Des données publiques aux données propriétaires, comment empêcher les gens d’enquêter sur BlackRock

Antoine Kopij
Show Me Finance
Published in
8 min readMar 22, 2022
Edwaert Collier, vanité avec une couronne, deux globes et des livres, 1662

Début 2020, j’écrivais les premiers articles de Show Me Finance, un blog dédié à la mise au jour des flux financiers en Europe à l’aide de données ouvertes (open data). Grâce à l’aide d’Open Knowledge Belgium, quelques personnes ont été convaincues de contribuer au projet, un fait qui continue de m’étonner aujourd’hui. Inutile de dire que sans Open Knowledge, ces contributeur-ices n’auraient pas fait le travail et les recherches qu’ielles ont effectués, et je ne serais pas en mesure d’écrire ce que je suis en train d’écrire.

On a puisé dans certaines sources inutilisées de données financières européennes, puis on a essayé d’en produire des analyses utiles à l’intérêt général. Open Knowledge nous a offert un créneau lors de leur conférence annuelle. Une réunion d’affaires sérieuse, mais on n’était pas au congrès d’entreprises pour les professionnels du big data, juste au “off”, au petit rassemblement pour les projets de geeks bénévoles. C’était en mars 2020, les masques commençaient à peine à pousser sur les visages. J’ai bu tout le café que j’ai trouvé et j’ai transpiré en parlant devant un powerpoint pour moins de dix personnes, qui ne se souviendront peut-être de rien. Mais ielles avaient tous-tes un esprit technique et ont absorbé la plupart des trucs durs à mâcher.

Pour mes efforts, j’ai reçu un mug promotionnel d’un obscur fournisseur de bases de données, que j’ai offert à ma mère en guise de trophée. Show Me Finance devait également intervenir à Economia, à Eindhoven, un événement étrange qui associe l’art et l’expérimentation sauvage pour explorer de nouvelles idées en économie. Puis la covid a frappé, et tout a été annulé. Les conférences publiques et nos réunions dans les locaux d’Open Knowledge ont disparu pendant que le monde entrait en confinement.

Ce qui me frappe aujourd’hui, à propos d’Open Knowledge et des personnes avec lesquelles j’ai eu la chance de travailler sur Show Me Finance, c’est qu’elles étaient peu enclines à soutenir ce que j’appellerais des priorités de gauche en économie, comme la redistribution des richesses ou la collectivisation des ressources. Mais elles étaient convaincues que la transparence et l’accès à l’information étaient bénéfiques à la société dans son ensemble, et cela leur a suffi pour contribuer à une expérience d’analyse citoyenne des données financières. La plupart d’entre elles étaient plus enclines au libéralisme classique, au libertarisme ou à une variété quelconque d’anarcho-capitalisme. Je passe probablement à côté de certaines nuances, mais le fait est que la plupart de l’aide technique et pratique que j’ai reçue pendant la création de Show Me Finance ne provenait pas de la gauche économique. Même si ma propre famille, mes années d’activisme et la plupart de mes amis penchaient vers le marxisme. D’après mes calculs, environ 74% de mes ex étaient de gauche lorsque nous sortions ensemble (je ne sais pas ce qui s’est passé ensuite).

Je n’ai pas exactement trahi mes amis pour réaliser le projet de Show Me Finance, mais ce n’est pas passé loin. J’espère qu’ielles ne m’en tiendront pas rigueur. Il doit y avoir une explication à cela. Les militants de gauche s’intéressent surtout aux effets sociaux ou environnementaux de l’économie, en aval de la chaîne d’approvisionnement, tandis que les militants libéraux travaillent de l’intérieur du capitalisme, dans les entrailles de la machine. À gauche, ils s’occupent des dommages causés par le système, à droite, ils essaient de faire fonctionner le système. Entre les deux, l’écart de connaissances est immense. Les gauchistes ne savent pas vraiment comment les marchés fonctionnent en pratique, les libéraux ne savent pas vraiment ce que signifie la pauvreté en pratique, pour l’illustrer grossièrement.

