement selon les domaines. Pour certains c’est une fin. Pour d’autres c’est un moyen.

Mon expérience en tant que consultante et coach en organisation m’amène à définir l’intelligence collective comme un moyen de faire émerger des solutions face à des problèmes complexes nécessitant une réflexion collective, plus riche et donc plus complète. De mon point de vue, il s’agit d’un moyen avec une fonction spécifique : agréger différents avis. Il doit donc être utilisé comme un outil, à savoir lorsque c’est pertinent et non pas parce que c’est « tendance » de le faire. Tout problème ne requiert pas de l’intelligence collective.

SCIAM . - Vous avez fondé un collectif s’appuyant sur les principes de l’intelligence collective pour optimiser les organisations.

Comment ces principes se traduisent-ils concrètement dans votre activité ?

Nina Bufi . - Chez Open Opale, nous aidons les organisations à adopter un nouveau modèle fondé sur une autre vision de l’organisation la considérant davantage comme un organisme vivant que comme une machine. Concrètement cela veut dire basculer vers des modèles d’organisation qui permettent l’autogouvernance. Cela ne veut pas dire qu’il n’y a pas de structure ou de coordination, mais qu’il y a des mécanismes de régulations intelligents qui reposent parfois sur une personne, d’autres fois sur plusieurs en fonction de la situation et des besoins. Et cela varie d’une organisation à une autre.

Nous oeuvrons pour rendre les organisations plus “intelligentes” avec la volonté qu’elles puissent elles-mêmes développer une nouvelle méthode de ajustable en fonction de leurs besoins. Pour arriver à cet optimum organisationnel, nous sommes souvent amenés à utiliser des techniques d’intelligence collective comme la prise de décision par consentement, l’advice process, ou le codeveloppement.

SCIAM . - L’intelligence collective n’est pas une découverte. Elle semble omniprésente dans toute organisation sociale.

Qu’en pensez-vous et quand avez-vous pris conscience de ce phénomène pour la première fois ?

Nina Bufi . - Je pense que nous y sommes exposés depuis toujours. C’est un phénomène naturel. Pour moi, nos familles sont une forme d’intelligence collective.

J’en ai vraiment pris conscience de façon formalisée il y a quatre/cinq ans, lorsque j’ai commencé à m’intéresser à l’autogouvernance pour la mettre en place au sein de la société dans laquelle je travaillais.

SCIAM . - Bien que l’intelligence collective ne soit pas un phénomène récent, nous constatons un regain d’intérêt depuis quelques années.

Selon vous, pourquoi parlons-nous de plus en plus d’intelligence collective? L’intelligence collective répond-elle à un contexte particulier ?

Nina Bufi . - L’intelligence collective a beau être un phénomène naturel qui existe depuis toujours, il est vrai que le concept a gagné en importance ces dernières années. C’est à la fois positif parce que cela veut dire qu’une forme de changement s’opère, et négatif parce que le concept va progressivement tout et rien vouloir dire à la fois.

Quant au regain d’intérêt, je l’explique par le fait que la société actuelle atteint une espèce de limite induite par un modèle centré sur la compétition individuelle. Nous arrivons au bout d’un modèle hyper compétitif, est assez peu nourrissant pour l’âme. Nous sommes acteurs d’une transition sociale qui s’opère vers de nouvelles formes de coopération et de collaboration.

SCIAM . - Comme le montre James Surowiecki dans “La Sagesse des foules”, il ne suffit pas de mettre des personnes en groupe pour que l’intelligence collective émerge. Certaines conditions doivent être remplies.

Votre expérience vous a-t-elle permis d’identifier ce qui permet de faire émerger l’intelligence collective ?

Nina Bufi . - C’est bien le problème du « buzz » autour de l’intelligence collective. Beaucoup de personnes considèrent qu’il suffit de réunir un groupe de personnes, un peu d’agilité et des post-it. C’est loin d’être suffisant! Nous sommes d’ailleurs entourés de nombreux exemples de bêtise collective.

Pour faire émerger l’intelligence collective je suis convaincue qu’il faut au moins trois éléments :

  • Réunir des personnes qui sont impactées par la décision qui doit être prise/le problème qui doit être résolu,
  • Poser un cadre collaboratif extrêmement clair,
  • Avoir un facilitateur.

SCIAM . - Pourriez-vous nous raconter votre pire et votre meilleure expérience d’intelligence collective ?

Nina Bufi . - Je n’ai pas d’exemple précis de pire expérience. En revanche, j’ai pu observer que recourir à l’intelligence collective sans prendre la mesure de ce que cela implique est un échec.

Je m’explique. Nos modalités d’interaction demeurent très pyramidales, que ce soit à l’échelle sociale ou à l’échelle de l’organisation du travail. En ayant recours à l’intelligence collective on promet de distribuer le pouvoir. Il est crucial de comprendre ce que cela veut dire de distribuer ce pouvoir, mais surtout d’être prêt à le faire réellement. Les mauvaises expériences en intelligence collective sont celles qui font naître un espoir puis le déçoivent — il n’y a rien de pire pour l’engagement.

Mes meilleures expériences d’intelligence collective sont celles que j’ai au sein du collectif Open Opale ; parce que nous sommes tous très sensibles aux questions d’inclusion, de gouvernance collaborative... Je pense que nous essayons réellement d’incarner ce que nous prônons. Lorsque nous avons une demande de prestation de services par exemple, nous faisons appel à des mécanismes d’intelligence collective pour nous répartir de façon optimale le travail entre consultants.

SCIAM . - Selon vous, quels sont les limites ou les pièges de l’intelligence collective que doivent éviter les organisations ?

Nina Bufi . - Le premier piège de l’intelligence collective c’est de penser qu’elle est la solution magique à tous les problèmes d’une organisation.

Le second piège, c’est de ne pas oublier que l’intelligence collective est aussi un moyen, une méthode. Si vous regardez les vidéos de ma chaîne Youtube, vous verrez que lorsqu’on parle de transformation d’organisation, on évoque tout ce qui relève de l’ordre de la méthode, du processus, etc. C’est très important certes, mais il est aussi indispensable de savoir aborder tout ce qui est invisible, ce qui ne relève pas de l’ordre de la dynamique rationnelle.

Pour cela il faut faire appel à l’intelligence émotionnelle. De mon point de vue, l’intelligence collective adresse le domaine du rationnel et ne répond pas au registre émotionnel. A moins d’intégrer la verbalisation de nos états émotionnels dans les processus par exemple — ce que je pousse nos clients à faire. En faisant abstraction des émotions et des dynamiques relationnelles, l’intelligence collective finit forcément par buter sur des problématiques sous-jacentes.

SCIAM . - Merci Nina d’avoir accepté de répondre à tous ces questions.

Avant de poursuivre le dialogue avec Marc Santolini, co-fondateur de “Just One Giant Lab”, pourriez-vous nous recommander un livre, un podcast, ou un article en lien avec l’intelligence collective ?

Nina Bufi . - Faites un tour sur notre chaîne Youtube, Open Opale ! Vous y trouverez une série de vidéos ludiques et pédagogiques sur comment réinventer nos organisations.

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