Faire campagne contre BlackRock, presque tout ce qu’il faut savoir

Antoine Kopij
Show Me Finance
Published in
5 min readMar 15, 2022
Pieter Bruegel l’Ancien — La Tour de Babel (Rotterdam), 1563.

Je n’avais jamais pensé à m’opposer à BlackRock, même de loin. Pas parce que ce n’étais pas tentant, mais parce que le plus grand gestionnaire d’actifs de la planète est tellement grand et puissant qu’il est difficile de trouver un angle à saisir, une section de son activité contre laquelle on pourrait éventuellement lancer une action collective pour s’y confronter. Pourtant, de nombreux groupes ont essayé.

En l’occurrence, quand la Commission européenne a engagé BlackRock en mars 2020 pour la conseiller sur la manière de rendre le secteur bancaire plus durable, le conflit d’intérêts était clair pour toutes les parties prenantes. Il était insupportable de voir le plus grand investisseur de tous décider quel investissement est vert ou socialement responsable. Une coalition d’organisations de la société civile s’est rapidement formée sous le nom de Change Finance, avec pour projet d’annuler le contrat entre BlackRock et la Commission. Les organisations regroupées au sein de Change Finance sont venues de toute l’Europe et elles ont des missions diverses. Elles ont en commun d’être préoccupées par les effets de la politique financière européenne sur la société et l’environnement. J’ai réussi, plus ou moins par hasard, à rejoindre la coalition Change Finance, bien que ma contribution à leurs travaux ait été plutôt modeste, voire pratiquement nulle.

Mais grâce à l’avantage de rejoindre un grand réseau de militants, j’ai eu accès à des données financières dont je n’osais pas rêver. Des données que j’ai passé deux ans à analyser, un passe-temps discutable dont je suis heureux de présenter les résultats aujourd’hui, ici même. Il s’agit d’un rapport sur comment BlackRock finance la déforestation de la forêt primaire par le biais de paradis fiscaux. Je reviendrai sur cette recherche, mais pour l’instant, parlons un peu plus de BlackRock et des raisons pour lesquelles il faut en parler.

Il est difficile de rester indifférent à BlackRock une fois que l’on a appris ce que c’est. Le terme polarisant vient à l’esprit, mais il ne suffit pas à exprimer l’éventail des réactions psychologiques que provoque l’exposition à la nature de ses activités. Dans les cercles de gauche où je me trouve habituellement, la première réaction serait la colère. Après tout, la promesse fondamentale de BlackRock, son devoir fiduciaire, est d’aider ses clients à accroître leur richesse personnelle. Sur base de cette seule affirmation, BlackRock pourrait être dépeint comme l’adversaire naturel de toute forme de collectivisme, ou l’archétype de l’investisseur capitaliste, visant à maximiser les profits des actionnaires. En d’autres termes, faire de l’argent et rien d’autre. Mais ce n’est pas tout, loin de là. La même entreprise est également l’un des principaux conseillers mondiaux des pouvoirs publics en période de crise financière. En particulier aux États-Unis, son pays d’origine, mais aussi en Europe.

En tant que tel, BlackRock pourrait être décrit comme le gardien de la finance mondiale. Le rempart ultime préservant la stabilité des marchés. À ce stade de l’explication, le militant gauchiste moyen est généralement en ébullition. Le fait que BlackRock soit à la fois le gestionnaire des investissements de presque tout le monde et le conseiller les autorités publiques pendant les crises financières suffit à écœurer toute personne ayant la moindre fibre de socialisme dans sa vision du monde. En fait, je n’ai rencontré personne qui puisse justifier ce double rôle sans sourciller. Mais peut-être n’ai-je pas rencontré les bonnes personnes. Qui sait. Mais même les libertariens à qui j’ai parlé ne pouvaient que se plaindre doucement du conflit d’intérêt et de l’avantage inique que BlackRock s’est créé face à ses concurrents: les banques et les financiers privés qui ne bénéficient pas de la même vue intérieure sur la réglementation financière.

La principale raison qui explique à la fois l’ascension de BlackRock au sommet du gratte-ciel financier et sa position stratégique aux oreilles des régulateurs est simple. BlackRock dispose des meilleurs outils. L’accès de BlackRock aux informations financières est inégalé, jusqu’à présent. Aladdin, le logiciel propre à BlackRock, est le plus grand calculateur de risques financiers de la planète. Il fournit une évaluation des risques à la plupart des grandes banques, aux gestionnaires d’actifs rivaux comme State Street et Vanguard, mais aussi aux institutions internationales et aux géants de la technologie comme Apple et Alphabet (Google). Le Financial Times a estimé en 2020 qu’Aladdin gérait au moins 20 000 milliards de dollars, mais le chiffre réel était probablement plus élevé. Le même journal notait qu’une telle concentration de technologie propriétaire causait un grave problème de conflits d’intérêts et de vulnérabilité aux risques systémiques, tels que le changement climatique et les cyberattaques. Associée à une approche impitoyable du lobbying politique, la stratégie de se concentrer sur la technologie et les logiciels propriétaires a fait de BlackRock un fournisseur unique d’informations sur les marchés, mieux informé que n’importe quel organisme public.

Pendant que j’arrivais à cette conclusion, mon état d’esprit de gauchiste revanchard tournait au pessimisme. Cibler les problèmes systémiques causés par BlackRock, c’est se mettre du mauvais coté d’une immense différence de pouvoir. Mais après un premier stade de stupeur devant la taille et la complexité de ce réseau financier, je me suis retrouvé rempli d’une sorte de sérénité. Il est rare de trouver un tel butin. Peu d’institutions ont plus de pouvoir et moins de responsabilités. Je ne vois aucun autre financier qui ait mieux réussi à profiter du cycle des crises financières pour se mettre sur orbite. BlackRock est actuellement une pièce maîtresse de l’industrie financière mondiale, vitale pour les investisseurs et incontournable pour les régulateurs. Pour toute personne désireuse de s’attaquer aux principaux problèmes du capitalisme et de la finance, par exemple la protection de l’environnement et l’inégalité sociale, prendre en compte l’influence de BlackRock est au moins utile, voire absolument nécessaire.

Je vais essayer de maintenir une certaine régularité sur ce blog. La semaine prochaine, je vous dirai ce qui s’est passé entre Show Me Finance et Change Finance, et quelle est la différence entre données publiques (open data) et données propriétaires quand on travaille avec un groupe de bénévoles.

Cet article est le premier d’une série.

Article suivant: Des données publiques aux données propriétaires, comment empêcher les gens d’enquêter sur BlackRock

--

--

Antoine Kopij
Show Me Finance

Open data applied to finance, market transparency and sovereign debt. Learning python for citizen participation and collaborative analysis at ShowMeFinance.org