En dépit de ces obstacles et grâce au parrainage d’Open Knowledge, Show Me Finance a pu susciter l’intérêt de professionnels ayant une expérience directe des données financières. Sans leur aide, le projet n’aurait pas existé. Un point crucial qui les a convaincus de contribuer fut l’utilisation de données publiques (open data), accessibles à toute personne possédant les compétences techniques, par opposition aux données propriétaires, protégées par des droits de propriété intellectuelle. Malgré cela, la plupart des contributeur-ices sont resté-es sous le couvert de l’anonymat, par peur de perdre leur emploi ou leurs clients, mais cela était rarement exprimé clairement. Il ne suffisait pas que les données soient “ouvertes”, si le projet devait enquêter sur les flux financiers et chercher à mettre au jour des problèmes systémiques comme l’inégalité des revenus, le changement climatique ou l’évasion fiscale, il était trop risqué pour eux de s’annoncer. Lorsque je demandais à l’un-e d’entre elles-eux une interview pour le blog, il ou elle refusait et préférait écrire du code de manière anonyme.

Plus tard, lorsque j’ai commencé à m’impliquer dans la campagne de Change Finance contre BlackRock, il est devenu encore plus difficile de faire venir les contributeurs de Show Me Finance, notamment parce que les données que nous étions censés utiliser n’étaient pas “ouvertes”. Au lieu de cela, elles étaient accompagnées d’un statut propriétaire assez flou. L’ensemble des données sur BlackRock m’a été remis avec la consigne de ne les partager qu’avec les membres de la coalition Change Finance.

Mais je n’étais pas membre à titre officiel, et si mon intégrité juridique dans la publication des données était incertaine (elle l’est toujours), je ne pouvais en aucun cas offrir de garanties aux contributeurs de Show Me Finance. Les données en question concernaient les investissements de BlackRock dans les entreprises posant un risque de déforestation. Elles montraient l’argent géré par BlackRock pour le compte de ses clients dans des groupes qui mettent en danger la forêt primaire. Les zones forestières les plus anciennes, celles qui n’ont jamais été coupées auparavant, en Amérique du Sud, en Afrique et en Asie du Sud-Est.

Le plan était simple en théorie. Fouiller dans les investissements de BlackRock pour retrouver les entreprises basées dans des paradis fiscaux, et démontrer que BlackRock finançait la déforestation par le biais d’entreprises échappant à l’impôt. Il ne fut pas difficile de démontrer l’intérêt de cet objectif aux contributeurs de Show Me Finance. Il s’agissait de montrer que BlackRock était en conflit d’intérêts lors de la signature du contrat avec la Commission européenne pour façonner la réglementation de la finance durable, où le gestionnaire de fonds était censé s’attaquer au financement de la déforestation, ainsi qu’à l’évasion fiscale. Spoiler alert, BlackRock n’a fait ni l’un ni l’autre.

Le statut propriétaire des données sur BlackRock répugnait aux professionnels de la finance, quelle que soit leur volonté d’aider. Une action en justice de la part de BlackRock aurait eu des conséquences fatales sur leur carrière, ou encore le simple fait que leur nom apparaisse dans un article critiquant BlackRock pourrait les empêcher de trouver un emploi dans le secteur de la finance. C’est dire à quel point cette société peut susciter la peur chez les gens de l’intérieur.

BlackRock ne fait pas que gérer des investissements pour le compte d’autrui, elle contrôle aussi les informations financières. Son empire est construit sur la propriété intellectuelle. Elle recueille des données sur les marchés mondiaux, les traite avec son propre logiciel (Aladdin) et les revend sous forme de produits d’investissement structurés. Pour les non-initiés, c’est une boîte noire qui produit de l’argent. Pour les initiés, les femmes et les hommes qui travaillent pour l’industrie financière, c’est l’entreprise la plus puissante, bien en avance sur toutes les autres. Leur image est la stabilité, l’efficacité et le sans-faute.

Rares sont ceux qui pensent à critiquer leurs méthodes, car la plupart des professionnels sont liés au gestionnaire d’actifs d’une façon ou d’une autre. Soit ils possèdent des produits financiers BlackRock, soit ils les vendent à leurs clients, soit ils trouvent leur propre financement grâce aux produits de BlackRock. Ce quasi-monopole sur le secteur est publiquement annoncé comme bénéfique. Ce qui est bon pour BlackRock est bon pour tous les autres, et vice-versa. “Tout le monde” au sein de la finance est sous-entendu, mais encore relativement peu de gens connaissent ce nom à l’extérieur. À l’intérieur, il semble que critiquer BlackRock équivaut à critiquer l’industrie elle-même. Inconcevable en période de croissance économique, avant et après chaque crise cyclique. Inconcevable et inutile, puisque Larry Fink, le patron de BlackRock lui-même, donne des leçons sur la durabilité et la rentabilité à long terme dans ses lettres annuelles aux PDG. En privé, par contre, les opinions des initiés sont beaucoup plus contrastées et dépendent de chaque perspective personnelle sur le secteur financier.

Finalement, j’ai rejoint la campagne Change Finance et j’ai cessé d’organiser les réunions de Show Me Finance, parce que je n’arrivais plus à suivre les deux en même temps. J’ai abandonné le projet d’analyse de données publiques de Show Me Finance pour travailler sur les données pas si ouvertes que ça sur BlackRock, obtenues grâce à Change Finance. Les contributeurs-ices de Show Me Finance n’ont pas rejoint Change Finance, principalement parce que les données sur BlackRock étaient trop risquées à manipuler.

Une différence cruciale entre les données sur BlackRock et les données ouvertes que nous avons utilisées avec Show Me Finance est que chaque produit financier était relié au gestionnaire d’actifs, en l’occurrence BlackRock. Les données de Show Me Finance étaient brutes et incomplètes, elles devaient être augmentées par diverses sources si nous voulions produire des informations utilisables. Les données sur BlackRock arrivaient dans une feuille de calcul parfaitement propre, prête à l’analyse. La raison, naturellement, est que quelqu’un avait déjà fait le travail de collecte des informations pertinentes sur les entreprises posant un risque de déforestation au sein des investissements gérés par BlackRock.

Un tel travail est rarement gratuit, et au-delà de la question de la rétribution de la recherche, il y avait le problème délicat de permettre à des bénévoles anonymes d’accéder à des données expérimentales, qui avaient le potentiel d’avoir un impact sur les affaires de nombreuses entreprises, y compris BlackRock, mais aussi un certain nombre de groupes avec des degrés divers d’implication dans la déforestation et l’évasion fiscale. En fin de compte, je n’ai pas été en mesure de partager les données sur BlackRock avec d’autres bénévoles, et l’analyse a été produite par moi seul pendant un peu plus d’un an. Vous pouvez lire le rapport en suivant ce lien. Je reviendrai sur les détails dans d’autres articles, le point que je voulais soulever ici concernait l’accès aux connaissances et aux données propriétaires.

La semaine prochaine, je mettrai de côté les faits concrets et j’essaierai d’imaginer un monde merveilleux où les données financières liées aux problèmes environnementaux et sociaux sont accessibles à tous.

Cet article est le deuxième épisode d’une série.

Article suivant: Un monde parfait où BlackRock n’est pas BlackRock

Lire depuis le début: Faire campagne contre BlackRock, presque tout ce qu’il faut savoir

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Antoine Kopij
Show Me Finance

Open data applied to finance, market transparency and sovereign debt. Learning python for citizen participation and collaborative analysis at ShowMeFinance.org